Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Dans cette lettre, que pensez de la visite historique du pape aux Emirats arabes unis ?

En participant au colloque organisé par le Vatican et l’Université grégorienne sur le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les 10 et 11 décembre derniers, il était frappant de voir combien les 200 participants environ, venus du monde entier, étaient marqués par le phénomène français des gilets jaunes.

 

Beaucoup restaient interrogateurs. Notre pays était perçu de façon ambivalente : pays – soi-disant et réellement – des droits de l’homme, pays donneur de leçons qu’il ferait bien de s’appliquer à lui-même[1]et pays restant néanmoins source d’inspiration, dont on attend une certaine créativité et des initiatives, notamment en matière des droits et devoirs humains.

Voici un autre illustration de la diffusion du phénomène : ce même 10 décembre dernier, l’avocat Mohamed Ramadan, spécialiste de la défense des prisonniers politiques, des victimes de la torture et des défenseurs des droits humains, était arrêté à Alexandrie, pour avoir publié sur sa page Facebook une photo où il était revêtu d’un gilet jaune, en solidarité avec le mouvement français ; « la police a déclaré avoir saisi plusieurs gilets jaunes à son domicile, le jour de son arrestation, comme autant de preuves qu’ils étaient destinés à être utilisés pour contester le régime… les autorités avaient conditionné la vente de gilets jaunes à une autorisation préalable de la police » (La Croix, 21 janvier 2019).

Les messages du pape François sur la situation internationale délivrés au corps diplomatique donnent des éléments de réflexion, instructifs, mutatis mutandis, pour notre pays et la compréhension du phénomène des gilets jaunes. Ainsi, le 8 janvier 2018, tirant, de la première guerre mondiale, des « avertissements », le Pape dénonçait les processus d’humiliation (des vaincus) et affirmait la nécessité (pour les nations) de traiter (entre elles) « dans un climat de parité ». Certains gilets jaunes ne se perçoivent-ils pas, à tort ou à raison, comme humiliés, comme « non-pairs », rejetant dès lors démocratie représentative et corps intermédiaires ? Mais une « contre-humiliation » en forme de non-réponse aux propositions de débat est-elle une réponse ?

Une globalisation trop rapide ?

Le 7 janvier 2019, le Pape relevait « une certaine incapacité du système multilatéral à offrir des solutions efficaces à diverses situations irrésolues depuis longtemps, comme certains conflits “gelés”, et à affronter les défis actuels de manière satisfaisante pour tous. C’est en partie le résultat de l’évolution des politiques nationales, toujours plus fréquemment déterminées par la recherche d’un consensus immédiat et intransigeant, plutôt que par la poursuite patiente du bien commun avec des réponses à long terme ». Et d’ajouter : « C’est en partie la conséquence de la réaction dans certaines parties du monde d’une globalisation qui s’est développée trop rapidement dans certains aspects et de façon désordonnée, si bien que se produit une tension entre la globalisation et la localisation. Il faut donc prêter attention à la dimension globale sans perdre de vue ce qui est local »[2]. Cette analyse ne peut-elle être décalquée sur notre situation française ?

Le pape pointait le risque d’un « manque de confiance général », d’une « crise de crédibilité de la politique (internationale) », d’une « marginalisation des … plus vulnérables ». La défiance envers les journalistes, les politiques, les « experts » etc…, et les discours sur la « post-vérité », ou en forme de fake news ou de théories du complot, ne sont-ils pas un résultat et un facteur de ce manque général de confiance ? On pourrait poursuivre l’analogie entre la situation internationale et la crise française… L’Église est dans son rôle quand elle rappelle les fondements : la dignité de tout homme, l’aspiration à la fraternité (cf. le message de Mgr Aupetit : « l’urgence de la fraternité », 5 décembre 2018).

