Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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En mai dernier, les élections générales en Inde ont donné la victoire, avec une majorité accrue, au BJP, le parti nationaliste hindou qui gouverne l’Inde depuis 2014. Christophe Jaffrelot, le meilleur connaisseur en France de ce pays, venait de publier L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique .

 

A quiconque s’intéresse à l’Inde, on ne peut que recommander cet important ouvrage, qui éclaire très bien les origines de l’idéologie du parti au pouvoir et ce que le premier ministre Narenda Modi a déjà accompli en 5 ans pour « hindouiser » l’Inde. On lira ici la « note de lecture » rédigée par Christian Mellon et publiée dans la revue Projet (n°372, octobre 2019, pp 90-92).

Christophe Jaffrelot, à qui nous devons déjà de nombreux livres importants sur l’Inde, offre ici un ouvrage du plus haut intérêt, fruit de son excellente connaissance du terrain et d’une recherche documentaire abondante (988 notes !). Il permet au lecteur de comprendre comment le nationalisme hindou est parvenu au pouvoir dans « la plus grande démocratie du monde », et décrit les bouleversements radicaux que vit cette société depuis 2014.

« Démocratie ethnique »

 

D’entrée, il résume ainsi sa thèse : « La prise de pouvoir par les nationalistes hindous tend à faire basculer l’Inde dans un nouveau type de régime, la démocratie ethnique, et ce grâce au succès électoral d’une forme de national-populisme incarné par Narendra Modi » (p. 11). La date de 2014 est à la charnière entre les deux parties du livre : la première retrace l’histoire du courant Hindutva, expose les grandes lignes de son idéologie et explique comment sa branche politique, le BJP, a conquis le pouvoir en 2014 ; la deuxième relate les principaux bouleversements provoqués par l’avènement de cette « démocratie ethnique ».

Anciennes sont les racines de l’idéologie ethno-nationaliste et religieuse de l’Hindutva, selon laquelle il n’y a de vrai Indien qu’hindou. Mais ses promoteurs se sont longtemps tenus à distance du champ politique, s’attachant surtout au champ social et culturel, leur objectif étant de renforcer le peuple hindou pour l’inciter à protéger son identité menacée par les minorités (musulmans et chrétiens).

Le RSS, créé en 1925 (dont est issu l’homme qui, en 1948, assassina Gandhi, coupable à ses yeux de faiblesse envers les musulmans), voulait « muscler les hindous au physique comme au mental » (p. 30). Ce « complexe d’infériorité majoritaire » est assez paradoxal dans un pays où les hindous constituent 80 % de la population (14 % de musulmans, 2 % de chrétiens).

Dans les années 1990, la montée en puissance des basses castes, les OBC (Other Backward Classes) – situées dans la hiérarchie sociale juste au-dessus des Dalits (jadis appelés « intouchables ») et des Tribaux – et notamment leur revendication d’une extension des politiques de « discrimination positive », amène les tenants de l’Hindutva à prendre plus au sérieux le champ politique. Le BJP, bras politique de ce courant, obtient alors des victoires locales, mais toujours en coalition avec d’autres partis ; son ascension constitue, selon Jaffrelot, une « révolution conservatrice à l’indienne » (p. 21), une véritable « revanche des élites ».

 

Une combinaison « d’ethno-religieux » et de « national-populisme »

 

Si ce parti est parvenu ensuite à conquérir le pouvoir central, cela tient à deux facteurs, étroitement liés : la personnalité de Narendra Modi et son choix stratégique d’ajouter au nationalisme ethno-religieux de l’Hindutva une forte composante de « national-populisme ». À la tête de l’État du Gujarat pendant treize ans (2001-2014), Modi en fait le laboratoire de ce national-populisme et sa « rampe de lancement » personnelle.

Non sans réticences dans son propre camp, en raison de sa responsabilité (au moins par abstention) dans le pogrom qui, en février 2002, fait 2 000 victimes parmi les musulmans de son État et provoque la fuite de 125 000 d’entre eux. Les auteurs de ces massacres n’ont jamais été poursuivis et Modi n’a formulé ni excuse, ni remords ; mais il y a gagné le titre d’« empereur des cœurs hindous ».

Doté d’un ego surdimensionné, il développe un véritable culte de la personnalité, assez contraire à la culture traditionnelle de l’Hindutva. Comme tous les populistes, il se présente comme un homme du « peuple » (de fait, il est issu d’une famille modeste), victime de l’establishment politique, médiatique et universitaire. Cultivant l’amalgame entre islamisme et islam, il prétend que les terroristes islamistes le ciblent personnellement, au besoin par des coups montés par la police même (p. 108-109).

