Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Former à la paix, une aventure collective. Unique dans le monde francophone, cette formation repose sur un pari ambitieux : Former des civils à la protection humaine est nécessaire, possible et fécond.

Beyrouth, le 17 octobre 2019. Un simple tweet lancé par le Ministre des télécommunications préconisant d‘imposer une taxe mensuelle de six dollars par habitant suffira à mobiliser des milliers de Libanais en colère dans les rues de la capitale.

Malgré l‘annonce quasiimmédiate du retrait de cette mesure, le nombre des manifestants n‘aura de cesse d‘augmenter de jour en jour, dans toutes les villes du Liban. Ce tweet, vécu comme une énième humiliation, n‘était qu‘un arbuste qui cachait la forêt. Les causes de la colère des Libanais sont profondes et puisent leurs origines dans une crise du régime confessionnel qui a conduit au fil des années à la mise en place d‘un système clientéliste, clanique et corrompu. Népotisme, dynasties familiales qui perdurent depuis des décennies au pouvoir, le Liban vit une crise de représentativité et de gouvernance, décuplée par la mauvaise gestion de l‘afflux des réfugiés syriens, l‘absence de réformes administratives et institutionnelles, et un marasme économique sans précédent. Paupérisation de la classe moyenne, dette démesurée, 30 % de chômeurs, les Libanais crient leur colère face à un État failli, qui a perdu toute légitimité et toute moralité. D‘ailleurs, quelle est la crédibilité d‘un État qui a démontré son incapacité à éteindre les incendies qui ont ravagé le pays, du nord au sud, et qui a dû compter sur l‘aide de la Turquie, de la Jordanie, de Chypre, et plus ironiquement de la pluie, pour mettre fin à cette destruction massive de son écologie ? Tant d‘exaspération face à un modèle étatique en perte de vitesse a fédéré des centaines de milliers de Libanais à travers tout le pays, dans un mouvement de revendications sans précédent. Au-delà de l‘appel à mettre fin au système confessionnel et au pouvoir incontesté d‘un chef de communauté Zaïm1, les Libanais ont manifesté avant tout leur désespoir et une quête de dignité.

Particularité du soulèvement

Le cas libanais fait écho à certains slogans de « dégagisme » que les jeunesses algérienne, tunisienne, égyptienne, syrienne ont scandé, et qui détonnent par leur côté inédit. Si la rue libanaise s‘est déjà mobilisée à travers son histoire, le soulèvement populaire d‘octobre 2019 est sans précédent. Il frappe par sa durée – les Libanais sont dans les rues depuis plusieurs semaines – et par son étendue transcommunautaire, au-delà des clivages pourtant si ancrés dans le confessionnalisme du pays. Toute la classe politique est vilipendée par des populations de régions qui, jusqu‘à tout récemment, ne manifestaient pas ou n‘osaient pas manifester : les manifestations n‘ont pas cessé dans la ville de Tripoli, au nord du Liban, pourtant si peu encline aux soulèvements populaires, ainsi que dans les villes de Nabatiyeh et de Tyr, au sud du Liban, qui habituellement idolâtrent leurs leaders chiites. « Nous ne voulons plus être la Suisse du Moyen Orient, mais le Liban du Monde » Relevons la présence notable de femmes, qui prennent part à ce soulèvement et forcent l‘admiration, l‘agrégation des jeunes et des moins jeunes, des bien nantis, et des défavorisés qui, en définitive, n‘aspirent qu‘à jouir des prestations les plus élémentaires qu‘un État devrait assurer : l‘ordre public et des services publics fonctionnels pour tous. Aujourd‘hui, ce soulèvement est soutenu par les différentes Églises et notamment l‘Église maronite qui appelle de ses vœux à la formation d‘un gouvernement restreint, dans lequel seul le mérite ferait critère pour mettre au pouvoir une nouvelle élite. Les milieux universitaires, à l‘instar de l‘Université Saint Joseph et de l‘Université américaine, y contribuent, avec une déclaration commune : elles exhortent à l‘unité du pays et à prendre part à ce soulèvement.

Quel avenir ?

Bien que les médias télévisés relaient tous les jours des scènes d‘une grande beauté – à l‘image de cette chaîne humaine constituée de libanais soudés sur 170 km, ou de ce disc-jockey qui anime les manifestations à Tripoli – les risques qui guettent l‘avenir du pays sont nombreux. Après des semaines de manifestations, le risque le plus tangible est celui d‘un effondrement économique et financier. Le marché noir du dollar a prospéré, le risque d‘affluence vers les banques laisse craindre le pire. Le risque institutionnel est prégnant. Bien que le gouvernement Hariri ait démissionné le 31 octobre dernier, la probabilité que Hariri soit reconduit dans ses fonctions de Premier ministre est grande. Auquel cas, sans changement drastique, nous pourrions assister à une irruption de la violence dans les rues. Par ailleurs, les partis politiques au pouvoir n‘ont pas dit leur dernier mot. Le dimanche 3 novembre, les partisans du Président Michel Aoun ont manifesté en faveur de ce dernier. Le risque d‘une dérive sécuritaire, où la rue libanaise se diviserait, avec un retour aux sentiments d‘appartenance communautariste, est palpable. Une question de fond persiste : sommes-nous suffisamment mûrs pour nous penser arrivant un jour à une démocratie, où le sentiment d‘appartenance nationale primerait sur les intérêts communautaires ? Sommes-nous prêts à mettre fin au système confessionnel qui nous gangrène ? Est-il paradoxalement dans notre intérêt d’y mettre fin ? La grande famille libanaise a de nombreux éléments qui l‘unissent. Puisse-t-elle toujours s‘en souvenir.

