Le Développement humain intégral

Le « Développement humain intégral » est à la fois un regard sur le monde, un appel à la conversion et une approche holistique en vue de l’action. C’est en même temps une modalité théorique et pratique de poser le regard sur chaque manifestation de l’humain et du vivant couramment appréhendée comme inconciliable et exclusive.

 

La création du Dicastère pour le service du développement humain intégral

 

Cela est  si crucial aujourd’hui que le Pape François a décidé de créer en 2016 le Dicastère pour le service du développement humain intégral qui agrège quatre Conseils pontificaux : Justice et Paix, Cor Unum, Pastorale des migrants et des personnes en déplacement, Pastorale des services de la santé. Les compétences du dicastère portent sur une vaste gamme de thèmes: le développement, la justice et la paix, les migrations forcées et les migrants économiques, l’environnement, la santé.

Ce dicastère est présidé par le Cardinal Peter Turkson ; le P. Bruno-Marie Duffé, membre de Justice et Paix France et aumônier national du CFFD-Terre Solidaire, vient d’en être nommé secrétaire. Le travail de réflexion, de synthèse et d’élaboration de projets pour des actions de terrain, que les membres du Dicastère pour le service du développement humain intégral mèneront, s’inscrit à plein titre dans la Doctrine Sociale de l’Eglise, à partir de la lecture des liens qui unissent les encycliques Populorum Progressio (1967) et Laudato Si’ (2015).

De Populorum Progressio à Laudato Si’

 

La création du dicastère trouve son socle profond dans l’encyclique de Paul VI, Populorum Progressio, dont en 2017 on célèbre les 50 ans. Elle a été largement inspirée par Louis-Joseph Lebret, dominicain français dont la pensée et la pratique de terrain parcourront le monde entier entre 1941 et 1966. Parmi les sujets abordés, l’importance de l’encyclique Populorum Progressio réside dans la mise en valeur de la notion de développement humain intégral qui y apparaît pour la première fois (PP § 14, 43) : développement non seulement de l’homme mais aussi de l’humanité, mise en commun des ressources disponibles, appel final à la prise de conscience, compte tenu de l’urgence du changement à mettre en œuvre (§ 80).

Si la pensée moderne appréhende le développement sous l’angle strictement économique, en revanche, à partir du milieu du XXème siècle, les dérives d’un développement productiviste apparaissent pour construire une forteresse vide et mettent en crise l’idée même de progrès économique qui dans cette vision va de pair avec le développement humain.

Le caractère illimité du développement vise l’accroissement des richesses matérielles ; or « aujourd’hui, le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale » (§ 3). Cela veut dire qu’il faut rechercher des nouvelles formes de coopération à l’échelle internationale où les problèmes doivent être traités selon le bien commun et dans l’intérêt des plus faibles pour enfin combattre une certaine dissymétrie entre pays développés, certainement autonomes mais pauvres en partage, et pays dépendants du point de vue économique et culturel, vulnérables mais non moins solidaires.

Avant même Populorum Progressio, en contre-tendance d’un mode de développement incessant, lors du concile Vatican II, Gaudium et Spes (1965) dénonçait les disparités existantes entre ceux qui ont pleinement accès aux ressources et ceux qui sont exclus d’un certain nombre de possibilités, et en même temps ouvrait à des interrogations sur la revendication d’accès  aux droits « tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine » (Gaudium et Spes § 63).

A défaut d‘une authentique prise en compte de l’humain, un réel questionnement ontologique et anthropologique prend toute son importance. Si l’idée intrinsèque à la pensée libérale d’un développement économique ne coïncide plus avec le développement de la personne humaine et de la planète entière, il faut opérer un profond changement de parcours pour rendre justice à l’homme et à ses multiples interdépendances qui coexistent au niveau de son identité propre, de liens sociétaux, communautaires, environnementaux que l’être humain tisse depuis sa naissance. A partir de Laudato Si’, il s’agit d’avoir sous un même et unique regard, la personne comme être de relation en lien avec l’écosystème dans lequel elle vit, interagit, travaille et admire l’univers.

 

Un être du besoin

 

Lebret regardait l’homme comme un être du besoin. Ses besoins répondent à sa double dimension, corporelle et d’esprit. Pour cela, il en isolait trois types : les besoins essentiels, propres au corps et à l’esprit dans leur aspect indispensable, les besoins de confort qui donnent le sens du bien-être et de la sécurité, et enfin les besoins de dépassement qui donnent sens et perspective à la vie. Or, il est propre à l’économie dite humaine de faire aller de pair les besoins basiques, inhérents à la vie du corps, avec ceux d’ordre relationnels, culturels et spirituels. Autrement dit, l’économie humaine ne trouve son accomplissement que dans la réponse qu’elle est capable de donner – que la politique et les gouvernements proposent – à ces trois besoins, en tant qu’attributs de chaque être humain, en élargissant l’horizon des possibles à la communauté humaine, prise dans ses aspects universels et particuliers, dans sa tension vers le pas encore qui pose une interrogation qui ne trouve pas de réponse dans le déjà.