Une société américaine de communication est chargée de promouvoir son image (réseaux sociaux, hologrammes…). Cela n’aurait pas suffi à le porter au pouvoir à Delhi s’il n’avait tenté et réussi un pari audacieux : jouer sur la polarisation ethno-religieuse pour minimiser la polarisation sociale qui écartait les pauvres du vote BJP.

En diluant les identités de caste (qui structurent habituellement les choix électoraux), cette polarisation ethno-religieuse (tous les hindous, toutes castes confondues, doivent s’unir contre les non-hindous) lui permet d’élargir vers le bas son électorat : aux électeurs de la classe moyenne (base traditionnelle du parti) s’ajoutent ceux des populations pauvres de la « neo-middle class » des nouveaux urbains.

Bien des pauvres, en effet, peuvent se reconnaître dans le nationalisme hindou si l’on attise en eux la peur de l’autre et si l’on transforme cette peur en colère, voire en haine. Il réussit à imposer cette stratégie de radicalisation aux vieux caciques du parti qui pensaient que la victoire électorale exigeait un recentrage et des alliances.

Pour promouvoir cette « Hindutva non brahmanique », Modi sous-traite les basses œuvres (multiples agressions locales n° 250 Octobre 2019 contre des musulmans) à des organisations plébéiennes, notamment le Bajrang Dal, dont un des leaders déclare que, contre la menace musulmane, « la force est la seule loi que je connaisse » et dont certains membres posent devant les caméras un couteau entre les dents ! Cette stratégie ne réussit guère auprès des très pauvres mais très bien auprès des OBC (qui constituent 50 % de la population).

 

Un « tsunamodi »

 

En mai 2014, au terme d’une campagne électorale qualifiée de « tsunamodi », où le parti dépense un milliard de dollars (p. 144), la victoire est assez large (31 % des voix, mais, en raison du système électoral à un tour, 282 sièges sur 543) pour permettre au parti de gouverner seul. Depuis 2014, selon Jaffrelot, l’Inde est devenue une « démocratie ethnique ».

Ce concept, emprunté aux politistes analysant le régime israélien, désigne un régime qui reste démocratique, mais où les citoyens de l’ethnie majoritaire ont plus de droits que les autres. Alors que la Constitution de 1950 donne à toutes les religions des droits égaux dans l’espace public, le discours officiel parle désormais de l’Inde comme d’une « nation hindoue » (Hindu Rashtra). Comme la Constitution ne peut être modifiée (il faudrait 2/3 des voix), l’Inde devient un « hindou rashtra de fait » – mais non de droit.

Jaffrelot documente de manière précise les évolutions les plus inquiétantes. Le parti du Congrès, qui incarne le « sécularisme » honni, n’est plus un adversaire politique, mais un ennemi, dont il faut « débarrasser l’Inde ». On minimise le rôle historique de Nehru et même du mahatma Gandhi, dont Modi regrette publiquement qu’il soit le personnage indien le plus connu dans le monde. Un député BJP fait l’apologie de l’assassin de Gandhi, Nathuram Godse.

 

L’« hindouisation » du pays

 

L’hindouisme est promu sur la scène publique. Un ministère est créé pour valoriser le yoga et la médecine ayurvédique. Plusieurs États gouvernés par le BJP votent des lois « beef ban » qui punissent de 7 à 10 ans de prison le fait de tuer un bovin. De nombreux citoyens s’organisent pour faire respecter cet interdit.

Depuis 2012, 46 musulmans, soupçonnés de faire du commerce de viande bovine, ont été lynchés par ces « vigilants ». La police ferme les yeux. Un seul de ces 46 lynchages fait l’objet de poursuites judiciaires et les accusés sont soutenus par certains ministres. Les manuels d’histoire sont réécrits. On y lit que les vieux récits mythologiques de l’hindouisme sont en fait historiques et que le peuple indien est sur cette terre depuis 12 000 ans ! On ne dit presque rien – et toujours en négatif – de la période musulmane.

Le fameux Taj Mahal ayant été construit par un souverain musulman, il disparaît des brochures officielles destinées aux touristes. Des campagnes sont organisées pour « reconvertir » à l’hindouisme des groupes récemment passés à l’islam ou au christianisme. Les universités sont mises au pas, notamment celle de Delhi. Les « libéraux » et les « sécularistes » (universitaires, ONG, journalistes, syndicats étudiants, certains cinéastes) sont dénigrés, voire menacés.

