L’euro, coupable ou victime ? Newsletter n°11

A savoir

Faut-il le condamner, l’acquitter, le mettre en valeur?

Selon le plan de Robert Schuman en 1950 pour la constitution d’une Europe prospère et zone de paix, il fallait progresser pas à pas, en mettant d’abord la priorité sur les échanges commerciaux et les droits de douane, puis en mettant en place une politique de défense commune… En 1985, la création d’un marché unique européen rendait nécessaire le passage à une monnaie unique; elle sera créée par le traité de Maastricht en 1992 puis mise en place en 2002 [1]. L’euro est ainsi né pour intensifier les interrelations économiques des pays de l’Union européenne. Il est devenu depuis une monnaie mondiale.

Tous les pays européens n’ont pas souscrit à cette monnaie unique, ne voulant pas renoncer à leur souveraineté monétaire. C’est ainsi que s’est créée en 1998 la « zone euro » ou Euroland qui réunissait à l’origine 11 pays ; 8 autres pays les ont rejoints depuis portant à 19 le nombre des membres [2] de la zone Euro, représentant 340 millions d’Européens. L’Euro a participé à l’intégration économique de ces pays. En janvier 2002 l’euro était coté à 1.13 dollar US, en avril 2017, il s’établit à 0.97 dollar US [3]. La création de la monnaie unique s’appuie sur la Banque centrale européenne et repose sur une politique de discipline monétaire communautaire définie par des critères de convergence bien définis. Le déficit public doit être inférieur à 3% du PIB, l’inflation inférieure à 2% et la dette publique inférieure à 60% de ce même PIB.

Ces critères de convergence n’ont pas toujours pu être respectés, loin de là, en partie à cause des stratégies économiques des Etats membres tout comme celles des banques privées de nombreux pays européens. L’aide qui leur a été apportée par les autres Etats membres a en même temps provoqué un déséquilibre de leur dette publique. Ce fut notamment le cas pour l’Espagne, le Portugal, l’Italie, et la Grèce. Les pays de l’Euroland ont été contraints de se solidariser afin que le système monétaire européen, support de l’intégration européenne, ne s’effondre pas. Ils ont ainsi mis en place un « Fonds européen de stabilité financière », remplacé par « un Mécanisme de stabilité financière » puis par le « Mécanisme européen de stabilité » [4]. Celui-ci mobilise des fonds pour aider les Etats à faire face à la crise de leur dette publique.

La Banque centrale européenne a donc acquis des titres publics détenus par les banques privées et a reçu pour mission de superviser les systèmes bancaires nationaux des Etats de l’Euroland afin qu’ils ne prennent pas de risques excessifs. Une Union bancaire est alors mise en place (2015) pour construire une politique solidaire et cohérente afin de diminuer les risques. En complément de ces actions, un traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, plus connu sous le nom de pacte budgétaire européen, a été signé le 2 mars 2012 à Bruxelles par les chefs d’Etat et de gouvernement de 25 Etats membres de l’Union européenne (tous sauf le Royaume-Uni et la République tchèque).

Ce traité est entré en vigueur le 1er janvier 2013. Le déficit structurel autorisé pour un Etat est limité à 0,5% de son PIB ce qui conduit à des contrôles plus serrés et des incitations à des politiques de réduction des dépenses publiques (y compris sociales). Ces différentes actions se heurtent à la divergence des économies des Etats de l’Union européenne et à leur disparité quant à la compétitivité. Ceci fait douter de la possible mise en place d’une politique et d’une monnaie uniques. Notons par ailleurs que le Brexit n’a pas d’effet direct sur la zone euro, puisque le Royaume Uni n’en fait pas partie.

L’approche de Justice et Paix

L’Europe a toujours été soutenue par l’Eglise qui voyait et continue de voir dans l’aventure européenne une tentative exemplaire de réconciliation internationale et de construction d’une zone de paix stable. Les interventions du magistère au Parlement européen – Pape François, novembre 2014 – réaffirment cette conviction, mais alertent également sur le fait que l’Europe n’est pas qu’une puissance économique et qu’elle ne doit pas s’endormir : «L’heure est venue de construire ensemble l’Europe qui tourne, non pas autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables.» La monnaie unique est perçue comme un moyen de renforcer l’Europe et à ce titre elle est un instrument pour la construction du bien commun. Si la crise conduit à retrouver des thèses protectionnistes ou à faire éclater la solidarité, le bien commun européen [5] sera en crise, au détriment des plus fragiles. L’Eglise s’oppose à un tel scénario. Elle rappelle que la finance doit être au service de l’emploi, de la justice sociale, de la paix ; elle doit donc être au service du développement des peuples d’Europe et pas uniquement tournée vers la finance. Elle alerte aussi sur la nécessité d’une conception éthique de la finance tant dans la gestion que dans les objectifs qu’elle doit se donner. Elle condamne les pratiques mensongères et affirme qu’il est possible, sans tomber dans la spéculation, d’avoir de bons résultats économiques. Elle se prononce pour une régulation du secteur de la finance (Caritas in veritate n° 65 par exemple [6]).

Dans son Message pour la Journée mondiale de la paix du 1 janvier 2013, Benoit XVI écrivait «Pour sortir de la crise financière et économique actuelle – qui a pour effet une croissance des inégalités – il faut des personnes, des groupes, des institutions qui promeuvent la vie en favorisant la créativité humaine pour tirer, même de la crise, l’occasion d’un discernement et d’un nouveau modèle économique. Le modèle prévalant des dernières décennies postulait la recherche de la maximalisation du profit et de la consommation, dans une optique individualiste et égoïste, tendant à évaluer les personnes seulement par leur capacité à répondre aux exigences de la compétitivité. …Dans le domaine économique, il est demandé, spécialement de la part des États, des politiques de développement industriel et agricole qui aient le souci du progrès social et de l’universalisation d’un État de droit, démocratique. Ensuite, la structuration éthique des marchés monétaires, financiers et commerciaux est fondamentale et incontournable; ceux-ci seront stabilisés et le plus possible coordonnés et contrôlés, de façon à ne pas nuire aux plus pauvres.» Ce discours qui porte sur le plan international peut s’entendre comme un soutien à la régulation et s’appliquer tout autant à la situation européenne. L’Eglise insiste toujours sur le fait que la finance est au service des populations et en particulier des plus pauvres. Elle n’est pas auto-référentielle. «L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun, que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en charge. C’est pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres.» (Caritas in veritate n° 36). On ne peut pas séparer la finance du politique et la question européenne est tout autant celle de l’euro que celle du projet européen.

Des pistes pour agir

Sur le plan technique, concernant la zone euro, trois positions sont envisageables (voir le texte d’étude joint) :

1. Le maintien de la zone. Il passe par une plus grande solidarité entre les pays de la zone euro en mutualisant les dettes, en émettant des emprunts en commun … Cela implique un plus grand contrôle par l’Union européenne des politiques budgétaires et des pratiques bancaires.