Notes :

[1] Certains interrogent la notion d’universalité des droits de l’homme, au nom de coutumes et traditions différentes (les droits humains seraient en quelque sorte seulement « occidentaux »), ou en raison de pratiques jugées (néo-)colonialistes de pays réputés à l’origine des droits humains (leurs pratiques invalident le concept même des droits humains qu’ils ont élaboré). Le pape François a déclaré au corps diplomatique le 7 janvier 2019 : « Un rôle fondamental est joué par les droits humains, énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont nous avons célébré il y a peu le 70ème anniversaire, dont il serait opportun de redécouvrir le caractère universel, objectif et rationnel, afin que ne dominent pas des visions partielles et subjectives de l’homme, qui risquent d’ouvrir la voie à de nouvelles inégalités, injustices, discriminations et, à l’extrême, aussi à de nouvelles violences et de nouveaux abus » et le 8 janvier 2018 : « Les traditions de chaque peuple ne peuvent être évoquées comme un prétexte pour manquer au respect dû aux droits fondamentaux énoncés par la Déclaration universelle des droits humains ».

 

[2] « Devant l’idée d’une globalisation sphérique, qui nivelle les différences et dans laquelle les particularités semblent disparaître, il est facile que ré-émergent les nationalismes, tandis que la globalisation peut être aussi une opportunité, dès lors qu’elle est “polyédrique”, c’est-à-dire qu’elle favorise une tension positive entre l’identité de chacun des peuples et pays et la globalisation même, selon le principe que le tout est supérieur à la partie. »

Quant aux Européennes, Marine Le Pen a affiché sa couleur : « il s’agira de battre Macron ». Peu importe l’objet réel de ces élections (élire des députés qui devront travailler à bâtir la politique de l’Union).

Beaucoup de dirigeants politiques, dans de nombreux États, en feront une occasion de sanctionner les gouvernements nationaux. Comment remettre l’Europe au centre du débat ? Comment rappeler ce qu’elle est : toujours en projet parce que jamais achevée ? Comment mieux signifier ses succès et réparer ses faiblesses ? Le désamour, voire l’hostilité, à l’égard de l’Union européenne doivent être analysés par ceux qui y croient, sous peine de laisser toute la place aux populistes. Dans ce but, beaucoup se mobilisent.

Le 9 janvier dernier, Justice et Paix proposait aux Instituts religieux une réflexion : « Où en est l’Europe aujourd’hui ? Pour aller où ? », donnant la parole à des experts et permettant aux participants de dialoguer. Si la réponse à la première question fut un diagnostic partagé, dessiner les contours d’un avenir pour l’Europe s’est avéré plus complexe.

Présentation de la journée

Le P. Grégoire Catta, jésuite, directeur du Service National Famille et Société, a rappelé les vents mauvais soufflant sur l’Europe : le Brexit, les tendances nationalistes exprimées dans plusieurs pays et, symbole de l’incapacité de l’Europe à s’atteler au défi des migrations, l’errance de 49 migrants, alors retenus au large de Malte, en attente d’un pays d’accueil. Or le Pape argentin s’intéresse à l’Europe (pas moins de 5 discours), invitant les chrétiens à lui redonner une âme : « Personne et communauté sont les fondements de l’Europe que, en tant que chrétiens, nous voulons et pouvons contribuer à construire. Les pierres de cet édifice s’appellent dialogue, inclusion, solidarité, développement et paix ».

Sylvie Goulard, qui exerça de nombreuses responsabilités européennes, et Mgr Antoine Hérouard, évêque auxiliaire de Lille, représentant de la Conférence des Évêques de France à la COMECE[1] ont tous deux évoqué ce contexte négatif.

Les points de force de l’Union

Sylvie Goulard a d’abord insisté sur les « points de force » de l’Union, les domaines où l’Union s’est donné les moyens d’agir, d’organiser, de contrôler. A contrario, les faiblesses sont manifestes là où l’Europe ne s’est pas dotée d’instruments et d’une politique efficaces.