Le financement des ONG par l’étranger est strictement encadré, notamment celles qui agissent pour l’harmonie entre musulmans et hindous, celles qui cherchent à défendre les victimes de pogroms et des lynchages, etc. Depuis 2014, leur nombre a été réduit de 33 000 à 13 000. La police est quasi inactive en cas d’agressions contre des lieux de culte chrétiens ou musulmans.

Depuis 2014, 250 lieux de culte chrétiens ont été attaqués. De mère Teresa, hier vénérée par tous comme héroïne nationale, un député dit qu’elle faisait partie d’un « complot visant à christianiser l’Inde » ! Les musulmans subissent une marginalisation institutionnelle : ils forment 14,2 % de la population, mais 3,7 % des députés. Les enquêtes établissent que 54 % d’entre eux ont peur de la police (contre 24 % des hindous). Parmi les thèmes islamophobes ressassés : ils mangent de la viande, ils ont une sexualité excessive, une langue différente et surtout ils ont de la sympathie pour le Pakistan.

Un régime pérenne ?

Dans sa conclusion, Jaffrelot évoque la contradiction que le BJP va devoir affronter : d’une part il a rétabli la domination des hautes castes, remis en cause la « discrimination positive » en faveur des Dalits et Tribaux, renoncé aux programmes sociaux du précédent gouvernement, fait des cadeaux aux grandes entreprises ; mais il a ainsi pénalisé les PME et sacrifié les paysans aux intérêts des citadins ; or il a besoin des voix de ce « peuple » qu’il prétend incarner et qu’il séduit par ses promesses de lutte contre la pauvreté, le chômage, la corruption.

Si ce peuple, conquis par sa stratégie de polarisation ethno-religieuse et sa posture populiste, ne voit pas sa situation s’améliorer, il pourrait lui retirer son soutien. On sait qu’il n’en a rien été : peu de temps après la publication de cet ouvrage, les élections de mai 2019 ont conforté le pouvoir de Modi. Pour cinq ans encore, et peut-être davantage, l’Inde va vivre dans un régime de « démocratie ethnique ». Raison de plus pour lire et relire cet ouvrage précieux.

Dans ce numéro, avec deux témoins, nous faisons mémoire du cardinal Etchegaray. Nous reproduisons le texte qu’a bien voulu nous confier son actuel et récent successeur au siège de Marseille, Mgr Aveline ; quant au P. Antoine Sondag, il était secrétaire général de Justice et Paix quand le cardinal présidait le Conseil pontifical éponyme….

 

Ce matin, avec le peuple de Marseille, je veux vous dire merci ! Depuis l’annonce hier soir de votre décès, nombreux sont ceux auxquels reviennent en mémoire des souvenirs de moments partagés avec vous et qui nous ont fait grandir. Pour ma part, comment oublierais-je nos premières rencontres à l’époque où, jeune séminariste, je découvrais à travers vous le visage et la mission d’un évêque ? Et voici que la Providence a voulu vous inviter à entrer dans la Vie quelques jours avant que je ne sois appelé par le pape François à vous succéder dans la lignée des archevêques de Marseille ! Comment oublier que, malgré la fatigue, vous étiez venu me consacrer évêque il y a un peu plus de cinq ans, le 26 janvier 2014 ? Ce fut votre dernier passage à Marseille. Je me souviens que, vous conduisant en voiture jusque chez les Petites Sœurs des Pauvres pour saluer le P. Levet, qui avait longtemps été votre secrétaire particulier, vous m’énonciez, à chaque carrefour, les noms des personnes qui autrefois avaient habité telle ou telle rue et dont vous aviez gardé la mémoire !

 

Pasteur infatigable, dont les rides n’ont jamais réussi à faire taire les rêves, vous étiez avant tout un ami du Christ, enraciné comme Lui dans une histoire et une culture. Votre Espelette vous aidait à comprendre son Nazareth et vos piments n’avaient rien à envier à ses figuiers ! Ensuite, c’est la glaise de Marseille qui a collé à vos semelles de cardinal, et nous Marseillais, étions bien fiers de savoir que lorsque vous voyagiez ailleurs, c’est un peu de Marseille que vous emportiez avec vous ! Il faut dire que, quittant Marseille en avançant « comme un âne », vous étiez allé jusqu’au pays des pandas ! Certes, vous partiez avec un avantage, puisqu’Armand David, le naturaliste et missionnaire du XIXe siècle qui découvrit le Grand Panda sur les contreforts du Tibet, était lui aussi natif d’Espelette ! Mais avec vous, nous avons appris à ne jamais avoir peur de la hauteur de la barre à franchir, parce que c’est le Christ qui la fixe et que si nous lui faisons confiance, Il la passera toujours avec nous, car sa grâce donne toute sa puissance dans notre faiblesse !