2. L’éclatement de la zone. Notamment le départ des pays les plus fragiles qui retrouveraient ainsi leur monnaie nationale. Une telle stratégie serait lourde de conséquences pour l’Union européenne mais plus encore pour les pays dont la monnaie serait alors très dépréciée. Le réalisme de cette solution apparait faible tant du point de vie pratique qu’économique.

3. La transformation en une monnaie commune (et non plus unique) qui redonnerait à chaque pays sa monnaie nationale alors que les relations entre Etats s’effectueraient en euros selon un taux de change qui pourrait varier.

Le choix entre ces positions n’est pas seulement technique ; il renvoie au modèle de solidarité européenne qui est retenu et promu. Ceci implique un vrai débat entre citoyens et une vigilance de tous. Le débat porte non pas seulement sur la nécessité de disposer d’un système financier efficace, mais plutôt sur la meilleure façon de l’intégrer dans la société. Sur le plan du bien commun, la crise que l’Europe a traversée invite à renouveler le dialogue politique sur l’Europe que veulent les citoyens et pas uniquement les Etats, sur le modèle social européen et sur la solidarité qui sont souhaités.

Ce dialogue doit aussi réintégrer la finance dans l’économie européenne de manière globale et en particulier par rapport à la création d’emplois et donc aux choix d’investissements (importance par exemple, de la prise en compte de la politique de transition énergétique, des nouvelles technologies de la communication, des retraites….) et d’innovations. Débattre, à travers des associations ou des groupes, de l’Europe à laquelle nous aspirons/prétendons (ou.. que nous projetons) est une manière d’avancer vers un modèle européen qui mettra la finance à sa juste place.

Le bien commun européen exige une régulation qui implique une plus grande concertation entre les différents acteurs du secteur de la finance, de l’Europe et des citoyens. La régulation doit non seulement être prudentielle (la manière de laisser le secteur financier se développer), réglementaire (les bonnes pratiques et les sanctions), elle aussi doit s’intégrer dans la gouvernance économique européenne pour être au service du développement durable.

Pour aller plus loin

– En quoi l’Euro a-t-il changé le quotidien de nos vies ?
– Quelle est la place de l’Europe (et de sa législation) dans notre vie quotidienne ?
– A-t-elle fait progresser notre niveau de vie et/ou notre qualité de vie ?
– Quelle est notre vision de l’Europe, à la suite du discours du pape au Parlement européen [7]. En quoi la finance européenne peut-elle participer à cette vision ?

ANNEXE

Article de Denis Clerc [8]

La crise de l’euro est l’enfant naturel (et illégitime) d’une autre crise, infiniment plus grave, celle des subprimes née aux Etats-Unis en 2007-2008, conséquence elle-même d’une finance débridée et dérégulée. Le seul précédent auquel la crise des subprimes peut être comparée est la « Grande crise » de 1929. En effet, comme alors, le monde occidental tout entier a été fortement secoué, au point que de nombreuses banques étaient menacées de faillite, les acteurs de la finance spéculative privée ayant pris des risques insensés en vue de gagner toujours plus.

Mais, contrairement à ce qui s’était passé dans les années 1930, les pays concernés ont su venir au secours de leurs banques et mettre en place des mesures efficaces de soutien à l’économie. Assez vite – en moins de deux ans –, cette crise financière majeure a donc été endiguée et ses effets ont été contenus. Mais, paradoxalement, le relais a été pris (en 2010) par une zone euro devenue l’épicentre d’une crise ne visant plus la finance privée, mais, désormais, les finances publiques. Les Etats de la zone euro, dont l’intervention massive -comme dans la plupart des autres pays de l’Union européenne ou du reste du monde- avait permis de casser le cercle vicieux de la crise financière, sont brutalement passés du statut de sauveteurs à celui de coupables.

Ils ont été sommés, aussi bien par les institutions internationales (FMI, Commission européenne) que par les contribuables eux-mêmes, de mettre fin à des déficits publics estimés insupportables. Quant à l’euro, crédité jusqu’alors d’avoir joué un rôle protecteur des économies concernées, il est désormais accusé d’être devenu un carcan économiquement nocif. C’est ce retournement sans précédent historique qu’il convient de comprendre. Ses causes proviennent de ce que la monnaie unique n’était pas sans défaut, mais aussi que le nécessaire processus d’ajustement qu’il fallait mettre en œuvre l’a été au pire moment. Dès lors, c’est la monnaie unique elle-même qui est devenue l’objet de controverses : faut-il l’abandonner, la ménager ou la sauvegarder ?

1. Etat des lieux : l’euro, coupable ou victime ?

En 1998, onze pays candidats ont été retenus pour faire partie de la monnaie unique (la Grèce a été acceptée en 2001). En effet, ils respectaient les critères de convergence dits « de Maastricht » : inflation inférieure à 2 % par an, taux d’intérêt similaires, déficit public inférieur à 3 % de leur PIB et dette publique inférieure à 60 % du PIB. Seuls deux pays (Belgique et Italie) ne respectaient pas ce dernier critère, mais ils avaient tendance à s’en rapprocher et l’on pouvait espérer qu’ils l’atteignent en quelques années. Pourquoi cette insistance mise sur la dette et le déficit publics ?

Tout simplement parce que l’on ne voulait pas qu’un Etat s’endette de façon excessive, au point de devoir faire appel à la solidarité communautaire pour rembourser ses dettes. «La zone euro n’a pas vocation à devenir un bal de charité» avait dit, alors de façon fort peu charitable, l’un des responsables de la Commission européenne. Mais il avait raison : en abandonnant leur souveraineté monétaire au profit d’une Banque centrale européenne (BCE), les Etats concernés se privaient d’un instrument important de gestion de leur économie et le confiait à la Banque centrale européenne (BCE) : la politique monétaire. Celle-ci consiste principalement à fixer un taux d’intérêt appelé « taux directeur » : quand il monte, le crédit devient plus cher, et les affaires ralentissent, et inversement quand il descend. Certes, il continue d’exister un taux directeur, mais il vaut pour tous les pays de la zone euro, quelle que soit leur conjoncture. Circonstance aggravante : la BCE étant autonome, elle fixe librement le taux directeur, en fonction d’un seul objectif : qu’il n’y ait pas d’inflation supérieure à 2 % dans l’ensemble de la zone. Ainsi, dès lors que les deux poids lourds de la zone – l’Allemagne et la France – ont un taux d’inflation faible, certains « petits » pays peuvent se permettre d’avoir un taux d’inflation bien plus élevé, sans que cela crée de problème pour la BCE, puisque ce pays pèse peu ou très peu (l’Irlande, par exemple). Comment est-il possible que les taux d’inflation diffèrent d’un pays de la zone à l’autre ?

