Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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« Le miracle d’Abou Dhabi« , « une visite historique« , « Un pape en visite pour la première fois dans la Péninsule arabique » : les titres de la presse arabe et émiratie encensent la visite inédite (3-5 février 2019) d’un Pape aux ÉAU et rappellent ses principaux objectifs : adresser un message politique au pays hôte et porter le souci pastoral de l’Église catholique et des communautés chrétiennes locales.

 

La presse arabe et émiratie revient avec insistance sur la présence ancienne des communautés chrétiennes dans les terres d’Orient, leur répartition numérique dans les pays du Golfe, le statut juridique du culte chrétien et l’inauguration d’églises dans les États de la Péninsule : Qatar, Bahreïn, Koweït, Sultanat d’Oman. La presse arabe évoque l’amélioration de la condition des chrétiens en Arabie Saoudite, avec la politique d’ouverture menée par le Prince hériter Mohamed Ben Salman, qui a convié à Riyad les patriarches copte d’Égypte et maronite du Liban.

Le chiffre d’un million de chrétiens vivant aux ÉAU est avancé ; c’est plus que la présence cumulée des chrétiens en Irak, Syrie et Jordanie, qui s’est considérablement amenuisée avec les conflits.

Les enjeux de la visite

Le Pape était invité par le Prince héritier Mohamed Ben Zayed et le Conseil des Sages musulmans. Pour la presse émiratie, le Pape est venu suite à de nombreux colloques, organisés les années précédentes par le régime d’Abou Dhabi, sur les enjeux du dialogue interreligieux.

La visite du Pape aux Émirats coïncide avec celle de l’Imam de la Mosquée et Recteur de l’Université Al Azhar, le Cheikh Ahmad el Taieb, dans le cadre de l’année 2019 consacrée à la tolérance, réunissant ainsi les deux personnalités les plus importantes des mondes chrétien et musulman.

Une certaine divergence dans la couverture médiatique

Si la venue du Pape aux Émirats n’est pas critiquée en elle-même, une certaine presse arabe, comme les quotidiens palestinien AlQuds et qatari Alsharq, vilipendent la politique menée par les ÉAU, commanditaires des attentats du 11 septembre 2001, réfractaires à tout dialogue, bafouant les droits de l’Homme sur leur propre territoire et enfin, impliqués aux côtés de l’Arabie Saoudite dans la guerre du Yémen. Selon Alquds et Alsharq, le régime d’Abou Dhabi est indigne de cette année consacrée à la tolérance.

La visite du Pape a été l’occasion pour certains médias de jeter l’opprobre sur d’autres. Ainsi, la chaîne syrienne d’information Arabnetworknews a soutenu, le 5 février 2019, que la presse saoudienne n’avait pas couvert l’événement. Campagne de désinformation à l’évidence, puisque les quotidiens saoudiens Assharq el awsat et Alwatan ont salué cet événement, les 4 et 5 février derniers.

Ce qu’il en ressort

Malgré les chicanes traditionnelles entre les différentes presses arabes, la visite du Pape est un signal fort : elle a eu lieu dans un pays dont les citoyens sont exclusivement musulmans – les Chrétiens n’y sont que résidents ou travailleurs temporaires.

Le signal est d’autant plus fort qu’une messe a eu lieu dans un espace public, le stade d’Abou Dhabi, réunissant des milliers de chrétiens et de musulmans : une première dans la Péninsule arabique !

Un message politique à l’attention du pays hôte et de la Communauté musulmane

La visite de François aux Émirats s’est soldée par la signature d’un document solennel, adopté par les deux plus hautes instances spirituelles de la chrétienté et de l’islam. Le thème de cette rencontre et du document adopté ? La fraternité humaine. Ce vocable est unanimement salué par la presse émiratie, qui en liste les axes principaux : renforcement du dialogue entre les religions, promotion d’une vraie culture de paix, de tolérance et du vivre ensemble, condamnation sans réserve des actes de violence perpétrés au nom de Dieu et dénonciation du dévoiement des religions légitimant haine et violence.

