La peur. Déconstruire-Reconstruire

Le dicton l’affirme : la peur est mauvaise conseillère. Elle déclenche une réaction immédiate, instinctive. Si elle peut sauver la vie, elle fausse les perceptions, puis les prises de décision.

La peur est cependant une émotion inhérente à la vie humaine. En société, les peurs s’agrègent en phénomène collectif. Elles sont parfois niées, notamment lorsqu’elles mettent en cause des choix industriels et technologiques. Mais, le plus souvent, elles sont amplifiées par des acteurs politiques dont elles restent un fonds de commerce (peur de l’immigré, peur de l’étranger, etc.). Dans nos sociétés d’abondance, nous y sommes particulièrement exposés. Nous redoutons la perte. Nous nous sentons vulnérables dans nos biens, notre confort notre sécurité. Il est donc nécessaire de développer une approche constructive de nos peurs, et notamment de cette angoisse majeure de l’inconnu provoquée par l’autre (le différent) et le futur (le changement).
Parce que nous sommes des êtres sociaux, la peur est d’abord affaire de liens. C’est une émotion que nous développons sur des relations abîmées, brisées, violentes ou dont nous craignons qu’elles ne se détériorent encore : au plan interne, plus de travail, plus de logement, plus de dialogue, pas d’écoute, pas de confiance ; au plan international, confrontations sans issues négociées, pas de compréhension de l’adversaire présenté comme hors-la-loi, prêt à tout.
Les deux pistes décrites ci-après se nomment prudence et engagement. La première est introspective, la deuxième extravertie, mais l’une comme l’autre proposent de repenser ce qui nous fait peur. Toutes deux doivent nous conduire à ré-imaginer les conditions de notre sécurité.

 

Prudence

La prudence nous appelle à déconstruire nos peurs. Elle nous demande de questionner non seulement notre histoire collective mais aussi nos mémoires plus personnelles. Elle nous rappelle que les grands désastres humains ont été causés par l’aveuglement et la précipitation, par des visions trop étroites des enjeux, de la panique et du manque de recul. Elle nous aide donc à nous méfier de la « crise » (cette accélération du temps en un point de l’espace), et à prendre de la distance par rapport à une société de jouissances immédiates, d’échéances électorales courtes et d’urgences permanentes. La prudence nous engage à nous méfier de toute solution simpliste, de l’idée même de solution en ce qu’elle porte de final. Dans un monde en pleine accélération, où les effets de masse se multiplient, la prudence limite les risques de bascule et d’escalade. Bien des catastrophes historiques sont imputables à un manque de prudence collective : comment comprendre autrement l’enchaînement apparemment inexorable qui a conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale, sous l’effet d’un patriotisme mal compris ? Si, pendant la guerre froide, la confrontation directe a été évitée, ce fut au prix d’une course aux armements nucléaires incroyablement dangereuse, et du déplacement de conflits armés dans des états postcoloniaux.

 

Comment être prudent ?

Comment éviter l’aveuglement et/ou la précipitation ? Comment garder le sens des proportions face aux dangers du terrorisme, malgré l’indignation légitime suscitée par les attentats ? Comment finalement tirer profit de la valeur heuristique de la peur qui nous alerte ?
Deux attitudes sont essentielles à cet égard : respect et vigilance.

Le respect contraint à l’attention comme à la distance. Il s’agit d’approcher l’objet de la peur (l’autre, moi, le monde, le futur, Dieu?) avec douceur, de le contempler dans sa complexité, dans ses potentiels et sa beauté. Il s’agit d’offrir une écoute intense, bienveillante à l’inconnu, tout en gardant une certaine distance garante de sa propre intégrité et identité. Le respect, c’est trouver le point d’équilibre entre empathie et distance dans notre rapport à l’autre comme au monde en changement. En relations internationales, il s’agit de comprendre l’adversaire potentiel et d’envisager d’autres conditions de coexistence, sans céder sur les principes et les valeurs qui constituent notre identité : ainsi, face à la Russie, comprendre le processus de son éloignement de l’Occident sans céder sur le droit ; ainsi, face à la transformation du salafisme en menace terroriste, engager un travail d’analyse, d’information de dialogue. Une telle approche vise au-delà de la dissuasion ou du contre-terrorisme. Il s’agit de transformer nos relations sociales, économiques, tout en tenant ferme sur nos forces, nos convictions, tel le droit ou encore la dignité humaine. Cette dernière est précieuse car elle nous aide à voir l’humain même dans l’ennemi. Dans le combat contre le terrorisme, nous renions notre propre identité lorsque nous employons des méthodes contradictoires avec nos principes et valeurs.

 

Être prudent, c’est aussi être vigilant.