L’Europe offre un cadre de droit et de paix. Le rappeler, alors que viennent d’être mis en lumière les morts de la guerre de 14-18, n’est pas inutile. Il est important de souligner les valeurs que partagent les États de l’Union, affirmées au sortir de la seconde guerre mondiale et de la Shoah où la dignité humaine fut si profondément bafouée. Ces États ont volontairement « choisi la voie de la réconciliation en vue du Bien commun ». Et de rappeler que, partout dans l’Union, la peine de mort a été abolie, les droits des femmes, des minorités, des homosexuels, ont été reconnus. Mgr Hérouard, lui aussi, mit l’accent sur cette dimension du projet européen. Historiquement, l’Église, dans sa recherche de la paix, a soutenu les efforts de réconciliation. Pour les jeunes générations, cela semble chose acquise, mais cela reste fragile.

Deuxième point fort, selon Sylvie Goulard : l’euro, le domaine économique et la discipline budgétaire ont permis de juguler l’inflation et d’aider les États ou les régions les plus pauvres de l’Europe. Mais si la banque centrale a des pouvoirs forts, elle a un mandat étroit : lutter contre l’instabilité monétaire. Il faudrait, dit celle qui est désormais sous-gouverneur de la Banque de France, élargir ce mandat.

Troisième affirmation : les peuples peuvent sortir de l’Union, à preuve le Brexit. Mais le système n’a pas été conçu pour être défait : le processus est complexe. En Européenne convaincue, Sylvie Goulard a tenu à rectifier les affirmations des partisans du Brexit : non, le Royaume Uni n’a pas pâti de l’Europe ; au contraire, il a trop largement pesé sur les orientations libérales de son économie. Autre point fort souligné par l’ancienne députée : la « coopération en matière de sécurité », notamment dans la lutte contre le terrorisme.

La COMECE

Les Églises, et plus généralement les religions, ont une présence institutionnelle reconnue au sein de l’Union, dans le cadre d’un « dialogue ouvert, transparent, régulier », selon les termes du traité de Lisbonne. La COMECE a deux fois par an une rencontre de haut niveau avec la Commission et avec le Parlement. Des groupes internes à la COMECE travaillent sur différents dossiers et remettent leurs conclusions aux instances européennes. Ainsi, la commission des affaires sociales, dont Mgr Hérouard est le président, a travaillé sur l’avenir du travail en Europe et produit le document « Façonner l’avenir du travail », riche de propositions concrètes.

Fragilités ou insuffisances

Pour autant, l’Europe n’a pas bonne presse, a insisté Mgr Hérouard : elle paraît lointaine, technocratique, inefficace. On le constate avec la montée des populismes, des nationalismes dans plusieurs pays, mais aussi à la propension des politiques nationaux à minimiser les apports de l’Europe et à lui imputer leurs propres échecs ! Parmi les fragilités de l’Union, la cassure entre Est et Ouest, qui se sent aussi au sein des épiscopats. Les peuples de l’Est craignent d’être noyés dans un tout où les valeurs qu’ils prônent semblent étouffées, notamment sur la famille, le mariage, la défense de la vie, même si ces domaines en général ne relèvent pas directement de l’Union européenne. « Ils craignent le mauvais côté de l’Occident. Il faut entendre ce qu’ils disent, a plaidé le représentant de la France à la COMECE, écouter leur histoire, leurs aspirations et leurs craintes ».

L’un et l’autre ont également déploré que dans les domaines de la défense ou de la politique internationale, l’Europe ne se soit pas donné les moyens de coordination indispensables.

Parmi les graves échecs de l’Europe, la crise des migrations. L’Europe n’a pas protégé ses frontières extérieures, laissant aux pays géographiquement en première ligne la charge du problème. Sylvie Goulard a dénoncé avec force l’horreur que subissent les migrants, du fait des passeurs. « Pourquoi croyez-vous qu’il y ait tant de jeunes femmes avec des bébés ? Ce n’est pas un choix. Elles ont été violées ; des jeunes hommes ont été violés ! » Les flux migratoires, dus notamment aux dérèglements climatiques, vont se poursuivre. Sylvie Goulard a rappelé les obligations humanitaires de l’Europe, la nécessité d’un traitement politique de la question et le devoir d’intégrer les immigrés. Il nous faut contrôler les frontières extérieures, par exemple en créant un corps fédéral de garde-côtes pour lutter contre les passeurs criminels.  Une action diplomatique commune et homogène est absolument indispensable : « les autres nous divisent », a-t-elle dit. Nous devons aussi mesurer ce que nous apportent ces étrangers, la part de travail qu’ils accomplissent auprès des enfants, des personnes âgées, des plus vulnérables. Et de rendre hommage aux communautés chrétiennes, en France et ailleurs, qui se mobilisent pour l’accueil des migrants. Il n’y a pas de petite action, de petit geste. Nous devons, nous citoyens, faire de l’Europe horizontale.