Tout simplement, parce que l’autre grand levier de régulation conjoncturelle, la politique budgétaire (la fixation des dépenses et des recettes publiques) est demeuré une prérogative nationale. Or, si un Etat recourt au déficit budgétaire de façon massive, il stimule son économie, ce qui a tendance à faire monter les prix dans son pays (mais pas, ou très peu, ailleurs). D’où la limitation à 3 % du déficit budgétaire. Quant à la limitation de la dette publique, il s’agissait d’éviter qu’un Etat s’endette au point de ne plus pouvoir rembourser, et amène les autres, pour sauver la réputation de la zone tout entière, à faire « un bal de charité ». […] Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. D’abord parce qu’on avait mis des garde-fous sur les finances publiques, mais pas sur les finances privées.

Car il n’y a pas que le déficit public qui stimule l’économie (donc les prix). Il y a aussi le crédit privé. Et, dans certains pays, les banques ont massivement fait crédit, notamment dans l’immobilier. Entre 1998 et 2010, l’inflation cumulée a atteint 19 % en Allemagne, 22 % en Autriche et en France – les bons élèves –, mais 31 % en Irlande et au Portugal, et même 37 % en Espagne et 44 % en Grèce ! Ce qui engendrait deux effets, peu visibles à court terme, mais très évidents à long terme. D’abord une perte de compétitivité : l’huile d’olive grecque (vendue en euros) revenait de plus en plus cher à l’acheteur français, lequel se tournait plutôt vers la Turquie ou la Tunisie. Mais aussi une aubaine. Quand les revenus augmentent de 3,5 % par an (inflation oblige), s’endetter à 4 % par an pour acheter un logement est une bonne affaire : s’endetter ne coûte quasiment rien. Et pourquoi 4 % de taux d’intérêt ? Parce que les banques espagnoles, irlandaises ou grecques pouvaient emprunter à la BCE à 2 %, le taux directeur fixé par la BCE pour toutes les banques des pays membres.

On a même vu, en 2002 en Irlande, les taux d’intérêt sur les prêts immobiliers devenir inférieurs de 2 points au taux d’inflation, ce qui revient à verser une subvention du même montant aux emprunteurs. Si bien que, en Grèce et, surtout, en Espagne, en Irlande, au Portugal, les banques ont consenti des prêts en très grand nombre. Des prêts qui ont fait formidablement marcher le bâtiment et les promoteurs, qui ont embauché à tout va. Et tout le monde admirait le miracle espagnol ou irlandais, avec des taux de croissance économique (hors inflation) de 4 à 5 % par an alors qu’ils dépassaient péniblement les 2 % par an en France et en Allemagne : c’était en fait (comme aux Etats-Unis) une « bulle immobilière », une croissance à crédit, qui dopait l’activité économique. Aussi, quand la bulle a explosé aux Etats-Unis, elle a aussi explosé en Grèce, en Espagne, en Irlande, au Portugal.

Les gens ont cessé d’acheter des logements, et une partie de ceux qui en avaient acheté se sont révélés incapables de rembourser leurs prêts et de revendre leur appartement à un prix le permettant. Les banques se sont retrouvées avec des milliers de dossiers de prêts immobiliers devenus insolvables. Auxquels se sont ajoutées les pertes parfois colossales issues de l’effondrement des « produits dérivés » (des titres achetés par les banques ou leurs filiales spécialisées dans la gestion de produits d’épargne car ils rapportaient gros). Il a donc fallu sauver les banques en urgence, ici en les nationalisant (Irlande, Royaume-Uni), ailleurs en leur prêtant de l’argent public (France, Allemagne, Italie, Espagne, Grèce, Portugal). Ce qui, évidemment, n’a pas arrangé les comptes publics.

Et ceci au moment même où, pour empêcher la crise de renouer avec le scénario des années 1930, la dépense publique a dû prendre le relais d’une dépense privée en pleine contraction. Deux types de dépenses qui ont engendré une explosion de la dette publique. Ainsi, en Espagne, entre 2007 et 2012, la dette publique est passée de 36 % du PIB à 84 %, au Portugal de 68 % à 124 %, en Irlande, de 25 % à 118 %. A côté, la France fait figure de modèle (de 64 %, elle est passée à 90 %). La crise a fait voler en éclats le respect du principal indicateur de Maastricht. Comme un malheur n’arrive jamais seul, les élections grecques de 2009 amènent au pouvoir le PASOC (Parti socialiste). Lequel découvre des cadavres dans les placards : les précédents gouvernements ont maquillé les comptes (avec le concours de Goldman Sachs, la plus grosse banque d’investissement américaine). La dette publique est en réalité presque deux fois plus importante que les déclarations officielles (130 % du PIB au lieu de 75 %). La Grèce a triché, et, depuis 2000, c’est une dépense publique croissante (et financée à crédit) qui maintient en vie une économie que l’inflation, puis la crise, ont gravement affaibli. Vu la faiblesse des rentrées d’impôts et les effets de la crise sur l’économie, les marchés financiers sont persuadés que la Grèce ne pourra jamais rembourser.

Ceux qui détiennent des titres d’Etat grec les revendent au plus offrant. La probabilité de « défaut » (incapacité de rembourser) est telle que, s’il y a des vendeurs, il n’y a pas d’acheteurs, ou seulement à des prix de braderie : sur le marché « secondaire » (d’occasion), un titre de 1000 € émis deux ou trois ans auparavant par l’Etat grec emprunteur se revend 200 €. Mais le titre en question rapporte toujours la même somme (par exemple 40 €, si le titre a été émis à 4 %). 40 € pour un titre acheté 200 €, cela donne un rendement de 20 %.

Et si l’Etat grec veut emprunter en vendant de nouveaux titres sur le marché du neuf, il lui faut donc offrir un rendement au moins équivalent, sinon personne ne souscrira à l’emprunt. Tâche impossible : 20 % de taux d’intérêt ruinerait un peu plus un pays qui a besoin impérativement d’argent pour sauver ses banques et son économie. La Grèce est donc en faillite. Que faire ? La laisser faire faillite officiellement, donc dire que les dettes passées ne seront pas remboursées ? Cela règle le passé, mais pas l’avenir : plus personne ne prêtera à un Etat dont les recettes sont de 60 et les dépenses de 100. Et ce serait créer un dangereux précédent : un pays peut sortir de la zone euro et répudier tout ou partie de ses dettes.

Du coup, tous les pays de la zone euro fragilisés par la crise deviennent des pays à risque pour les « investisseurs » (entendons par là, les souscripteurs de titres, comme les banques d’investissement ou les sociétés financières gérant l’argent d’épargnants) : l’Espagne, le Portugal, la Slovénie (qui est devenue membre de la zone euro en 2007), Chypre et Malte (2008), la Slovaquie (2009), mais aussi l’Italie et même la France, comme le pensent les agences de notation internationales. Immédiatement, dans tous ces pays (sauf la France), les ventes de titres d’Etat sur le marché secondaire font plonger les cours, et donc monter les taux d’intérêt, signal de défiance, mais aussi d’aggravation de la situation économique : quand il faut payer cher les possibilités d’emprunt, on essaye d’abord de dépenser moins, et ceci au moment même où, au contraire, il faudrait maintenir la dépense publique, voire l’accentuer pour favoriser la reprise économique, comme le font les Etats-Unis.