C’est la vigilance qui inscrit notre attention dans la durée, qui permet d’être prêt le moment venu pour gérer, parfois même, pour anticiper le risque. La « crise » des migrants en Europe en 2015 est un exemple flagrant de manque d’anticipation, de réflexion et de courage politique. Voilà plus de vingt ans que des embarcations de fortune sombrent aux portes de la zone Schengen et plus de cinq que les déstabilisations provoquées par les révoltes arabes nourrissent les conflits. Depuis des dizaines d’années, nos gouvernements en soutiennent d’autres, corrompus et violents, sur le pourtour méditerranéen dans l’espoir de freiner les fuyards, les chercheurs de rêve, ceux qui brûlent leurs papiers d’identité. Les révoltes arabes ont seulement fait sauter les verrous qu’étaient la Libye, l’Égypte ou la Syrie. Après avoir accueilli près de trois millions de réfugiés syriens, la Turquie a marchandé avec les Européens leur maintien sur son sol. Cet accord sans principe est-il durable ? Quant aux migrations venant d’Afrique, pouvons-nous les réguler sans perspective de réduction de l’écart considérable de prospérité et de sécurité entre Africains et Européens ?
La prudence demande le délai et le retrait propre à la réflexion. Elle fonde le principe de précaution dans le recours à la technique. Mais elle ne suffit pas ; elle doit aussi se nourrir d’engagement.

 

Engagement

S’engager, c’est agir, surmonter l’incertitude et se risquer. Agir d’abord, étant entendu que le premier des engagements consiste à s’extirper des dynamiques de destructions auxquelles nous participons par inadvertance, routine et paresse. Ce désengagement peut revêtir diverses formes : refuser des discours publics qui jouent sur les peurs au nom du pouvoir, s’interdire de cautionner les paroles médiatiques qui simplifient, attisent les feux au nom de l’audimat, boycotter certains produits, certaines pratiques. S’engager commence par un effort personnel de lâcher-prise. Effort certes, mais effort qui libère.

 

Créer du lien

Lentement mais sûrement, il faut ensuite penser et créer du lien : peut-être, là aussi, en commençant par soi-même, en se retrouvant spirituellement, en apprenant à mieux connaître ses angoisses. On ne pourra construire que si on travaille à s’affranchir de ses propres peurs avant de partir à la rencontre, c’est-à-dire de tisser. Il y a des liens existants à renforcer (famille, amis, collègues) et des espaces ouverts aux rencontres nouvelles. De l’école à l’entreprise, du parti politique au comité de quartier, nous devons apprendre à aller vers, écouter. Et face au conflit, peut-être se remémorer quelques points essentiels : que nous sommes frères en humanité ; que notre sécurité passe par celle des autres ; enfin que contrainte et violence ne sont que deux options parmi bien d’autres.

Fraternité: la différence est toujours source de questions, voire de souffrance. Et la vraie rencontre n’est pas simple. Mais elle est essentielle, car elle nous permet de recevoir, de donner et donc d’être. Quelle que soit la distance qui nous sépare, l’autre (qu’il soit migrant ou réfugié fraîchement arrivé ou encore musulman intégriste) est d’abord notre frère en humanité, ce frère dont la différence même nous force à sortir de nous et grandir.

La fraternité est indissociable d’une authentique sécurité

C’est précisément parce que notre sécurité passe par celle des autres que l’engagement ne peut se réduire à une approche réactive de défense. Il doit être porteur d’un projet de construction de relations humaines intrinsèquement pacifiques parce que fondées sur la justice et le partage. La construction de cette sécurité collective humaine sera d’autant plus solide qu’elle embrassera tous les niveaux de la vie sociale. Elle sera d’autant plus pérenne qu’elle sera le fruit d’une coopération multidimensionnelle entre État et société civile. Chacun doit pouvoir contribuer à la sécurité de tous sans qu’aucune fraction de la société ne soit tenue à l’écart, à dessein ou par mégarde.

 

Rassembler peut sembler utopique

On l’a vu, tant en Ukraine en 2014 qu’après les attentats de 2015 en France. Pire, on a vu de multiples mouvements collectifs récupérés, instrumentalisés à des fins politiciennes, qui dérivent vers la violence. La lucidité est donc toujours de mise. Préserver l’authenticité d’un mouvement exige un engagement de fond fait d’ouverture et de discipline. Il faut aller vers les personnes ou les communautés qui s’isolent et se retranchent dans la méfiance et l’hostilité comme à Molenbeek et dans d’autres quartiers de relégation. Mais il ne faut pas être naïf non plus et demander un respect des normes et des institutions de dialogue. Il faut écouter, s’appuyer sur des outils de médiation, sur des réseaux existants, sur les acteurs de la société civile tout en les insérant dans des procédures transparentes, garantissant la construction ouverte, toujours renouvelée d’un État de droit et de respect. Seul ce dernier permet des rencontres dignes.

La rencontre est événement

La crise et la perception intense du danger, sources de peur, contractent l’espace et le temps alors que la vraie rencontre les élargit. Et quand cette dernière se répète, elle crée non seulement des liens de confiance mais aussi des lieux de confiance. Des lieux virtuels et physiques où la confiance se construit par la participation.

 

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Pour répondre pleinement aux peurs, il faut accepter de détricoter, tricoter notre sécurité quotidienne : les liens que nous délions exigent du recul et un peu d’abnégation. Ceux que nous tricotons réclament du temps, ils sont toujours fragiles et toujours à renouveler.
De ce point de vue, les nouvelles technologies nous lancent un défi supplémentaire. Si nous ne voulons pas que la fragmentation sociale empire et que la toile de l’Internet, nouveau réceptacle des peurs, ne se referme en piège, nous devons apprendre aussi à y tisser patiemment des liens solides et authentiques, à les réparer différemment après les tempêtes et, surtout, à ne jamais renoncer.