Témoignage et perspectives

De cette Europe lointaine, il convenait de se rapprocher grâce à des ateliers animés : par le témoignage d’un couple franco-allemand, Renate et Jean-Pierre Guérend ; par les réflexions sur le travail autour de Bernard Jarry-Lacombe, chargé de mission sur les nouvelles technologies au sein du service Famille et société ; par une analyse de la montée des populismes avec le P. Paul Valadier.

Le P. Carlos Caetano, directeur de la Pastorale des migrants, dans une intervention plus spirituelle, a appelé à sortir de l’immigration fantasmée, pour affronter le réel.  Selon lui, c’est le rôle de l’Église de rééquilibrer le regard porté sur les migrants, de rappeler leurs apports culturels, économiques, sociaux. « Nous sommes tous habités par des peurs, mais nous devons nous situer en chrétiens … Nous avons une double nationalité, celle de notre pays et celle de baptisé. » Pour l’Église catholique, les États ont le droit de réguler l’immigration (sans régulation, c’est le chaos), mais ils doivent respecter les principes de la dignité des personnes, de l’unité des familles. « L’Église et le pape François, pasteur d’une Eglise sans frontière, sont et resteront à contre-courant … La condition du migrant en déplacement est le paradigme de la vie chrétienne. L’accueil de l’étranger est un vrai test de foi, de fidélité à l’Évangile. » Il appartient aussi aux étrangers de dépasser leurs propres résistances, les idéalisations du passé ou du pays de départ.

Au terme du travail commun, il fut beaucoup question d’éducation et d’information, afin que chacun connaisse mieux l’Europe, en apprenne les langues, comprenne son fonctionnement, ses réalisations. Malgré le socle européen des droits sociaux, récemment adopté, beaucoup de questions sociales restent en suspens : les emplois flexibles, les écarts de salaires, les différences en matière de fiscalité, les paradis fiscaux, les besoins de la transition écologique…

« Il faudrait réinventer l’Europe ». Car les menaces sont là : la Chine, l’Amérique de Trump, la Russie de Poutine, l’interférence de puissances étrangères dans les processus démocratiques de certains États, la désinformation entretenue par les réseaux sociaux, comme sur le Pacte de Marrakech : il n’est en rien contraignant et ne concerne pas seulement l’Europe ; cette initiative de l’ONU essaie de se donner des règles communes, un cadre de coopération.

Sylvie Goulard adjure les adversaires de l’Union de ne pas soulever de « fausses espérances », nourries de nostalgie pour une époque qui n’est plus : croire que les nations seules puissent être souveraines est un leurre ! Certes, beaucoup de choses ne vont pas bien, mais nous devons travailler activement à les changer, a-t-elle proposé. Aux opposants, demandons : « Que proposez-vous à la place ? Que proposent les partisans du Brexit ou d’un éventuel Frexit ? »

Pour Mgr Hérouard, nous ne devons pas oublier que l’Europe est regardée à l’extérieur, qu’elle peut faire envie :  elle a donc une mission au-delà de ses frontières. En vingt ans, le monde a radicalement changé. L’Europe n’en est pas le centre. Néanmoins, sa compréhension de la dignité de l’homme, de la solidarité, peut représenter un idéal pour d’autres peuples. Encore faut-il en être digne.

L’Europe reste un horizon incontournable de nos démocraties. Selon les mots de conclusion de Marc de Montalembert, l’Europe doit être un projet éthique et politique, fondée sur la paix, la solidarité, l’ouverture à l’autre. Le 26 mai prochain, les électeurs devront s’en souvenir.

Notes :

[1] COMmission des Episcopats de la Communauté Européenne