 

Je me souviens aussi que, lorsque vous aviez reçu à Marseille Mère Térésa, venue installer en notre ville une communauté (la première en France), elle vous avait demandé : « prenez soin de leur croissance dans la sainteté et protégez leur pauvreté ». Et vous, en fidèle disciple du Christ, au milieu des fastes et des réceptions innombrables auxquelles vous avez été invité, vous n’avez pas effacé de votre cœur cette solidarité prioritaire avec les pauvres. Voilà sans doute ce qui vous a rendu libre face aux puissants, de Saddam Hussein à Fidel Castro, n’hésitant pas à leur rappeler que : « savoir sans agir est une lâcheté ; agir sans savoir est une imprudence » ! Président pendant de nombreuses années du Conseil pontifical Cor unum et du Conseil Pontifical Justice et Paix, vous avez côtoyé de près les multiples facettes de la détresse humaine. Je me souviens qu’un jour, rentrant d’Afrique, vous m’aviez dit : « il y a des choses que ne savent voir que des yeux qui ont pleuré ». Comme au petit matin de Pâques, les convictions les plus profondes sont parfois les plus silencieuses.

 

Et puis comment ne pas évoquer, pour finir, votre amour pour l’Église ? Vous avez passé toute votre vie à l’aimer, filialement mais sans complaisance, sans nier ses égarements ni ses tiédeurs, mais en apprenant avec elle à sentir « battre le cœur du monde ». Un évêque, disiez-vous souvent (et je tâcherai de toujours m’en souvenir) c’est comme un jardinier, un botaniste, qui veille avec passion sur les petites fleurs d’Évangile, surtout sur celles qui ont pris racine dans les coins et les recoins les plus troubles ou les plus arides de nos cités. L’Église, malgré ses rides et ses cicatrices, malgré les chants du coq qui résonnent à ses oreilles à chacun de ses reniements, sait qu’elle n’a d’autre richesse que la grâce de Dieu, d’autre fidélité que celle, inaltérable, que le Christ lui porte. C’est sa mission qui la pousse au dialogue avec toute l’humanité, comme vous l’aviez si bien mis en œuvre à Assise, dans une complicité sans faille avec le pape Jean-Paul II, votre ami et votre frère.

 

Cher père Etchegaray, le peuple de Marseille vous salue et vous dit merci. À la fin de l’homélie de votre première messe chrismale en notre cathédrale, vous aviez évoqué ce petit billet trouvé sur le bureau d’un vicaire de Bayonne, qui pensait, en l’écrivant, aux jeunes de sa paroisse[1] : « Si tu ralentis, ils s’arrêtent ; si tu faiblis, ils flanchent ; si tu t’assois, ils se couchent ; si tu doutes, ils désespèrent ; si tu critiques, ils démolissent ; mais si tu marches devant, ils te dépassent ; si tu donnes ta main, ils donneront leur peau ; et si tu pries, alors ils seront des saints » !

 

« Si tu pries, ils seront des saints ! » Du haut du ciel, avec la Vierge de la Garde, gardez-nous en votre prière, père Etchegaray, et acceptez que les Marseillais vous disent encore tout simplement mais du fond du cœur : merci !

 

[1] NB : Ce billet, un appel aux chefs scouts (« Si tu veux être chef un jour… », 1955), a été rédigé par Michel Menu (1916-2015, résistant, fondateur des patrouilles libres, des goums.

Le Cardinal Etchegaray était un homme attachant, ne laissant pas indifférent. Je l’ai d’abord rencontré quand il était Président du Conseil pontifical Justice et Paix (1984-1998) à Rome, accompagnant l’évêque Président de la commission française éponyme, Mgr Delaporte, venu prendre le pouls de divers dicastères romains.

 

Consultations

 

Plus tard, j’ai retrouvé le Cardinal, lors de consultations à Rome, à propos des armes nucléaires : petites réunions informelles d’une dizaine de personnes. L’animateur en était Mgr Diarmuid Martin, alors secrétaire du Conseil pontifical. Le Cardinal ne semblait pas parler couramment anglais. Il se tenait en retrait, mais partageait volontiers nos repas et nos liturgies.

