Jules Saliège d’hier à aujoud’hui

Cette année, nous allons commémorer le 80e anniversaire de la lettre pastorale de Mgr Saliège du 23 août 1942.

Ce jour-là, l’archevêque de Toulouse fait lire dans les paroisses de son diocèse un message condamnant avec vigueur les arrestations de juifs étrangers organisées par Vichy. C’est un cri, un cri moral contre l’ignominie : « Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et du Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes ; contre ces pères et ces mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères, comme d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier ». Joignant le geste à la parole, Saliège ouvre les institutions de son diocèse à l’accueil des juifs, en particulier des enfants.

Son message est largement diffusé dans la presse clandestine. Lu à la BBC la semaine suivante, il sera publié le 9 septembre dans le New York Times. D’autres responsables d’Églises chrétiennes étant intervenus dans le même sens (lettres à Pétain du cardinal Gerlier le 19 août, du pasteur Marc Boegner le 20 août), Pierre Laval fait savoir aux Allemands que les déportations de Juifs suscitent de fortes réticences dans l’opinion publique : « Ne me demandez plus de quotas de Juifs à remplir », leur dit-il.

Après la guerre, Jules Saliège sera fait Compagnon de la Libération par de Gaulle (seul haut prélat catholique à recevoir cette distinction), créé cardinal en 1946, puis déclaré « Juste parmi les nations » en 1969.

D’autres évêques, peu nombreux il est vrai, ont fait montre d’un courage analogue. Influencé par Saliège, son voisin, l’évêque de Montauban, Mgr Théas diffuse une déclaration du même genre et incite ses diocésains à protéger les Juifs. Il sera arrêté par la Gestapo en juin 1944, mais libéré par l’avance de l’armée américaine dès septembre. Évoquons aussi l’évêque de Nice, Paul Rémond, couvrant de son autorité tout un réseau de sauvetage d’enfants Juifs, arrachant à la déportation le jeune Joseph Joffo (futur auteur de Un sac de billes) ; il était si discret sur ses actions que son célèbre neveu, René Rémond, ignora longtemps ce qu’avait fait son oncle !

« J’ai trouvé excessif le texte de repentance des évêques de France… Leur repentance pouvait certes s’appliquer à la période 1940-1941, mais certainement pas en 1942. Car qui est venu en aide aux Juifs au moment des déportations de masse ? … : le peuple français, nourri de charité chrétienne et des valeurs républicaines, et les Églises puisqu’il y avait aussi l’Église protestante »                           Serge Klarsfeld, débat aux Bernardins, 9 décembre 2020

 

Et aujourd’hui ?

Les mots simples et forts de l’archevêque de Toulouse résonnent encore de nos jours face aux drames actuels, en particulier ceux des exilés. Notons que Saliège, après avoir parlé de « Juifs », précise qu’ils sont « étrangers ». Son propos vise ainsi non seulement l’antisémitisme, mais aussi la xénophobie ambiante dans la France de l’époque. Il met en avant le caractère humain des victimes de la barbarie nazie, incitant ainsi à faire preuve d’humanité et de solidarité à leur égard. Ces gestes d’entraide, je les ai documentés et analysés dans mes livres sur le sauvetage des juifs en France[1].

S’il fallait chercher une parole actuelle qui soit en continuité avec celle de l’Archevêque de Toulouse, ce serait celle du pape François. Par exemple quand, à Lesbos, en décembre 2021, il taxe l’Europe d’indifférence et dénonce un « naufrage de civilisation » en Méditerranée, voyant dans mare nostrum le reflet sombre d’une mare mortuum, refusant que cette « mer des souvenirs » devienne la « mer de l’oubli ». La veille, à Nicosie, il a tonné contre l’« esclavage universel » des migrants, comparant les camps de réfugiés à des lieux « de détention et de torture ».

Il n’est évidemment pas question de mettre sur le même plan le génocide des Juifs et les noyades de migrants : au moment où Saliège prend la parole, ces Juifs adultes et enfants vont être conduits à Drancy puis à Auschwitz, où ils disparaitront en fumée. Mais pourquoi l’Europe, lourde de ce terrible souvenir de la destruction en masse de personnes innocentes, reste-t-elle indifférente devant la mort de ces milliers de migrants dans la Méditerranée ou dans la Manche ?

[1] Une énigme française : Pourquoi les trois quarts des juifs français n’ont pas été déportés, avec Laurent Larcher, Paris, Albin Michel, 2022;La survie des juifs en France, 1940-1944, CNRS Editions, coll. Biblis, 2022[2018]

 

Lettre de S.E. Monseigneur l’archevêque de Toulouse sur la personne humaine

Mes très chers Frères,

Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. 

Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.

Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ?     
Pourquoi sommes-nous des vaincus ?
Seigneur ayez pitié de nous.
Notre-Dame, priez pour la France.

Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante — l’expression a été remplacée par « émouvantes » après que Jules Saliège ait reçu des pressions — ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier.

France, patrie bien-aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs — pour la même raison, ce mot a été remplacé par « erreurs ».

Recevez, mes chers Frères, l’assurance de mon respectueux dévouement.
Jules-Géraud Saliège, Archevêque de Toulouse

À lire dimanche prochain [23 août 1942] sans commentaire.