Pour toutes ces raisons, pour les autres Etats de la zone euro, pas question de laisser tomber la Grèce : si elle coule, beaucoup d’autres pays membres couleront. Aussi, malgré la clause dite de bail out (un pays membre en difficulté ne peut faire appel à la solidarité européenne), on met en place un Fonds européen de stabilité financière auquel succède un « Mécanisme de stabilité financière » dotés l’un et l’autre de près de 1000 milliards d’euros (un peu moins de la moitié apporté par les pays membres, le reste sous forme de capacités d’emprunt auprès du FMI), qui se substitue au marché pour prêter à la Grèce 130 milliards d’euros à un taux acceptable pour ses finances publiques (3 %). Puis on fait pression sur les banques européennes (y compris celles de pays non membres de la zone euro) détentrices de titres d’Etat grec pour qu’elles renoncent à 50 milliards de remboursement (avec les intérêts auxquels elles renoncent par la même occasion, le « cadeau » est de 100 milliards) : au fond, nombre d’entre elles ont été sauvées par les fonds publics, alors même qu’elles avaient largement mis les mains dans le pot à confiture empoisonné : il est donc bien logique qu’elles fassent un (gros) effort.

Mais en contrepartie, l’Etat grec est mis au régime très sec : baisse des dépenses publiques (surtout sociales), réduction des salaires (de 20 % pour le salaire minimum), etc. La Grèce est sauvée, mais entre en forte récession : entre 2010 et 2014, son PIB a baissé de 20 %, et le taux de chômage a explosé. Cependant, c’est en sortant une arme majeure en janvier 2013 que la BCE met brutalement fin à la spéculation destructive qui s’est emparée des marchés financiers et les pousse à vendre les titres d’Etat possédés avant qu’il ne soit trop tard.

Ces ventes massives, entretenues voire encouragées par les agences de notation (la France est dégradée à deux reprises), engendrent en effet une situation intenable : elles font monter les taux d’intérêt des emprunts d’Etat dans les pays concernés, ce qui renchérit considérablement le coût des nouveaux emprunts dont les pays ont besoin pour éviter de faire défaut (Espagne, Portugal, Irlande) ou pour soutenir le début de reprise qui s’esquisse (la plupart des autres pays). Or même le Fonds européen de stabilité financière ne dispose pas des ressources suffisantes pour battre la spéculation et arrêter l’hémorragie financière.

La BCE fait donc savoir que, désormais, elle rachètera aux banques (pas aux Etats directement, car elle n’en a pas le droit d’après ses statuts) tous les titres publics dont elles souhaitent se débarrasser, et ceci à leur valeur nominale simplement réduite des frais occasionnés. Ce qui, évidemment, stoppe net les ventes à perte de titres publics sur les marchés secondaires et casse le mécanisme spéculatif qui, au sein de la zone euro, séparait les « bons » des « mauvais » Etats, les premiers voyant la valeur de leurs titres se maintenir, tandis qu’elle baissait plus ou fortement pour les seconds. Une façon de déclarer aux marchés que la zone euro est une seule et même zone et qu’il est vain d’espérer la faire éclater par le départ de certains.

En outre, l’Union européenne décidait de confier à la BCE la supervision des systèmes bancaires nationaux des pays membres de la zone euro : jusqu’alors, cette supervision – destinée à empêcher les banques de prendre des risques excessifs – était confiée à la banque centrale de chaque pays (en France, la Banque de France) et certains régulateurs nationaux avaient tendance à se montrer un peu trop laxistes ou, en tout cas, à mettre en œuvre des pratiques assez différentes d’un pays à l’autre (en Irlande, par exemple, le laxisme du régulateur avait sans doute joué un rôle dans la débauche de prêts immobiliers entre 2002 et 2007). Dans ce cadre, sera instaurée une « Union bancaire », sous la forme d’un Fonds alimenté par une partie des bénéfices des banques et destiné à venir au secours des banques en difficulté (au lieu que ce soit les Etats – donc les contribuables – qui viennent ainsi au secours des banques menacées par leurs propres excès). Cette Union n’est pas encore en place, mais elle le sera en 2015, sous l’autorité de la BCE.

C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’un examen approfondi de la capacité des banques européennes à faire face à des situations de crise – stress test – a récemment été effectué. Cette série de décisions a mis fin quasi instantanément à la crise de la zone euro. Celle-ci demeure cependant fragile car, paradoxalement, le fait de racheter sans limite les titres publics détenus par les banques à leur valeur nominale pourrait avoir des effets pervers : certains Etats pourraient alors être incités à se montrer encore plus dépensiers tout en creusant leurs déficits. Le risque est que certains Etats se lancent dans la stratégie du « passager clandestin »: puisque les taux d’intérêt sont bas (le taux directeur de la BCE est proche de 0 et les ventes à perte sur le marché secondaire ont cessé), profitons-en pour creuser le déficit et, au pire, c’est la BCE qui rachètera les titres dont les prix baissent sur le marché secondaire.

D’où la décision de conclure, entre Etats de la zone euro, un « Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) instaurant ce que l’on a appelé la règle d’or : le déficit budgétaire structurel d’un Etat est limité à 0,5 % de son PIB, au lieu de 3 % selon les règles de Maastricht qui, il est vrai, ne mentionnent pas le qualificatif « structurel ». Lequel signifie que, en réalité, le déficit toléré peut être plus élevé ou, au contraire, céder la place à un excédent selon la conjoncture. En effet, quand la conjoncture est médiocre, les recettes fiscales et sociales stagnent ou diminuent, alors que les besoins sociaux augmentent du fait d’expulsions locatives et d’un chômage accrus. Le déficit se creuse alors de façon « structurelle », pas à cause d’une mauvaise gestion.

Au contraire : ce déficit empêche le cercle vicieux de la crise de se boucler (moins d’activité économique, donc moins de revenus, donc moins de dépenses, donc moins d’activité économique, etc.). Il joue donc un rôle bénéfique, souvent qualifié de « contra-cyclique ». Tandis que, à l’inverse, quand la conjoncture est bonne, les recettes fiscales et sociales affluent et il est donc légitime de présenter un budget en excédent (ce que, par exemple, la France n’a jamais fait, même quand la conjoncture s’y prêtait). A la Commission européenne d’apprécier, en fonction de la conjoncture, si cette règle d’or est ou non respectée, et de sanctionner le cas échéant les Etats contrevenants. Cette décision est importante, car elle aboutit à rééquilibrer la zone euro. Celle-ci, nous l’avons vu, est caractérisée jusqu’à présent par une dissymétrie entre les deux instruments classiques de régulation de la conjoncture : la politique monétaire transférée à la BCE et la politique budgétaire demeurant nationale.