La presse arabe souligne l’importance de cette rencontre : elle ne doit pas s’arrêter à une simple déclaration de bonnes intentions, mais doit permettre aux musulmans et aux chrétiens de ce temps d’entreprendre des actions en faveur de l’Homme et de l’humanité, d’œuvrer pour plus de justice et de paix, de faire respecter la liberté religieuse, de venir en aide aux pauvres et aux plus démunis, et, pour les plus consciencieux d’entre eux, de protéger la Création.

Un message d’espérance à l’égard des communautés chrétiennes

Dans une tribune du journal Al Rai, le Père Rifaat Badr a eu des mots d’espérance. Affichant sa fierté de citoyen arabe, il exprime son soulagement de percevoir l’intérêt des nonces apostoliques pour les pays arabes et les « causes nationales » qui brûlent le Moyen-Orient comme la cause palestinienne ou la question des migrants. D’ailleurs, le Pape n’a-t-il pas salué les efforts des gouvernements libanais et jordaniens en faveur de l’accueil fait aux migrants ? N’a-t-il pas appelé de ses vœux la mise en place de deux États dans la résolution du conflit israélo-palestinien ? N’a-t-il pas exhorté à la fin des hostilités au Yémen ?

La visite du Pape aux Émirats est porteuse de promesses. Après ce périple effectué aux confins du Levant, il est attendu aux confins du Maghreb, au Maroc, au mois de mars 2019. Au cœur des débats : la brûlante question du dialogue avec l’Islam et les enjeux migratoires.

Patrice Dufour, membre de Justice et Paix France, était en Haïti du 3 au 17 février 2019.  Il a partagé le sort des habitants de Port-au-Prince, cantonnés chez eux pendant douze jours en raison des émeutes qui ont secoué la ville et paralysé le pays. 

Hébergé par les Pères Montfortains, en Haïti depuis près de 150 ans, il a partagé la vie des Pères Jean-Jacques Saint-Louis, Provincial, et Maurice Piquard, qui fêtera, l’an prochain, un demi-siècle de fidélité à son pays d’adoption.

« L’histoire ne se répète pas … elle bégaie »

Sans surprise, les troubles ont commencé le 7 février, 33e anniversaire de la chute du régime Duvaliériste (1986) et 2e anniversaire de la prise de fonction d’un Président Moïse Jovenel, raillé par les manifestants pour avoir promis de « mettre à manger dans nos assiettes et de l’argent dans nos poches ».

Cette promesse, intenable et non tenue, a nourri des émeutes dévastatrices qui paralysent l’économie et font fuir les quelques touristes encore présents dans une ville aux portes blindées, aux murs hérissés de barbelés, et aux épiceries sans vitrines, tant la violence est latente. Depuis juillet 2018 les manifestations sont récurrentes. Affamés, les gens qui vivent au jour le jour sont forcés de reprendre le travail, mais l’abcès n’est pas crevé : une nouvelle manifestation était attendue ce vendredi 22 février 2019 pour réclamer à nouveau la démission du Président.

Le mécontentement populaire a une double cause – deux silex pour une étincelle – : une hausse inexorable des prix et un scandale financier de plus.

Une inflation à deux chiffres

Dans ce pays qui importe 90% de sa nourriture, toute baisse du taux de change provoque une hausse des prix du riz, des pâtes et de la farine, bases de l’alimentation. Cette inflation – 15% par an ces deux dernières années – met à mal une population démunie. « Ceux qui travaillent sont très mal payés. Tant d’autres, c’est la majorité, sont au chômage, ils ont faim, et on sait que la faim chasse le loup du bois […] En deux mots : la monnaie locale (la gourde) est dévaluée à toute vitesse depuis quelques mois ; 1 dollar US, échangé contre 5 gourdes en 1970, […] l’est aujourd’hui contre 85 gourdes et augmente de presque un point chaque semaine ! Imaginez l’impact sur le pouvoir d’achat des malheureux ! Qui sème le vent récolte la tempête : la violence des institutions, qui maintiennent le peuple en cet état, génère la violence du peuple lors des manifestations, laquelle entraîne la violence de la répression… ».

