L’Inde de Modi

En mai dernier, les élections générales en Inde ont donné la victoire, avec une majorité accrue, au BJP, le parti nationaliste hindou qui gouverne l’Inde depuis 2014. Christophe Jaffrelot, le meilleur connaisseur en France de ce pays, venait de publier L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique .

 

A quiconque s’intéresse à l’Inde, on ne peut que recommander cet important ouvrage, qui éclaire très bien les origines de l’idéologie du parti au pouvoir et ce que le premier ministre Narenda Modi a déjà accompli en 5 ans pour « hindouiser » l’Inde. On lira ici la « note de lecture » rédigée par Christian Mellon et publiée dans la revue Projet (n°372, octobre 2019, pp 90-92).

Christophe Jaffrelot, à qui nous devons déjà de nombreux livres importants sur l’Inde, offre ici un ouvrage du plus haut intérêt, fruit de son excellente connaissance du terrain et d’une recherche documentaire abondante (988 notes !). Il permet au lecteur de comprendre comment le nationalisme hindou est parvenu au pouvoir dans « la plus grande démocratie du monde », et décrit les bouleversements radicaux que vit cette société depuis 2014.

« Démocratie ethnique »

 

D’entrée, il résume ainsi sa thèse : « La prise de pouvoir par les nationalistes hindous tend à faire basculer l’Inde dans un nouveau type de régime, la démocratie ethnique, et ce grâce au succès électoral d’une forme de national-populisme incarné par Narendra Modi » (p. 11). La date de 2014 est à la charnière entre les deux parties du livre : la première retrace l’histoire du courant Hindutva, expose les grandes lignes de son idéologie et explique comment sa branche politique, le BJP, a conquis le pouvoir en 2014 ; la deuxième relate les principaux bouleversements provoqués par l’avènement de cette « démocratie ethnique ».

Anciennes sont les racines de l’idéologie ethno-nationaliste et religieuse de l’Hindutva, selon laquelle il n’y a de vrai Indien qu’hindou. Mais ses promoteurs se sont longtemps tenus à distance du champ politique, s’attachant surtout au champ social et culturel, leur objectif étant de renforcer le peuple hindou pour l’inciter à protéger son identité menacée par les minorités (musulmans et chrétiens).

Le RSS, créé en 1925 (dont est issu l’homme qui, en 1948, assassina Gandhi, coupable à ses yeux de faiblesse envers les musulmans), voulait « muscler les hindous au physique comme au mental » (p. 30). Ce « complexe d’infériorité majoritaire » est assez paradoxal dans un pays où les hindous constituent 80 % de la population (14 % de musulmans, 2 % de chrétiens).

Dans les années 1990, la montée en puissance des basses castes, les OBC (Other Backward Classes) – situées dans la hiérarchie sociale juste au-dessus des Dalits (jadis appelés « intouchables ») et des Tribaux – et notamment leur revendication d’une extension des politiques de « discrimination positive », amène les tenants de l’Hindutva à prendre plus au sérieux le champ politique. Le BJP, bras politique de ce courant, obtient alors des victoires locales, mais toujours en coalition avec d’autres partis ; son ascension constitue, selon Jaffrelot, une « révolution conservatrice à l’indienne » (p. 21), une véritable « revanche des élites ».

 

Une combinaison « d’ethno-religieux » et de « national-populisme »

 

Si ce parti est parvenu ensuite à conquérir le pouvoir central, cela tient à deux facteurs, étroitement liés : la personnalité de Narendra Modi et son choix stratégique d’ajouter au nationalisme ethno-religieux de l’Hindutva une forte composante de « national-populisme ». À la tête de l’État du Gujarat pendant treize ans (2001-2014), Modi en fait le laboratoire de ce national-populisme et sa « rampe de lancement » personnelle.

Non sans réticences dans son propre camp, en raison de sa responsabilité (au moins par abstention) dans le pogrom qui, en février 2002, fait 2 000 victimes parmi les musulmans de son État et provoque la fuite de 125 000 d’entre eux. Les auteurs de ces massacres n’ont jamais été poursuivis et Modi n’a formulé ni excuse, ni remords ; mais il y a gagné le titre d’« empereur des cœurs hindous ».

Doté d’un ego surdimensionné, il développe un véritable culte de la personnalité, assez contraire à la culture traditionnelle de l’Hindutva. Comme tous les populistes, il se présente comme un homme du « peuple » (de fait, il est issu d’une famille modeste), victime de l’establishment politique, médiatique et universitaire. Cultivant l’amalgame entre islamisme et islam, il prétend que les terroristes islamistes le ciblent personnellement, au besoin par des coups montés par la police même (p. 108-109).

Une société américaine de communication est chargée de promouvoir son image (réseaux sociaux, hologrammes…). Cela n’aurait pas suffi à le porter au pouvoir à Delhi s’il n’avait tenté et réussi un pari audacieux : jouer sur la polarisation ethno-religieuse pour minimiser la polarisation sociale qui écartait les pauvres du vote BJP.

En diluant les identités de caste (qui structurent habituellement les choix électoraux), cette polarisation ethno-religieuse (tous les hindous, toutes castes confondues, doivent s’unir contre les non-hindous) lui permet d’élargir vers le bas son électorat : aux électeurs de la classe moyenne (base traditionnelle du parti) s’ajoutent ceux des populations pauvres de la « neo-middle class » des nouveaux urbains.

Bien des pauvres, en effet, peuvent se reconnaître dans le nationalisme hindou si l’on attise en eux la peur de l’autre et si l’on transforme cette peur en colère, voire en haine. Il réussit à imposer cette stratégie de radicalisation aux vieux caciques du parti qui pensaient que la victoire électorale exigeait un recentrage et des alliances.