Le TSCG permet donc un rééquilibrage, mais en privant un peu plus les Etats de leur souveraineté. Ce qui ne passe pas bien dans l’opinion publique de nombreux pays : l’Europe, jusqu’alors plutôt considérée comme bienfaitrice, devient marâtre, en s’immisçant dans le budget, lieu par excellence de la volonté nationale. Rappelons-nous que la démocratie est née justement de cette appropriation par les représentants élus du peuple du pouvoir de lever l’impôt et de décider de la dépense publique. Or voilà que ce pouvoir est désormais en partie confié à Bruxelles qui peut sanctionner tel ou tel Etat pour non-respect de la règle d’or. Pour sauver l’euro, il faudrait désormais se soumettre aux diktats des eurocrates ? Inacceptable, estiment beaucoup. Cette critique politique se double d’une critique économique et sociale.

Réduire les déficits lorsque la conjoncture est médiocre (croissance nulle ou presque au sein de la zone euro depuis 2012) peut aggraver la situation économique (et sociale) au lieu de l’améliorer. Voici un exemple simplifié : si la dépense publique diminue de 2 % dans un pays où elle représente la moitié de l’ensemble des dépenses (la réduction dans ce cas représentant donc 1 % du PIB), l’activité économique d’ensemble va diminuer mécaniquement de 1 %. D’où une aggravation de la conjoncture qui risque de modifier les anticipations des acteurs : certaines dépenses privées vont être réduites, soit par précaution (la voiture sera renouvelée plus tard, on dépensera moins pour les vacances, à quoi bon investir quand la demande diminue ?, etc.), soit par contrainte (les chômeurs dépensent moins, les entreprises ont moins de moyens pour se moderniser).

Ce qui suscite un mécanisme amplificateur : la réduction de la dépense publique est doublée d’une réduction de la dépense privée, et le cumul de ces deux réductions peut aller jusqu’à comprimer l’activité économique de 2 %, réduisant d’autant les recettes publiques. Ce qui réduit à néant la réduction espérée du déficit public, tout en aggravant le chômage. Se serrer la ceinture est contre-productif en période de mauvaise conjoncture, car cela empêche toute reprise. Même le FMI exhorte la zone euro à sortir de ce cercle vicieux. Mais pourquoi seule la zone euro semble être concernée ? Les Etats-Unis ou le RoyaumeUni, pour ne rien dire du Canada ou de l’Australie, après une période difficile, ont renoué avec la croissance. La réponse à cette question est simple. Ces pays sont maîtres de leur taux de change : lorsque leur compétitivité (c’est-à-dire leur capacité à vendre des biens ou des services pas plus cher que leurs concurrents) décline, leur déficit extérieur se creuse (ils exportent moins et importent davantage, comme c’est le cas en France depuis plusieurs années). Ils peuvent alors faire baisser le taux de change de leur monnaie, pour effacer par ce que l’on appelait autrefois une « dévaluation » (et qui, aujourd’hui, résulte d’une dépréciation de leur monnaie vis-à-vis des autres monnaies sur le marché des changes) la hausse relative de leurs coûts de production. Par exemple, si je produis pour 100 dollars un bien qu’une entreprise concurrente située dans un autre pays produit pour 90 schtroumpfs (une monnaie imaginaire), je suis perdant si 1 schtroumpf est égal à 1 dollar, mais gagnant s’il est égal à 1,2 dollar (ce qui revient à dire que le dollar vaut moins cher que le schtroumpf).

Il suffit donc que le dollar baisse suffisamment par rapport au schtroumpf pour effacer l’écart de coût de production et retrouver mes clients. C’est ce qui s’est passé entre la Chine et les Etats-Unis : la hausse du yuan chinois a permis aux Etats-Unis de voir certains fabricants relocaliser tout ou partie de leur production aux Etats-Unis. Certes, cette baisse de la monnaie nationale par rapport à certaines autres rend les importations plus couteuses, donc réduit le pouvoir d’achat de ceux qui ont besoin de ces importations. Mais, en contrepartie, l’activité économique est stimulée grâce aux exportations accrues et aux relocalisations, tandis qu’il n’est pas besoin de réduire le déficit public. Ainsi, au RoyaumeUni, entre 2008 et 2012, la livre sterling a perdu 30 % de sa valeur par rapport à l’euro, ce qui n’est pas étranger au fait que ce pays ait renoué avec la croissance économique. Le taux de change de l’euro, au contraire, a beaucoup progressé entre 2008 et 2012, notamment sous l’influence des excédents commerciaux considérables de l’Allemagne.

Ce qui contraint les producteurs de la zone euro à serrer le plus possible leurs coûts de production pour faire face à la concurrence des producteurs étrangers profitant de la hausse de l’euro pour améliorer leur part de marché (exemple : Boeing a repris des parts de marché à Airbus durant cette période). Certes, cela fait baisser les prix, ce que les acheteurs prennent souvent comme une bonne nouvelle. Mais, en réalité, c’en est une mauvaise : quand les prix baissent, les acheteurs attendent qu’ils baissent encore davantage pour acheter, l’activité économique décline. La baisse des prix devient alors de la déflation, et le cercle vicieux se boucle : moins d’activité, donc moins de revenus, donc moins de dépenses, donc moins d’activité, …Le Japon est englué dans ce cercle vicieux depuis près de 30 ans ….

Comme l’écrit l’un des instituts de conjoncture les plus réputés (Xerfi, note n° 202 de novembre 2014) : «comme toute l’Europe, notre économie connaît un syndrome de déflation larvée comparable à celui dans lequel se débat le Japon depuis plus de 20 ans.» Syndrome qui n’est pas pour rien dans l’espèce de déprime collective qui a saisi le pays et se coagule notamment à propos du Président de la République et des élus, unanimement – ou presque – considérés comme des incapables. Au total, le moteur de l’activité économique ne parvient pas à redémarrer, surtout dans les pays très endettés où, comme expliqué plus haut, la source du problème tenait à une perte importante de compétitivité (Grèce, Espagne, Portugal, Italie, France). Le problème de l’euro est que les pays de la zone se trouvent dans des situations très différentes : les pays à faible compétitivité auraient besoin d’une baisse sensible du taux de change, pour relancer leur activité économique en période d’austérité budgétaire, tandis que l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas, pays à forte compétitivité, justifieraient au contraire une hausse du taux de change. Comment une monnaie unique peut-elle répondre à la fois à des situations aussi différentes ? C’est l’origine des doutes sur une pérennité de l’euro en tant que monnaie unique.

