Guerre juste ?

Guerre juste

À propos de ce qui a été longtemps appelé « guerre juste », François écrit dans Fratelli tutti, au chapitre 7 : « Il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste” ». Est-ce là une innovation, voire une rupture ?

En ce qui concerne l’expression « guerre juste », non. Elle a en effet presque disparu des textes officiels de l’Église depuis le Concile. Dans le catéchisme officiel de l’Église catholique (1992), on la rencontre une seule fois, à l’article 2309, mais c’est entre guillemets : « Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la « guerre juste » ». Ces guillemets et le mot « dite » marquent clairement une distance.

Les Pères conciliaires avaient invité à ne plus se contenter d’humaniser la guerre, mais à l’interdire : « Nous devons tendre à préparer de toutes nos forces ce moment où, de l’assentiment général des nations, toute guerre pourra être absolument interdite. Ce qui, assurément, requiert l’institution d’une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits » (GS 82. 1). Dans la phrase où il reconnaît le droit de légitime défense, le Concile introduit une incise qui peut sembler anodine : « aussi longtemps que le risque de guerre subsistera ». Une telle incise rompt avec l’idée que la guerre serait tellement inhérente à la « nature humaine » que le seul objectif réaliste serait de la limiter et de l’« humaniser ». Si l’on ne peut plus accoler au substantif « guerre » l’adjectif « juste », c’est parce qu’il évoque quelque chose de positif. La guerre est toujours un malheur.

Mais la décision de recourir aux armes, en cas de « légitime défense » et en respectant de strictes limitations, n’est-elle pas, dans quelques cas limites, « juste » (non pas au sens de « bonne », mais au sens éthique de « répondant à ce qu’il convient de faire dans une circonstance précise » ? C’est sur cette question que le pape François semble se démarquer de la tradition éthique catholique dominante, qui y a répondu oui, élaborant tout un ensemble de critères pour juger si l’on se trouve ou non dans une telle circonstance (cause juste, ultime recours, proportionnalité, etc.) et pour imposer de très stricts interdits à respecter dans le cours des opérations militaires (surtout le respect des non-combattants).

Ce sont ces « critères rationnels » que François juge très difficiles à défendre. Très difficiles, certes, mais « impossibles » ? François ne va pas jusque-là ! S’il affirmait qu’aucun usage des armes n’est moralement permis (même en cas de résistance à une agression armée ou d’opération pour interrompre un génocide, par exemple), cela équivaudrait à déclarer qu’un disciple du Christ ne saurait exercer le métier militaire. Ce métier qui, selon Vatican II, est une manière de servir « la sécurité et la liberté des peuples » (GS 79. 5).

François s’inscrit plutôt, en la radicalisant, dans une évolution amorcée depuis le Concile dans l’usage de ces vieux critères. Ainsi, pour condamner tout emploi d’armes de destruction massive (même en cas de légitime défense), les Pères du Concile s’appuient sur les critères du Jus in bello : ces armes ne peuvent jamais respecter les critères de proportionnalité et de discrimination. Quand Jean-Paul II, le 17 février 1991, déclare son opposition à la première guerre du Golfe, il invoque le traditionnel principe d’ultime recours : il y avait à son avis d’autres moyens pour obtenir de l’Irak qu’il se retire du Koweït. Quand le même Jean-Paul II, en janvier 2003, fait campagne contre les projets d’invasion de l’Irak du président Bush, il ne dit pas que toute guerre est injuste mais qu’« on ne peut s’y résoudre, même s’il s’agit d’assurer le bien commun, qu’à la dernière extrémité et selon des conditions très strictes, sans négliger les conséquences pour les populations civiles, après et pendant les opérations » (13/01/2003, Discours au corps diplomatique). De tels propos se réfèrent clairement à quelques-uns de ces fameux critères :

ultime recours, proportionnalité, discrimination…

Les critères de la mal nommée « doctrine de la guerre juste » ont servi, certes, à légitimer le recours aux armes, mais aussi à l’interdire et à le limiter : on ne saurait légitimer un usage des armes qui ne soit pas strictement limité. Or, depuis 70 ans, les documents des papes et des épiscopats, loin de déclarer obsolètes ces vieux critères, s’y réfèrent beaucoup plus pour limiter, voire condamner, le recours aux armes, que pour le légitimer. Le pape François poursuit et accentue cette évolution.

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