L’économie chancelle. « On n’est pas arrivé à lutter contre l’inflation, la production nationale n’a pas décollé, les investissements étrangers sont insuffisants ». Le pays n’exporte presque rien et dépend de l’aide extérieure. La gestion de l’aide humanitaire, suite au séisme de 2010 encore présent dans tous les esprits, a été calamiteuse : malgré 24 ans de présence onusienne, ce sont des gangs lourdement armés qui ont fait la loi à partir du 7 février…

Le scandale PetroCaribe

En 2006, le président vénézuélien Hugo Chavez permettait à plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’acquérir des produits pétroliers à bas coût. Pour Haïti, « les 4 milliards de dollars récoltés devaient financer des projets de développement dans un pays où 78% de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue, alors que 63% de la richesse est concentrée entre les mains des 20% les plus riches » .  Las, cet argent a été dilapidé et détourné par l’élite, dont le Président lui-même ; fédérés sur les réseaux sociaux (#PetroCaribeChallenge), « des milliers de jeunes protestataires occupent la rue à chaque date historique depuis août 2018. S’appuyant sur deux enquêtes sénatoriales et un rapport partiel de la Cour des comptes, ils s’insurgent contre le plus grand scandale de détournement de fonds de toute l’histoire d’Haïti».

Si le marasme économique et l’affaire PetroCaribe ont provoqué l’étincelle, la classe politique s’ingénie à jeter de l’huile sur le feu…

Une opposition prête à tout

Elle voit l’occasion de se débarrasser d’un président mal élu : 600 000 voix sur 6 millions d’électeurs. Les réseaux sociaux propagent de folles rumeurs : « Il semblerait que Jovenel a finalement choisi de partir ». On dit aussi que les opposants soudoient les bandes armées de Cité Soleil pour qu’elles descendent sur le centre-ville. Si l’opposition accédait au pouvoir, se comporterait-elle autrement que les dirigeants qu’elle s’est jurée de chasser ?

Un pouvoir maladroit

Le 14 février, le Président a enfin pris la parole.  Dixit Père Maurice : « Le discours tant attendu du président Jovenel Moïse hier soir était si vide de tout contenu susceptible de redonner l’espoir, que les manifestations, hier un peu en veilleuse, sont en train de redoubler aujourd’hui. Le Président s’est contenté de dire sa sympathie aux victimes de la crise ; il a renvoyé la responsabilité des dégâts sur le premier ministre, qu’il charge d’annoncer les mesures qui s’imposent. Autant dire qu’il n’a rien dit, à l’insatisfaction générale ! »

Le même jour, la Conférence des Evêques exhortait les Haïtiens à « trouver une solution de sagesse qui tienne compte des intérêts supérieurs de la nation et de la défense du bien commun.  En ce sens, nous en appelons à la conscience citoyenne des différentes parties en vue d’une décision patriotique, ne serait-ce qu’au prix de grands sacrifices. »  Que tirer de ces propos lénifiants ?

Deux jours plus tard, le premier ministre s’exprimait à son tour : il s’est engagé à réduire les dépenses – de 30% pour la Primature – à retirer les privilèges des hauts fonctionnaires, à lutter contre la corruption et la contrebande.  Il a annoncé une baisse de 30% du prix du riz (sans dire comment) et des négociations avec le secteur privé pour relever le salaire minimum.

Ces annonces ont laissé la population sceptique. Faim et lassitude aidant – le pouvoir compte sur elles pour rester en place – les jours suivants ont été plus calmes.  Mais le feu couve toujours sous la cendre et une nouvelle manifestation était vite annoncée.  Seul geste concret : la remise à la justice du rapport de la Cour des comptes sur le fonds PetroCaribe.

Une résilience étonnante.

« De crise en crise, de catastrophes naturelles en catastrophes humanitaires, le pays s’enfonce dans l’abîme » constate Père Maurice. On ne peut qu’être admiratif de la résilience d’une population affamée, méprisée par une élite prédatrice qui défend vigoureusement ses privilèges. En Haïti, ce mot prend tout son sens : « Tout tan tèt pa koupe, li gen espwa pote chapo (Tant que la tête n’est pas coupée, elle garde l’espoir de porter le chapeau) » dit un proverbe. Un malaise profond subsiste, qui pousse la jeunesse à s’exiler.