Certains théoriciens proposent cependant une réponse : la « dévaluation interne ». Dans les pays ayant perdu de la compétitivité, il suffirait que tous les prix et tous les revenus baissent en même temps. Si mon salaire, comme tous les autres revenus, baisse de moitié, mais que tous les prix baissent en même temps de moitié, je disposerai d’un pouvoir d’achat inchangé. Tandis que les produits que j’exporte coûteront deux fois moins cher en euros, ce qui permettra une relance. C’est au fond ce qui a été imposé à la Grèce en 2011 par la « troïka » (Commission européenne, BCE et FMI) : baissez les salaires et les prix de 20 %, et votre problème sera réglé. Sauf que cela n’a pas marché comme espéré : outre l’effet amplificateur de la baisse des dépenses publiques signalé plus haut, les prix ont mis du temps à baisser, et certains sont restés inchangés car fixés par des contrats qui ne peuvent être modifiés unilatéralement : par exemple les loyers et les remboursement d’emprunts. Le chômage a donc explosé et beaucoup de ménages et d’entreprises se sont révélés incapables de faire face à leurs dépenses contraintes, fragilisant ainsi encore davantage les banques grecques. Certes, l’Espagne et la Grèce ont, semble-t-il, stoppé leur descente aux enfers, mais sont désormais confrontées à un taux de chômage de l’ordre de 25 % qui risque de se prolonger longtemps.

2. Alors que faire ?

Trois positions s’affrontent aujourd’hui à propos de la zone euro :

le maintien, l’éclatement (ou la sortie de certains pays), la transformation. • Le maintien implique à l’évidence d’abord une plus grande solidarité entre les pays de la zone. Certains avancent par exemple l’idée d’une mutualisation des dettes (les emprunts seraient garantis solidairement par les différents Etats), voire d’une socialisation des emprunts (ils seraient émis par une institution européenne sous forme d’ « euro-bonds ») et leur produit serait ensuite réparti en fonction des besoins.

Mais cela implique un contrôle budgétaire renforcé sur les emprunteurs (pour éviter le phénomène des passagers clandestins), donc une perte accrue de souveraineté. Toutefois, cela ne règlerait pas tout : certains des Etats sont trop endettés pour espérer pouvoir rembourser leurs dettes intégralement. Voici un exemple : un pays a un PIB de 1000 euros, et une dette publique analogue. Cette dernière lui coûte 40 € par an (taux d’intérêt de 4 %). En outre, son déficit public est de 3 %. Tant que la croissance du PIB (en valeur, à partir des prix effectivement pratiqués, alors que la croissance se mesure habituellement en volume, c’est-à-dire en déduisant l’inflation) est au moins égale à 4 %, la dette est viable : à condition que l’Etat parvienne à faire rentrer dans ses caisses la totalité des 4 % de croissance nominale, il peut faire face à ses engagements. Mais si elle est de moins de 4 %, l’Etat a deux solutions.

Soit réduire les dépenses publiques ou augmenter les impôts, ce qui, dans les deux cas, exerce un effet de frein plus ou moins important sur la croissance à venir et le déficit risque fort alors de se maintenir, si bien que la dette, par la suite, ne peut que grossir. Soit emprunter, c’est la deuxième solution, mais elle est encore moins durable, car la dette grossit encore davantage que dans la solution précédente. Et si la situation était pire que celle de l’exemple (une dette supérieure à 170 % du PIB comme en Grèce, un déficit supérieur à 4 % comme en France, une croissance en valeur quasinulle comme en Espagne ou en Italie), le caractère insupportable de l’endettement public s’accentuerait alors. Certes, une dose accrue d’inflation faciliterait les choses en gonflant la croissance nominale (en valeur), mais réduirait un peu plus la compétitivité des pays affaiblis. Il est clair que, à moins d’un retour problématique à une croissance forte, les niveaux actuels d’endettement au sein de la zone euro (90 % en moyenne) sont très difficilement gérables et risquent fort de se transformer en dette perpétuelle.

Il faudra donc bien en passer par des solutions « à la grecque », c’est-à-dire à passer l’éponge sur une partie au moins de la dette publique. Certains avancent que la solution pourrait venir de la BCE : détentrice de quantités de titres publics, elle pourrait les annuler, ou accepter une décote substantielle en échange d’une garantie de remboursement du reste. Elargir cette solution à l’ensemble des banques est une autre solution, puisqu’elles aussi possèdent de nombreux titres publics. Mais, dans ce cas, elles seraient affaiblies d’autant, ce qui pourrait être fatal pour les plus faibles d’entre elles. Or, tant que l’Union bancaire n’est pas totalement opérationnelle, la charge de renflouer les banques jugées indispensables continue de reposer sur les Etats nationaux dont elles relèvent. Cette solution (avec différentes variantes souvent) est soutenue par la majorité des économistes, notamment, parmi les plus connus, Michel Aglietta, Jean Pisani-Ferry, Agnès Benassy-Quéré, Michel Dévoluy (voir infra) • L’éclatement repose sur l’idée que les pays les plus faibles pourraient abandonner l’euro et revenir à leur monnaie antérieure, par exemple : un nouveau franc égale un euro. Bien qu’aucun texte ne l’autorise, aucun texte ne l’interdit non plus, et un Etat peut très bien considérer comme nul et non avenu tout Traité qu’il a pourtant signé. Mais cette sortie impliquerait également la sortie de l’Union européenne, car si l’euro est la monnaie de la seule zone euro actuellement, le Traité de Lisbonne (et précédemment celui de Maastricht) précise bien qu’il a vocation à devenir la monnaie de toute l’Union européenne, dans le cadre de ce qui est « l’union économique et monétaire (UEM) ».

La sortie de l’euro serait donc un acte grave, mais c’est une hypothèse plausible. Certains avancent une scission entre deux types d’euros : un euro-Nord et un euro-Sud, lequel serait sensiblement dévalorisé par rapport à l’euro-Nord. On voit mal cependant des pays décider de recouvrer leur souveraineté monétaire et l’abandonner aussitôt en faveur d’une union analogue, mais plus restreinte. La sortie d’un seul pays permet au contraire à ce dernier de décider seul de sa politique monétaire (taux d’intérêt) et de sa politique de change. Néanmoins, il est évident que cette sortie implique quantité de problèmes. On passera ici sur les questions techniques (comment faire le changement de billets et de pièces, comment se couper du système SEPA qui assure la circulation des fonds entre banques européennes, etc.). On se limitera à deux questions centrales : celle du taux de change, celle des créances. Il est clair que la sortie de l’euro s’accompagnera immédiatement d’une forte dépréciation de la monnaie nationale, en raison des fuites de capitaux et de la fin des soutiens apportés par la BCE (achat de titres publics aux banques, approvisionnement en liquidités à très faible coût, etc.). Cette dépréciation permettra d’améliorer sensiblement la compétitivité du pays, mais se traduira également par une hausse importante du prix des produits importés, donc du pouvoir d’achat des acheteurs.

