Construire ensemble un monde fraternel

J’écris cet article sur l’encyclique Fratelli Tutti (FT) sous le choc renouvelé[1] de l’emprise, parmi quelques-uns de nos concitoyens, du terrorisme islamique méprisant, voire niant, la force civilisatrice de la devise républicaine française inscrite sur le fronton de nos mairies : liberté – égalité – fraternité.

 

De façon décisive, le pape François introduit cette nouvelle encyclique en rappelant sa source d’inspiration au cœur de sa vie de dialogue, et notamment dans le creuset de sa rencontre avec le Grand Iman Ahmad Al-Tayyeb à Abu Dhabi, en février 2019. Le dialogue interreligieux et interculturel imprègne d’une coloration spécifique ce texte du pape. La fraternité universelle, à laquelle il convoque femmes et hommes de bonne volonté, trouve sa source dans ce dialogue continu. Ce dialogue est né de s’être ajusté au mieux sur la foi partagée en un Dieu miséricordieux. Le philosophe Jürgen Habermas, conversant avec le cardinal Joseph Ratzinger en janvier 2004, soulignait combien le dialogue respectueux des religions au sein de l’espace public peut offrir, à partir de leurs « convictions bien pesées », des « traductions salvatrices » :

« Tirer de la ressemblance de l’homme avec Dieu la dignité égale -à respecter de manière inconditionnelle- de tous les hommes constitue l’une de ces traductions salvatrices. Elles ouvrent le contenu des concepts bibliques au-delà des frontières d’une communauté religieuse, à tout le public de ceux qui croient autrement et des incroyants »[2].

La conviction commune de la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, avec la fraternité pour corollaire, est aussi une de ces « traductions salvatrices ». Le pape François, dans ce texte, dialogal en sa forme même, entend donner tout le poids requis à cet ancrage commun, pour co-construire un horizon de sens partageable par tous.

Je retiens trois pistes ouvertes par le Pape pour nourrir notre réflexion : donner consistance et force au « nous » de la maison commune (FT 17) ; l’émergence de la figure de « poètes sociaux » (FT 169) ; penser comme un tétraèdre (FT 215).

 

Donner consistance et force au « nous » de la maison commune (FT 17)

C’est se situer dans la réception de Laudato si’ : « enfants de cette même terre… chacun avec sa propre voix, tous frères » (FT 8). La mondialisation nous connecte, mais elle ne nous rend pas frères. Prendre la mesure de la fraternité, donnée avec la vie même, suppose un patient travail éducatif au sein de la « famille humaine ». Cette œuvre éducatrice majeure passe non seulement par les institutions religieuses mais aussi par les divers échelons de l’action politique, au plan local, au plan international. Elle invite tous les acteurs de bonne volonté à tenir à distance la peur de l’altérité, pour s’ouvrir à la promesse relationnelle d’une vie plus humaine, parce que liée à cette sœur, ce frère, aussi éloigné soit-il de mes convictions et de mon quotidien, du simple fait qu’il est un vivant participant de notre commune vocation à la vie.

Avec le premier chapitre, un diagnostic, le Pape souligne les « ombres d’un monde fermé », monde qui construit des murs par crainte de l’altérité. Puis le chapitre second puise à la source évangélique la version positive d’un appel universel à devenir « gardiens de nos frères » (FT 57) : appel à aimer au-delà de nos frontières communautaires, car la « vie n’est pas un temps qui s’écoule mais un temps de rencontre » (FT 66-67). Le Pape interprète la Parabole du Bon Samaritain pour aviver la lucidité sur les impasses, mais aussi les opportunités, du temps présent (FT 77). « Les difficultés qui semblent énormes sont une opportunité pour grandir et non une excuse à une tristesse inerte qui favorise la soumission » (FT 78). L’invitation porte sur la mobilisation dans un « nous » qui soit plus fort « que la somme des petites individualités » (FT 78). L’enjeu ? Renoncer au ressentiment et au repli sur soi, pour assumer les préjudices, voire les crimes, et s’ouvrir à la « réconciliation réparatrice » (FT 78).

Cette vocation universelle à se faire le prochain de quiconque est tombé sur le chemin, ouvre à une toute autre manière d’habiter la Maison commune : devenir lucide sur le « cercle pervers parfait », « la dictature invisible des vrais intérêts cachés qui s’emparent des ressources et de la capacité de juger et de penser » (FT 75), pour oser écouter le « désir spontané, pur et simple de vouloir constituer un peuple, d’être constant et infatigable dans le travail d’inclure, d’intégrer et de relever celui qui gît à terre » (FT 77). Dans ce geste « salvateur » qui est œuvre d’humanisation, « clameur de la terre et clameur des pauvres » (LS 49) participent de cette nouvelle narration qui inclut les diverses entités à partir de ce mouvement d’hospitalité et de reconnaissance mutuelle : jamais sans les autres.