Des complexes hérités de l’esclavage

Père Maurice m’a remis un ouvrage éclairant.  Son auteur se « propose d’étudier quelques mœurs… [qui ont] aidé la population à échapper à la servitude et à se rendre indépendante, mais depuis longtemps ne servent plus à aucun salut collectif, mais plutôt à la simple satisfaction personnelle d’individus ou à des avantages de clan ». Il en analyse trois :

  • Le complexe du Tigre – l’abus systématique du pouvoir – porte un être humain à abuser de sa supériorité, c’est-à-dire de sa force, de son pouvoir pour blesser ou tuer d’autres êtres humains sans nécessité réelle. Qu’il s’agisse du savoir, de la richesse, de la force physique, du sexe ou de la politique, la lutte est sans pitié et sans remise (se pwen fé pa).

 

  • Le complexe du Marsouin – la dévalorisation systématique – fait qu’un individu dévalorisé est porté à mépriser la culture dont il est l’image. Pour réduire le sentiment de son infériorité, rien de tel que de dénigrer les autres !

 

  • Le complexe de la Pintade sauvage – le recours systématique à la duperie. Utile pour lutter contre l’oppresseur et gagner la guerre d’indépendance, la débrouillardise sert aujourd’hui à légitimer le mensonge et le vol et à en faire des traits de caractère partagés. Cet éloge de la duperie se retrouve dans les contes de Ti Malice qui berne son oncle, Bouki…

« Ces trois complexes se touchent et se complètent dans la démolition progressive du patrimoine commun […] On dévalorise l’autre, on détruit son amour-propre, on en veut à sa réputation ; et pour peu que le syndrome du tigre s’en mêle de façon dramatique, on en veut à ses biens et même à sa vie, utilisant des moyens plus ou moins violents et féroces. Le complexe de la pintade sauvage à son tour colore inutilement et dangereusement toutes les relations familiales, scolaires, ecclésiales, professionnelles, administratives privées et publiques.

Pourtant le pays montre de temps en temps des sursauts d’excellence.  C’est qu’il possède des ressources immenses utilisées dans le cadre restreint de l’individu, du clan ou de la tribu, soit en artisanat, en peinture, en sport, soit en technologie, etc. […]  Où est donc le problème ? […]  C’est que les tares sociales empêchent l’épanouissement des valeurs individuelles qui devraient directement ou indirectement servir au bien-être général de la grande communauté haïtienne. »

Une note d’espoir

« On le répète souvent ici, dit Père Maurice, « tant qu’il a de la vie il y a de l’espoir », même quand on compte chaque jour les morts.

On souhaiterait d’une part, que les amis d’Haïti accompagnent le peuple haïtien avec la compassion et la bienveillance dont on entoure un malade jusqu’à sa guérison ; on peut pallier le défaut d’indépendance du pays par la mise en place de structures qui lui obtiennent progressivement une relative autonomie de pensée et d’action, et le faire sans conditions, sans autre intérêt que la bonne santé du patient !

D’autre part, la conversion des mentalités est le « chemin montant, sablonneux, malaisé », de Jean de La Fontaine dans « Le coche et la mouche »… Des universitaires s’y engagent pour faire entendre le cri des jeunes générations sans avenir, victimes de la « mauvaise gestion » des gouvernements qui se succèdent depuis des décennies. Leur discours est nouveau en ce sens qu’il n’invite pas à la haine ni à la violence, mais au dialogue clair, c’est à dire sans hypocrisie, pour bâtir ensemble une société différente de celle qu’ils connaissent aujourd’hui. […] Les jeunes sont trop souvent oubliés, ignorés, alors qu’ils sont l’avenir du pays. Pourquoi ne pas aller vers eux, les rejoindre dans leur juste combat non violent, les écouter et leur donner la chance et les voies et moyens de s’impliquer pour la transformation de la société ?

La démission de Nicolas Hulot, le mouvement des gilets jaunes, les controverses sur le rôle des lobbys à Bruxelles sont autant de signes qui témoignent de l’inquiétude citoyenne quant à l’idéal démocratique face au pouvoir grandissant des entreprises multinationales.

 

Dans ce contexte, une coalition européenne de plus de 200 organisations de la société civile a lancé une grande campagne intitulée « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales ». Cette campagne, articulée autour d’une pétition et d’initiatives diverses, met en lumière les multiples processus législatifs visant à mettre fin au système de justice d’exception dont bénéficient les multinationales et à introduire des régulations contraignantes pour le respect des droits humains et de l’environnement.