Le premier effet se traduit par une hausse de l’activité économique, le second par une baisse, et il est difficile de savoir a priori quel effet l’emportera à terme. L’expérience des dépréciations fortes (le cas de l’Argentine en 2001 par exemple) a montré cependant que le second effet l’emportait toujours à court terme. L’espoir de voir rapidement reculer le chômage est donc faible. Mais c’est surtout la question des dettes qui est problématique. Une partie de celles-ci a été contractée auprès d’acteurs étrangers (banques, BCE, acheteurs de titres, …). Si la monnaie nationale se déprécie face à l’euro, le remboursement de cette dette coûtera plus cher puisqu’il faudra, pour acheter les euros nécessaires au remboursement, davantage de monnaie nationale du fait de la dépréciation. Autrement dit, l’Etat – déjà très endetté sans doute –, mais aussi les entreprises ou les banques qui se sont endettées auprès d’acteurs étrangers devront rembourser le montant restant dû, majoré du montant de la dépréciation. Autant dire que le pays tout entier, et tout particulièrement l’Etat, risque fort d’y perdre plus que d’y gagner. En revanche, si la conversion des dettes est opérée en monnaie nationale, ce sont au contraire les créanciers qui vont perdre le montant de la dépréciation, puisque, pour 1000 euros dus, ils seront remboursés de 1000 dans une monnaie nationale dépréciée, donc valant moins de 1000 euros.

A vrai dire, cette hypothèse est peu vraisemblable tant elle impliquerait nombre de contentieux : si un contrat a été libellé en euros, il doit être remboursé en euros. Et à l’intérieur, il risque d’en être de même : on voit mal un propriétaire ayant signé un bail à 500 € mensuels se contenter de la même somme en une monnaie nationale ayant perdu une partie de son pouvoir d’achat par rapport à l’euro. Bref, ce scénario ouvre davantage une porte vers l’inconnu qu’il ne garantit un avenir plus rose. Cette solution est peu défendue chez les économistes, les seules exceptions d’importance étant Jacques Sapir et Jean-Pierre Vespérini, au nom de raisons d’ailleurs très différentes (politique pour le premier, économique pour le second). • La transformation en une monnaie commune, souvent confondue avec la monnaie unique. Or elle en diffère profondément. Chaque pays, en effet, conserve sa souveraineté monétaire, et donc sa monnaie, au lieu de la confier à la BCE.

Mais les relations entre les pays membres se font en euros, à un taux de change qui peut varier, ce qui introduit de la souplesse. L’euro devient un étalon commun, comme l’était l’or avant 1914, mais aussi une monnaie commune puisque tous les échanges extérieurs l’utilisent, la monnaie nationale étant réservée aux échanges intérieurs. L’avantage est que, si un pays connaît une perte de compétitivité de 20 % par rapport à la moyenne des pays membres, il lui suffit de dévaluer son taux de change, et tout rentre dans l’ordre sans qu’il soit besoin d’effectuer une dévaluation interne. Mais il est malgré tout puni, puisque ses importations en provenance des autres pays membres lui coûtent 20 % plus cher, ce qui se traduit par une baisse de pouvoir d’achat d’autant. L’avantage de la monnaie commune est qu’elle permet de redonner de la souplesse dans les relations entre pays ne marchant pas du même pas. Cela vaut en particulier pour les pays « en retard » : le rattrapage économique s’accompagne en effet le plus souvent d’un rythme d’inflation plus élevé, car une croissance économique plus forte que la moyenne implique en général des hausses de salaires ou des niveaux d’emprunt plus élevés, ce qui alourdit les coûts, tout comme le financement de la modernisation des infrastructures de santé, de formation ou d’urbanisme.

Ce système a en fait déjà existé, dans les années 1980-1990, même s’il reposait alors sur une monnaie commune n’ayant pas d’existence matérialisée. Cela s’appelait le « système monétaire européen », et l’étalon commun s’appelait l’ECU (European Currency Unit : unité de compte commune). L’ECU n’était qu’un étalon, pas une monnaie, et sa valeur dans chacune des monnaies des pays membres de ce SME était calculée quotidiennement à partir des taux de change effectifs pratiqués la veille entre les principales monnaies. Il a sans doute favorisé la politique de rapprochement entre pays membres (par exemple, les prix garantis des produits agricoles relevant de l’Europe verte étaient fixés en ECU). Mais assez vite, les revers du système sont apparus : certains pays n’ont pas hésité à effectuer des dévaluations compétitives, c’est-à-dire à déprécier la contre-valeur en ECU de leur monnaie dans des proportions supérieures à ce qu’il aurait fallu pour simplement corriger les différences d’inflation selon les pays. Certes, avant de procéder à ce genre de manœuvre, il fallait obtenir l’accord des partenaires, lesquels se faisaient tirer l’oreille.

Et, de temps à autre, la spéculation jouait en anticipant des dévaluations entre l’ECU et telle ou telle monnaie nationale (c’est à la suite d’une telle spéculation que la Livre Sterling a quitté le SME, en 1992 et que Georges Soros, le spéculateur qui avait parié sur la dépréciation de la Livre est devenu riche à milliards). La monnaie commune donne donc de la souplesse, mais ouvre le champ à la spéculation au moins autant que les emprunts d’Etat dans l’actuelle zone euro. Elle peut également inciter chaque pays à jouer contre les autres, en dévaluant sa monnaie, au lieu de l’amener à la coopération. Il s’agit donc clairement d’un double changement par rapport à la situation actuelle. D’une part, la solution recherchée est de type individuel – chaque pays cherche à tirer son épingle du jeu – plutôt que de type fédéral – où l’on essaie de jouer collectif en faveur d’un intérêt général sur lequel il est difficile de se mettre d’accord, mais qui existe néanmoins. Et d’autre part la monnaie commune renonce à l’idée d’une construction européenne au sein de laquelle chacun cède une part de sa souveraineté au profit d’un ensemble mieux capable de faire entendre sa voix dans le jeu des nations. Cette solution est défendue chez les économistes notamment par Gaël Giraud et Bernard Billaudot.

Ces 3 scénarios, à peine esquissés ici, ont l’avantage de montrer, en contre-point, le rôle protecteur de l’euro, passé inaperçu jusqu’ici, mais pourtant bien réel comme ceux qui le quitteraient pourraient s’en apercevoir bien vite. L’euro a agi comme un bouclier en faveur des pays dotés jusqu’alors d’une monnaie faible et qui peinaient à s’émanciper de la dictature des marchés. Cette reconnaissance est paradoxale, car c’est justement au nom de l’indépendance et de la souveraineté nationale que certains partis politiques plaident en faveur de la sortie de l’euro. Mais, comme souvent, un bien commun n’apparaît comme tel et n’est reconnu comme important et bénéfique que lorsqu’il se dégrade : l’air, le climat, l’eau, le sol … et désormais la monnaie en sont autant d’illustrations.