 

Le Cardinal était attentif à ses hôtes, d’une conversation toujours très chaleureuse, tout sourire : tout cela témoignait d’une humanité sans bornes. Il n’avait pas peur d’aborder les sujets délicats, répondait sans langue de bois. Converser avec lui était toujours plein d’enseignements. Sans trahir aucun secret, ni critiquer d’autres institutions du Saint Siège, il témoignait de ses convictions, rappelant ce qu’il avait vu et entendu, traçant une direction vers l’avenir.

 

Le Cardinal fut souvent envoyé spécial de Jean-Paul II dans des pays « compliqués » pour réparer quelque dégât ou préparer des missions difficiles. Lorsque la bureaucratie vaticane semblait s’essouffler, quand les procédures « habituelles » avaient montré leurs limites, le Cardinal était missionné : une diplomatie extraordinaire au sens propre du terme.

 

Haïti

 

Ainsi, la principale visite du cardinal à Haïti en 1995. Le contraste était patent entre les déclarations des évêques, et celles de de la Conférence des religieux ou de la Commission haïtienne Justice et paix. Le domicile du Nonce avait été pillé et incendié ; lui-même avait été physiquement malmené par une foule de manifestants manipulés. Ancien prêtre, jadis tenant de la théologie de la libération et idole des foules, le fameux président Aristide avait été démis. Revenu dans les fourgons de l’armée américaine, il était devenu semblable à ceux qu’il avait critiqués : un petit despote vivant aux dépens du pays. Il gardait des soutiens dans nombre de milieux d’Eglise, par fidélité à d’anciens combats.

 

Le Cardinal a parlé sans détour, sans occulter les défis ni les contradictions : la position difficile du Saint Siège lorsqu’il ne s’abrite que derrière les usages diplomatiques (« le nonce a été malmené ») ; la quasi paralysie de l’Eglise quand ses dirigeants sont divisés ; le soutien à apporter ou non à Aristide, président légitimement élu, mais dont la dérive était évidente ; la défense des droits de l’Homme ; des prises de position de personnes étrangères au pays… Comment accéder à des informations fiables ? Comment clarifier la position du Saint Siège ? Le Cardinal écoutait, une forme de respect de l’interlocuteur. Il ne cachait pas pour autant les impasses de la situation.

Le Rwanda.

 

Le Cardinal s’est rendu plusieurs fois au Rwanda, notamment fin avril 1994, pendant le génocide. Le pays était divisé entre les partisans du Front Patriotique Rwandais dirigé par Paul Kagamé et le gouvernement légitime. Le Cardinal est allé chez les uns et chez les autres, passant par des pays tiers lorsque le trajet direct n’était pas possible. Par la suite, il a dirigé une retraite avec les évêques du Rwanda et du Burundi (pays voisin et frère, affecté des mêmes maux structurels). Il n’a pas caché que les évêques avaient aussi fait leur examen de conscience à propos des tragédies dans les deux pays (génocide, massacres de masse). Il n’y a pas de solution simple entre mémoire et justice, entre justice et réconciliation. Et il faut regarder l’avenir : on ne peut rester prisonnier des tranchées du passé et du ressentiment.

 

Le cardinal ne refusait pas les questions dérangeantes : la tragédie s’est passée dans un des pays les plus catholiques du continent ! Certains évêques avaient manifestement été trop proches de l’ancien régime. Des évêques et des prêtres étaient aveugles sur les risques, les excès, les crimes, commis par des partisans de leur propre camp (ou ethnie). Le cardinal ne refusait pas le débat, comme si on ne pouvait incriminer une Eglise nécessairement au-dessus de tout soupçon. On pouvait en discuter.

 

Tout ceci parait banal aujourd’hui, à l’heure de la mise en cause de l’Eglise, en raison des prêtres pédocriminels. Le journal Le Monde titre sur les silences coupables de l’Eglise. Il y a 25 ans, il n’était pas toujours possible d’aborder certains sujets à l’intérieur de l’Eglise, quand bien même, hors l’Eglise, journalistes ou universitaires en débattaient largement. Le rôle de la France dans le génocide rwandais donnait lieu à des polémiques – et il n’est toujours pas possible d’en parler sereinement en France. Catholique français, il était malaisé pour lui d’intervenir dans des sphères internationales. Polémiques et soupçons s’emboitaient comme des poupées russes.

 

Difficultés de la tâche de Justice et Paix hier, difficultés aujourd’hui : aucune époque n’est simple. Encore faut-il avoir le courage d’analyser lucidement les situations, d’accepter de parler avec toutes les parties prenantes et les spécialistes de toutes obédiences. Le Cardinal était une lumière en ces temps qui manquaient souvent de phares pour éclairer la marche des chrétiens. Le cardinal Etchegaray nous manque.