Les entreprises bénéficient en effet aujourd’hui d’une véritable justice d’exception. Le mécanisme d’arbitrage investisseur-Etat, apparu en 1965 à l’initiative de la Banque mondiale, leur permet d’attaquer devant des tribunaux d’arbitrage privés les États qui adoptent démocratiquement des législations favorables à la promotion des droits humains et à la protection de l’environnement. Ce système de justice parallèle, reconnu dans pas moins de 3400 traités de commerce et d’investissement, a généré plus de 900 plaintes. Aucun domaine n’est épargné par les entreprises qui l’utilisent pour remettre en cause des politiques publiques d’intérêt général relatives à la santé, la fiscalité, l’environnement ou au salaire minimum.

 

Une mise en cause des traités de libre-échange

Philipp Morris a ainsi réclamé 25 milliards de dollars à l’Uruguay (au PIB de 55 milliards de dollars), qui souhaitait renforcer sa législation sur le paquet neutre de cigarettes. Philipp Morris a perdu, mais les témoignages affluent confirmant l’effet dissuasif de cette procédure sur d’autres États souhaitant légiférer en ce sens. Parfois, les États sont moins chanceux : le Mexique, confronté à Cargill, a dû débourser 77 millions de dollars pour lutter contre l’obésité en instituant une nouvelle taxe sur les sirops de maïs riches en fructose. En France, le Conseil constitutionnel a en partie vidé de sa substance la loi Hulot sur les hydrocarbures pour éviter une possible plainte en arbitrage de l’entreprise canadienne Vermillion.

Ce mécanisme, qui foule aux pieds les principes démocratiques, a été au cœur des mouvements de contestation contre les traités de libre-échange entre l’Union Européenne (UE) et les États-Unis (TAFTA) ou le Canada (CETA) en 2016. Pourtant, l’UE continue à le promouvoir dans les accords en cours de négociation avec le Canada, le Japon, Singapour, le Vietnam.

A l’inverse, l’UE poursuit une « stratégie de diversion » afin d’éviter l’adoption d’un traité onusien contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement[2]. Leurs victimes rencontrent des difficultés titanesques pour accéder à la justice et obtenir réparation. Le cas du Rana Plaza est instructif : il aura fallu deux ans de mobilisation internationale pour que Benetton, acheteur majeur auprès du Rana Plaza, accepte de contribuer au fond d’indemnisation… Au total, le Rana Plaza Donors Trust Fund, alimenté de manière volontaire par les marques textiles, aura atteint 30 millions de dollars, répartis entre les 3 000 personnes et familles directement concernées par la catastrophe. Pour obtenir réellement justice, avec des dommages et intérêts proportionnels au préjudice subi, tout reste à faire. Remonter aux maisons mères relève du calvaire…

 

Une loi sur le devoir de vigilance en France

Le 24 novembre 2012, au Pakistan, 250 personnes sont mortes brûlées vives dans l’atelier textile Tazreen Fashions. Quatre victimes ont tenté d’obtenir réparation auprès de l’entreprise allemande Kik, qui y sous-traitait une partie de sa production. En janvier 2019, elles ont été déboutées par les tribunaux allemands sous prétexte que leur plainte ne respectait pas les délais de prescription de la loi pakistanaise ! Les victimes de la pollution de Shell au Nigéria ont reçu une réponse similaire : pour les juges britanniques, Shell n’était en rien responsable des agissements de sa filiale Shell Nigeria.

Afin de lever ces obstacles, la France s’est dotée en mars 2017 d’une loi pionnière, la loi sur le devoir de vigilance. Aujourd’hui devenue une référence mondiale, de nombreuses réformes sont en cours en Europe et dans le monde pour rendre les multinationales redevables de leurs actes devant la justice. Une directive européenne pourrait voir prochainement le jour, le vice-président de la Commission européenne s’étant exprimé dans ce sens. Et la société civile se mobilise fortement pour que les États membres de l’OCDE soutiennent l’adoption d’un traité onusien sur la question.

A ce moment charnière, un demi-million de citoyens ont signé en un mois la pétition visant à révoquer l’arbitrage et à appuyer les processus législatifs tendant à assurer l’accès à la justice des victimes des multinationales. Voilà un enjeu des prochaines élections européennes !