1 Terme arabe libanais (“vaillant, courageux”), désignant un chef politique, ou de guerre, voire mafieux.

Ils s’appellent Doris, Hala, Steve, Adeline, Assinamar… Du Mali, du Liban, de France, du Cameroun, du Togo, une vingtaine d’étudiants sont venus au Centre National de Formation des Scouts et Guides de France pendant une semaine pour se former à l’Intervention Civile de Paix (ICP)1 à Jambville. Ils y ont rencontré une équipe universitaire/professionnelle qui, depuis plusieurs années, forme à ces présences dans les zones de conflit. Unique dans le monde francophone, cette formation repose sur un pari ambitieux : former des civils à la protection humaine est nécessaire, possible et fécond.

Nécessaire

Face aux défis sécuritaires, les réponses armées expérimentées depuis 20 ans (guerre contre le terrorisme, renforcement des frontières, développement et ventes d’armements de plus en plus sophistiqués) ont montré leurs limites et souvent leurs logiques contre-productives. Or depuis plusieurs décennies, des alternatives non-violentes de transformation de conflits se multiplient à l’échelle locale, même dans des conditions extrêmes comme en Irak ou au Soudan du Sud. Les experts internationaux, tout en reconnaissant l’importance de la dimension locale de la construction de la paix, peinent à apprendre de l’expérience. Il est difficile d’admettre qu’en matière sécuritaire, aucune solution pérenne n’est imposée de l’extérieur, difficile également d’accepter que si la sécurité humaine se joue dans la complémentarité, ce qui prime c’est la perception locale des populations. Les intervenants civils de paix, eux, font non seulement le pari d’une réarticulation du local et des autres niveaux d’intervention, mais aussi le pari de l’humain avant le technique ou le processuel. Pour cela ils se forment.

 

Possible

Former des civils aux questions sécuritaires est possible en combinant exigences universitaires et forces de la pédagogie de la paix. À la transmission classique des fondamentaux en analyse des conflits, droit et médiation, on intègre un travail intense sur le savoir-être, le relationnel, le corps. Les étudiants sortent de leur zone de confort, passent du cours en ligne au cours en présentiel, de la salle de classe à la forêt de Jambville, de l’intellect au corps. Puis ils retournent dans la classe, en débriefing, avant de repartir. Il s’agit de jouer de différents lieux d’enseignement, car le déplacement est essentiel à l’apprentissage. Ainsi, le temps d’une semaine, Jambville devient un pays, ses grilles des frontières. Il faut même un visa pour y entrer. La salle de classe se transforme également : pas d’ordinateur, un cercle plutôt que des lignes, les tables évacuées sur les côtés, de l’espace au centre. Il faut du vide pour se concentrer, pour se représenter une scène, une situation et, tous autour, y réfléchir. Les espaces d’apprentissage sont donc repensés.

Le rythme aussi. La semaine est intense, des journées qui commencent tôt avec une course dans les bois et peuvent finir tard en discussions, cas d’études et simulations. C’est étonnant comme on se révèle lorsque la fatigue s’accumule au bout de quelques jours. Alors, après cette semaine, les étudiants repartent sur des cours en ligne qui leur donnent plus de contrôle du rythme et la possibilité de structurer leur parcours d’apprentissage. Cette pédagogie qui mélange approches universitaire et populaire, présence et numérique permet aussi autre chose d’essentiel : se risquer, faire des erreurs. Jambville, on s’en doute, n’a rien d’une zone de guerre. Mais, devenu le temps d’une semaine un pays, avec frontières, checkpoints et champs de mines, Jambville permet d’apprendre de l’expérience : que traverser un champ de mine par inattention est grave, que de perdre ses notes personnelles dans les mains d’un commandant de checkpoint menace directement la vie d’un défenseur des droits humains, que la distinction entre bad-guys et good guys est souvent bien plus complexe qu’il
n’y paraît. Les erreurs furent nombreuses, tant mieux ! Les débriefings furent d’autant plus riches que le cadre pédagogique était bienveillant, et l’environnement magnifique. Il faut faire des erreurs en formation pour avoir une chance de les éviter en mission.

Fécond ?

Au-delà des exercices, il y eu surtout la magie de la rencontre, l’expérience de la présence, les fous rires dans les scénarios, la solidarité dans les équipes interculturelles. Il n’est pas facile de réunir en un lieu 25 personnes, de nationalités différentes. Certains ont bénéficié d’une bourse ‘Justice et Paix’ pour venir. Les étrangers ont dû se battre pour obtenir un visa. Jusqu’à la dernière minute, alors qu’ils avaient déjà commencé l’étude des modules en ligne de préparation, ils ne savaient s’ils pourraient contribuer. Quelques-uns n’ont pas pu venir. Travailler ensemble est un luxe. Apprendre qu’au pays des Touaregs, le temps et l’espace de la paix sont vastes ; qu’à Beyrouth une petite université a créé un Master d’action non-violente. Prendre connaissance, mais surtout prendre conscience que le monde bouge, relié physiquement et par les idées que nous avons échangées. Prendre conscience comme le souligne Edgar Morin, que de ce tissage émerge la complexité. Jambville nous a offert une respiration pour mesurer la complexité. Encouragés, équipés un peu, ils repartent dans leurs pays, leurs cursus, leur travail. Ils vont devoir approfondir et surtout lire avant de se retrouver pour une deuxième semaine de formation en janvier. À suivre…

 

1 Dans le cadre du Diplôme universitaire Intervention civile de Paix de l’Institut catholique de Paris, pour beaucoup soutenus par une bourse d’étude de la Commission Justice et Paix France.