 

L’émergence de la figure de « poètes sociaux » (FT 169)

Le chapitre 3 souligne la nécessité de « penser et gérer un monde ouvert », qui refuse la construction d’un « nous » contre les autres et favorise la nécessité de se transcender dans l’ouverture aux autres. Attention affective et appel à estimer d’un grand prix « tout autre » -du seul fait d’être né (FT 106)- conduisent le pape à redéfinir la circularité entre liberté, égalité et fraternité (FT 103-105), et à réaffirmer la nécessité de veiller à l’articulation entre dignité inconditionnelle de chaque personne humaine et souci de la visée d’un bien commun partageable avec tous.

Il convient de former les intelligences et les cœurs à la « promotion » de ces principes élémentaires de la vie sociale, une « quête de ce qui est excellent, du meilleur pour les autres… bene-volentia » (FT 112). Vivre dans la solidarité, « c’est penser et agir en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens de la part de certains » (FT 116). Cette attitude est au fondement de la reconnaissance des droits de tous et s’articule autour du principe de l’usage commun des biens créés pour tous (FT 120, 124 : destination universelle, ou commune, des biens). Le pape François touche ici aux fondements de l’ordre éthico-social, voire y creuse un sillon novateur et contesté : les droits sociaux et les droits des peuples complètent la qualification libérale des droits individuels : « il s’agit là d’une autre logique. Si l’on n’essaie pas d’entrer dans cette logique, mes paroles auront l’air de fantasmes » (FT 127).

À l’instar des quatre rêves présentés dans son exhortation apostolique Querida Amazonia[3], le Pape n’hésite pas à mobiliser les ressources de la poésie pour donner à entendre un autre style de rapport au monde : la démarche poétique comme « antidote » aux rationalités intéressées. Il fait émerger la figure des « poètes sociaux » (FT 169) et valorise leur contribution hautement significative non seulement pour le développement humain intégral mais tout autant pour la viabilité de la vie démocratique, qui sans leur capacité d’intégrer à partir des plus pauvres « se désincarne car elle laisse le peuple en dehors, dans sa lutte quotidienne pour la dignité, dans la construction de son destin » (FT 169).

 

Penser comme un tétraèdre (FT 215)

C’est lutter pour la justice et pour la paix à partir des « périphéries ». L’expression, forgée par le Pape dans son exhortation Evangelii Gaudium (2013)[4], est ici réengagée pour préciser les enjeux de ce qu’il nomme la charité sociale et sa déclinaison dans la vie politique. Cette « charité politique », ou amour capable d’assumer toute différence, appelle à des renoncements pour permettre la rencontre (FT 190). Il s’agit d’une véritable « culture » à faire advenir. Le Pape en appelle à l’amitié sociale, en sorte que « les périphéries soient intégrées », pour que justice et paix adviennent. « Le polyèdre représente une société où les différences coexistent en se complétant, en s’enrichissant et en s’éclairant réciproquement, même si cela implique des discussions et de la méfiance » (FT 215).

La paix sociale est à ce prix : « intégrer les différences est plus difficile et plus lent, mais c’est la garantie d’une paix réelle » (FT 217). La paix est artisanale. Elle est le fruit d’un processus qui suppose une éducation patiente et résolue, dont l’appel retentit avec force dans le texte co-signé avec le Grand Iman Ahmad Al Tayyeb, que le pape reprend en conclusion (FT 285). Ils présentent ainsi, ensemble, la feuille de route de cette culture de la paix, de la justice et de la fraternité, qui est aussi une déclaration solennelle : « Au nom de Dieu… nous déclarons adopter la culture du dialogue comme chemin, la collaboration commune comme conduite, la connaissance réciproque comme méthode et critère » (FT 285). Cela vaut pour toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté.

 

[1] Assassinat par décapitation d’un enseignant d’histoire et géographie au sortir de son collège à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020.

[2] Jürgen Habermas in Jürgen Habermas, Joseph Ratzinger, « Les fondements pré-politiques de l’État démocratique », Esprit, n° 306, juillet 2004, p. 16.

[3] Chère Amazonie suivie du Document final du synode des évêques, Édition commentée par les jésuites du CERAS, Éd. Lessius, Paris, 2020.

[4] EG 256 https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/les-textes-officiels/210-evangelii-gaudium#Text