Promouvoir tout homme et tout l’homme

 

A ce propos, un célèbre passage du chapitre 14 de Populorum Progressio éclaire la question: « Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. Comme l’a fort justement souligné un éminent expert : « Nous n’acceptons pas de séparer l’économique de l’humain, le développement des civilisations où il s’inscrit. Ce qui compte, pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière.».

On assiste ici à la prise en compte englobante, inclusive et progressivement ouvrante sur l’homme, comme être irremplaçable et irréductible à un autre semblable, en vertu de son unicité et de sa dignité Dans le texte : tout homme.

Tout l’homme vise la complexe coexistence de multiples dimensions, inhérentes à la personne humaine, le corps, la vie intérieure, la vie relationnelle et sociale, le savoir et le savoir-faire, les aspirations et le désir, la foi, l’espérance et la capacité d’aimer.

L’humanité toute entière vise tous les hommes sans distinction, considérés dans leur universalité, capables de frayer des chemins pour rejoindre l’autre, des communautés.

Si, comme le pensait Levinas, le visage est l’expression d’autrui, la forme d’une radicalité absolue, l’ouverture vers le monde, face à la responsabilité dont je me sens investi par ce visage – une idée de responsabilité que le philosophe français étend à tout homme et tous les hommes – je ne peux pas oublier tous ceux dont l’humanité est souffrante, voire niée, car pour que tout homme puisse s’exprimer et accomplir son unicité, le tout l’homme doit y être imbriqué dans une relation libre et enfin se dépasser soi-même en se projetant dans un espace pluriel, multiple, diversifié.

Tout est lié

 

Laudato Si’ pousse et corrobore la recherche d’un développement économique et social équilibré avec le message inspirateur du « tout est lié ». L’homme n’est plus au centre de l’univers, ou au moins il l’est en mesure mineure, car cette encyclique cherche à définir sa place et son profil face à tout projet économique et social, et à sa vie sur terre. La technoscience, comme paradigme de compréhension conditionnant la vie des personnes et le fonctionnement des sociétés (LS §107), ainsi que la technique comme principal moyen d’interpréter l’existence (§110) étant mises en cause, nous sommes amenés à adhérer au message écologique, qui relie de façon nouvelle les êtres humains, la terre et le travail. Il s’agit de remettre en question le regard que nous apportons et qui nous fait même entrer en relation avec la planète, et plus généralement aux œuvres de la création, à notre prochain en tant que personne autre et à nous-mêmes, pour trouver un plus juste positionnement et une pleine compénétration entre toutes ces dimensions qui en dialoguant peuvent permettre d’ouvrir à une vie réussie et à un monde plus équilibré. La recherche de la justice réside même dans un rapport renouvelé à l’égard des capacités des êtres humains, comme leviers de transformation et possibilités de changement de notre monde, qui donnerait lieu à un nouveau développement, à un développement authentique et intégral.

Vers une écologie intégrale

 

La spécificité de l’encyclique Laudato Si’ est d’insister sur l’écologie comme organisation harmonieuse de la vie ainsi que des sociétés dans lesquelles nous vivons. La notion d’écologie recouvre plusieurs dimensions qui ne sont jamais séparées de leur lien avec le monde contemporain, des styles et des formes de vie.

L’écologie permet à l’homme de poser son regard en analysant soi-même, le monde et la création, pour pouvoir en apprécier la configuration de ses éléments et discerner la disposition à avoir pour parvenir à un meilleur degré d’équilibre et d’unité entre ses diverses et différentes composantes. Le but ultime est ce que François appelle la conversion écologique comme « un appel à une profonde conversion intérieure » (§217) pour créer un dynamisme de changement durable, une conversion communautaire (§219). Cela se traduit dans une tension vers l’unification de l’homme ; il s’agit de mettre sur la même ligne de mire notre façon de penser, de sentir et de vivre.

L’interdépendance entre les êtres humains et le lien qui s’établit entre les différentes composantes de notre monde résonnent fortement en gravité car la crise environnementale n’est pas séparable des racines humaines. Il faut prendre acte de ce défi, trouver des solutions pour un partage plus équitable des richesses et pour encourager des initiatives inédites d’une économie respectueuse de la création car, si enfin certains pays avancent d’un point de vue économique, nous voyons combien la soif de l’homme et ses aptitudes bridées reculent. Ces problèmes ne seront résolus qu’avec la collaboration de tous et l’implication des talents de chacun. Fondamentalement, ce qui est en jeu est notre humanité et la façon de faire face au désarroi et à la crainte.

Dans le chemin vers un développement humain et intégral, authentiquement recherché, l’économie est au service de l’homme comme l’homme aspire à une considération plus respectueuse de soi-même, des autres, de la terre et de Dieu. Ce qui me permet d’être plus proche des autres est ce qui est universel et non pas réductible à l’avoir ni au pouvoir.

Pour que la justice et la paix soient la condition de possibilité de l’existence de notre monde, l’horizon de notre humanité et la tâche pour nos sociétés, il est nécessaire que l’imagination créatrice de tout homme, tout l’homme et tous les hommes se mette à l’œuvre.