En réalité, ce n’est pas l’euro qui est en cause, mais deux règles inadaptées qui ont joué contre l’euro, lequel est devenu un bouc émissaire commode. D’une part, le pacte budgétaire (le TSCG), qui, raisonnable en période normale (un Etat ou une économie n’ont pas à vivre à crédit de façon perpétuelle), ne l’est pas en période de crise : cela accroît les difficultés au lieu de les réduire. D’autre part, la BCE n’a pas joué le rôle d’une banque centrale : elle a laissé les Etats assumer le rôle de sauveteur « en dernier ressort », alors que, normalement, c’était à elle de le faire. En effet, la création de monnaie à cette fin ne lui coûte rien (le prix de l’impression des billets), alors que le remboursement des dettes des Etats contractées pour ces sauvetages pèse sur les contribuables et réduit inévitablement leur pouvoir d’achat, contraignant les Etats à des politiques d’austérité.

Pour en savoir plus Le problème des livres sur la crise de l’euro est qu’ils sont en général soit difficiles d’accès, soit rébarbatifs. Il y a cependant quelques exceptions :

– Le réveil des démons, Jean Pisani-Ferry, éd. Fayard, 2011 : sans doute le livre le plus facile à lire, rédigé par l’actuel Commissaire à la stratégie et à la prospective, excellent connaisseur des questions européennes. Il y défend la position 1 (conserver l’euro en changeant quelques règles, dans une perspective plus fédéraliste). Mais soutient la « dévaluation interne » qui n’a pas vraiment été une réussite.

– Zone euro, éclatement ou fédération, Michel Aglietta, éd. Michalon, 2012 : assez lisible, bien que là aussi il soit écrit par un économiste de haute volée, spécialiste des questions monétaires. Le titre résume bien la thèse, assez conforme à la position 1.

– L’euro est-il un échec ?, Michel Dévoluy, 2è éd., La Documentation française, 2011 : un livre très pédagogique écrit par un des meilleurs spécialistes de la monnaie européenne, dont il décrit l’histoire et les déboires et critique les politiques à l’allemande, faisant de l’austérité la solution. Clairement favorable à la solution 1.

– Faut-il sortir de l’euro ? Jacques Sapir, éd. du Seuil, 2012 : pour l’auteur (qui fut conseiller économique du Gouvernement russe) la réponse à la question ne fait aucun doute : oui, oui, et oui. L’euro est une catastrophe et plus vite on en sortira, mieux cela vaudra. Il propose d’ailleurs une méthode pour le faire sans casse.

– L’euro, Jean-Pierre Vesperini, éd. Dalloz, 2013 : un économiste réputé qui développe une critique détaillée et acerbe (mais accessible aux non-spécialistes) qui dresse le bilan de l’euro. A ses yeux le passif l’emporte largement sur l’actif. Il conclut que c’est un désastre et plaide en faveur d’institutions nationales plutôt que fédérales. Favorable (mais il ne le dit pas explicitement) à la position 2.

– 20 ans d’aveuglement, Les économistes atterrés, éd. Les liens qui libèrent, 2011 : une critique en règle de la politique monétaire de la BCE et des règles de l’Union européenne, trop libérales aux yeux des auteurs, qui plaident pour un effacement partiel des dettes et davantage de solidarité au sein de l’Union européenne. Ne prend pas clairement partie pour la solution 1, mais la soutient plutôt sous condition d’un changement politique profond permettant de réduire le poids du marché et de la finance, en favorisant les démarches citoyennes et en confiant le financement de la dette publique à la BCE.

– Les enjeux de la mondialisation, tome III, Agnès Benassy-Quéré et alii, éd. La Découverte, coll. Repères : un ensemble de contributions, dont celle d’Agnès-Benassy (actuelle présidente déléguée du Conseil d’analyse économique placé auprès du Premier ministre) sur l’euro vaut le détour, même si elle est plus technique que les livres précédents. C’est brillant et très informé. La position de l’auteure est clairement pour la solution 1.

– Illusion financière, Gaël Giraud, éd. de l’Atelier, 2è éd., 2013 : dans un livre remarquable presque entièrement consacré à l’analyse et à la dénonciation de la spéculation financière, l’auteur consacre 5 pages à l’euro, dont il pense souhaitable qu’il soit transformé en monnaie commune. C’est un peu bref. Conforme à la position 3.

– Les 100 mots de la crise de l’euro, Bertrand Jacquillat et Vivien Levy-Garboua, PUF, coll. Que Sais-je ?, 2014 : pratique et précis, un livre utile pour comprendre les écrits plus techniques de certains des auteurs qui précèdent.

– Faut-il abandonner l’euro ?, Anne-Laure Delatte, Esprit, mars-avril 2014 : un article remarquable critiquant les positions de ceux qui prônent une sortie de l’euro.

Et des sites internet pour suivre l’actualité financière européenne

www.finances-europe.com

www.finance-watch.org

1 – 1er janvier 1999: L’euro devient la monnaie officielle de onze Etats européens (France, Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande), mais n’existe encore que comme monnaie virtuelle.
2 -Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Portugal, Slovaquie, Slovénie.
3 -15 juillet 2008: L’euro grimpe à 1,6038 dollar US et atteint son plus haut niveau historique grâce à un dollar miné par la tourmente financière.
4 -Le Mécanisme européen de stabilité est entré en vigueur le 27 septembre 2012. Il a pour but de fournir une aide financière aux Etats membres qui connaissent ou risquent de connaître de graves problèmes de financement. C’est un outil de gestion de crise pour les pays de la zone euro afin de maintenir sa stabilité financière. (…) Le MES est une institution financière internationale ayant son siège à Luxembourg. Il est régi par le droit international public. Il est souvent comparé à une sorte de « FMI européen ». http://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-le-mecanisme-europeen-de-stabilite-mes.html
5 -La notion de bien commun européen figure dans le traité de Maastricht, 1992
6 -«Une réglementation de ce secteur qui vise à protéger les sujets les plus faibles et à empêcher des spéculations scandaleuses, tout comme l’expérimentation de formes nouvelles de finance destinées à favoriser des projets de développement sont des expériences positives qu’il faut approfondir et encourager, en faisant appel à « la responsabilité même de l’épargnant ».
7 -Discours du pape François au Conseil de l’Europe, Strasbourg, 25 novembre 2014 https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/november/documents/papafrancesco_20141125_strasburgo-consiglio-europa.html
8 -Fondateur d’Alternatives Economiques Denis Clerc, né en 1942 est économiste. Il a navigué entre formation pour d’adultes, énergie (au service économique de l’ancêtre de l’actuelle de l’ADEME), enseignement public et presse (Alternatives économiques) Il a terminé sa carrière professionnelle au CERC (Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale), aujourd’hui disparu. Membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), il a publié de nombreux ouvrages dont 25 questions sur la paupérisation des Français (éd. Armand Colin, 2010).