Pour promouvoir cette « Hindutva non brahmanique », Modi sous-traite les basses œuvres (multiples agressions locales n° 250 Octobre 2019 contre des musulmans) à des organisations plébéiennes, notamment le Bajrang Dal, dont un des leaders déclare que, contre la menace musulmane, « la force est la seule loi que je connaisse » et dont certains membres posent devant les caméras un couteau entre les dents ! Cette stratégie ne réussit guère auprès des très pauvres mais très bien auprès des OBC (qui constituent 50 % de la population).

 

Un « tsunamodi »

 

En mai 2014, au terme d’une campagne électorale qualifiée de « tsunamodi », où le parti dépense un milliard de dollars (p. 144), la victoire est assez large (31 % des voix, mais, en raison du système électoral à un tour, 282 sièges sur 543) pour permettre au parti de gouverner seul. Depuis 2014, selon Jaffrelot, l’Inde est devenue une « démocratie ethnique ».

Ce concept, emprunté aux politistes analysant le régime israélien, désigne un régime qui reste démocratique, mais où les citoyens de l’ethnie majoritaire ont plus de droits que les autres. Alors que la Constitution de 1950 donne à toutes les religions des droits égaux dans l’espace public, le discours officiel parle désormais de l’Inde comme d’une « nation hindoue » (Hindu Rashtra). Comme la Constitution ne peut être modifiée (il faudrait 2/3 des voix), l’Inde devient un « hindou rashtra de fait » – mais non de droit.

Jaffrelot documente de manière précise les évolutions les plus inquiétantes. Le parti du Congrès, qui incarne le « sécularisme » honni, n’est plus un adversaire politique, mais un ennemi, dont il faut « débarrasser l’Inde ». On minimise le rôle historique de Nehru et même du mahatma Gandhi, dont Modi regrette publiquement qu’il soit le personnage indien le plus connu dans le monde. Un député BJP fait l’apologie de l’assassin de Gandhi, Nathuram Godse.

 

L’« hindouisation » du pays

 

L’hindouisme est promu sur la scène publique. Un ministère est créé pour valoriser le yoga et la médecine ayurvédique. Plusieurs États gouvernés par le BJP votent des lois « beef ban » qui punissent de 7 à 10 ans de prison le fait de tuer un bovin. De nombreux citoyens s’organisent pour faire respecter cet interdit.

Depuis 2012, 46 musulmans, soupçonnés de faire du commerce de viande bovine, ont été lynchés par ces « vigilants ». La police ferme les yeux. Un seul de ces 46 lynchages fait l’objet de poursuites judiciaires et les accusés sont soutenus par certains ministres. Les manuels d’histoire sont réécrits. On y lit que les vieux récits mythologiques de l’hindouisme sont en fait historiques et que le peuple indien est sur cette terre depuis 12 000 ans ! On ne dit presque rien – et toujours en négatif – de la période musulmane.

Le fameux Taj Mahal ayant été construit par un souverain musulman, il disparaît des brochures officielles destinées aux touristes. Des campagnes sont organisées pour « reconvertir » à l’hindouisme des groupes récemment passés à l’islam ou au christianisme. Les universités sont mises au pas, notamment celle de Delhi. Les « libéraux » et les « sécularistes » (universitaires, ONG, journalistes, syndicats étudiants, certains cinéastes) sont dénigrés, voire menacés.

Le financement des ONG par l’étranger est strictement encadré, notamment celles qui agissent pour l’harmonie entre musulmans et hindous, celles qui cherchent à défendre les victimes de pogroms et des lynchages, etc. Depuis 2014, leur nombre a été réduit de 33 000 à 13 000. La police est quasi inactive en cas d’agressions contre des lieux de culte chrétiens ou musulmans.

Depuis 2014, 250 lieux de culte chrétiens ont été attaqués. De mère Teresa, hier vénérée par tous comme héroïne nationale, un député dit qu’elle faisait partie d’un « complot visant à christianiser l’Inde » ! Les musulmans subissent une marginalisation institutionnelle : ils forment 14,2 % de la population, mais 3,7 % des députés. Les enquêtes établissent que 54 % d’entre eux ont peur de la police (contre 24 % des hindous). Parmi les thèmes islamophobes ressassés : ils mangent de la viande, ils ont une sexualité excessive, une langue différente et surtout ils ont de la sympathie pour le Pakistan.

Un régime pérenne ?

Dans sa conclusion, Jaffrelot évoque la contradiction que le BJP va devoir affronter : d’une part il a rétabli la domination des hautes castes, remis en cause la « discrimination positive » en faveur des Dalits et Tribaux, renoncé aux programmes sociaux du précédent gouvernement, fait des cadeaux aux grandes entreprises ; mais il a ainsi pénalisé les PME et sacrifié les paysans aux intérêts des citadins ; or il a besoin des voix de ce « peuple » qu’il prétend incarner et qu’il séduit par ses promesses de lutte contre la pauvreté, le chômage, la corruption.

Si ce peuple, conquis par sa stratégie de polarisation ethno-religieuse et sa posture populiste, ne voit pas sa situation s’améliorer, il pourrait lui retirer son soutien. On sait qu’il n’en a rien été : peu de temps après la publication de cet ouvrage, les élections de mai 2019 ont conforté le pouvoir de Modi. Pour cinq ans encore, et peut-être davantage, l’Inde va vivre dans un régime de « démocratie ethnique ». Raison de plus pour lire et relire cet ouvrage précieux.