Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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A la veille du référendum qui déterminera l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, Justice et Paix, pour qui la question revêt une dimension particulière revient sur la situation.

Le 4 novembre 2018, la Nouvelle-Calédonie vivra un scrutin important pour son avenir.  Notre propos n’est pas d’interférer dans le référendum lui-même, dont le résultat appartient aux habitants.

Cet épisode électoral prend place dans une histoire mouvementée qui fut marquée par les événements dramatiques des années 80 et tout particulièrement de 1988. Les troubles se sont apaisés avec les accords de Matignon-Oudinot au cours de cette même année (gouvernement Rocard). En reprenant des éléments de cette histoire mouvementée, nous pouvons recueillir quelques enseignements de portée plus générale.

Assumer et dépasser une histoire tissée de violences

Le scrutin de novembre est important pour l’ensemble des habitants de Nouvelle-Calédonie, mais le résultat ne peut à lui seul résoudre le problème central : comment vivre ensemble, et construire un avenir commun, alors que le passé fut marqué par des tensions et des violences, en raison de difficiles reconnaissances mutuelles ?

Ce territoire est devenu « collectivité française » à partir de 1853. Il fut d’abord considéré comme une colonie pénale dans laquelle ont été relégués des acteurs de la Commune de Paris, il comportait aussi un bagne. En raison de potentielles ressources minières et agricoles, il devint aussi une colonie  de peuplement, notamment avec l’arrivée de populations asiatiques. Un tel projet colonial faisait peu de cas de la population originelle et affichait même du mépris à son égard ; pensons à l’exposition coloniale de 1931 avec des « zoos humains » comprenant notamment des Kanaks exposés au regard des visiteurs.

Il existait aussi des tensions liées à l’appropriation de la terre qui se doublaient d’incompréhensions culturelles. Entre des communautés qui entretiennent un rapport sacré à la terre et de nouveaux arrivants qui n’y voient que sols à exploiter et minerais à extraire, la reconnaissance mutuelle n’est pas évidente ! Certes, l’histoire induit des évolutions de mentalités et la rencontre entre les différentes populations peut permettre des échanges. Mais il ne faut pas sous estimer le sentiment d’injustice lié aux inégalités dans l’accès aux biens et aux services ; aujourd’hui, des Kanaks revendiquent une meilleure répartition des richesses, y compris celles liées au nickel. Dans le même temps, on peut considérer comme dangereux d’en rester à une représentation technico-économique du « progrès » qui ne voit dans le sol et dans ses ressources qu’un potentiel à exploiter. Aujourd’hui, la prise en compte d’une culture traditionnelle qui entretient un rapport plus complexe et plus riche avec la nature peut se révéler précieuse pour l’avenir.

Promouvoir un bien commun ouvert à l’avenir

Le rappel des différentes manières de gérer les événements dramatiques de 1988 conduit à une réflexion sur le rôle du politique. La tension était devenue extrême au moment de l’élection présidentielle de 88 et les tentatives de récupération électorale n’ont pas manqué. La violence se trouve à son comble avec la prise en otage de gendarmes, puis l’intervention de la force publique qui fait de nombreuses victimes. La question de savoir si une solution négociée aurait pu être trouvée demeure en débat.

Mais on retient surtout que, après le drame, la décision rapide prise par le gouvernement Rocard d’envoyer une mission de dialogue a ouvert la voie aux « accords de Matignon » signés dès le 26 juin par Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Cette mission de dialogue, qui comprenait notamment des personnalités religieuses, dont Paul Guiberteau alors recteur de l’Institut catholique de Paris, a multiplié les rencontres et les entretiens, mais elle a aussi accompli des gestes symboliques en faisant mémoire de toutes les victimes. La dignité des différents protagonistes se trouvait ainsi honorée.

Cet épisode permet de s’interroger sur le rôle du politique. Certes, il a en charge l’ordre public et on lui reconnaît traditionnellement le monopole de l’usage de la force.  Mais le recours aux armes peut amplifier le climat de violence et provoquer des traumatismes qui desservent la paix civile. Le passage par la négociation, en intégrant des acteurs culturels et spirituels qui favorisent la rencontre et le dialogue, peut se révéler bien plus fructueux que le seul déploiement de la force des armes. Le politique sert vraiment le bien commun dans la mesure où il veille au bien vivre des plus fragiles, de ceux qui n’ont guère d’atouts à faire valoir ; sinon, l’humiliation et la marginalisation entretiennent un climat de défiance propice à un déchaînement de violence.

Et demain …

La volonté de vivre ensemble, comme engagement éthique et politique, commence par le respect de l’autre, celui-ci étant considéré comme un partenaire et non comme un ennemi  a priori ; elle prend corps dans la rencontre et le partage, dans un travail commun pour la justice sociale. Dans le cadre d’un tel projet, la mobilisation des ressources morales et spirituelles permet à chacun de reconnaître les souffrances de l’autre, de prendre le chemin du pardon, en vue de construire un avenir commun qui aura toujours à affronter des tensions. Il dépend de chacune des communautés, de chacun des acteurs, que ces tensions ne dérivent en violences destructrices.

Pour en revenir au référendum du 4 novembre, on peut laisser la parole au P. Roch Apikaoua, vicaire général du diocèse de Nouméa : il invite chacun à se libérer des peurs qui empêchent d’aller vers l’autre, « nous devons faire de ce pays un lieu habitable par tous ».

Le 4 novembre, les électeurs calédoniens inscrits sur la liste spéciale référendaire iront voter, répondant par oui ou par non à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ».

Pour l’ONU, la Nouvelle Calédonie un territoire non autonome, « dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes » (Chapitre XI de la Charte), et dont la puissance administrante est la France.

Un peu d’histoire

Cet archipel du Pacifique Sud est peuplé depuis plus de 3.000 ans (culture austronésienne Lapita). Dumont d’Urville a proposé, en 1831, à la Société de Géographie de Paris, d’organiser le Pacifique en quatre zones : la Polynésie (nombreuses îles), la Mélanésie (îles noires), et la Micronésie (petites îles), formant ainsi l’Océanie, et la Malaisie, plus tard rattachée à l’Asie du Sud-Est.

Le 4 septembre 1774, James Cook, d’origine écossaise (latin : Caledonia, Écosse), baptise cette terre New Caledonia. Le 24 septembre 1853, le contre-amiral Febvrier-Despointes en prend possession, comme colonie, en représailles au massacre de douze marins français de l’Alcmène par des Canaques le 29 novembre 1850, lesquels réagissaient à l’intrusion de missionnaires. Un bagne fut implanté de 1864 à 1924. En 1876, Jules Garnier dépose un brevet en vue de l’exploitation industrielle du nickel. Une main d’œuvre asiatique (Japonais, Tonkinois, Javanais) et polynésienne est bientôt recrutée. Cette colonie devient Territoire d’Outre-Mer en 1946, puis Collectivité d’Outre-Mer à statut spécial en 2003.

Le terme hawaïen kanak signifie homme, être humain, homme libre. Il désigne, plus ou moins péjorativement pour les Européens du 19ème siècle, les Mélanésiens, puis spécifiquement les autochtones néo-calédoniens (dites canaques). Ces derniers assument le terme, depuis les années 1970, pour marquer leur identité et leur culture. En 1975, J-M Tjibaou a joué sur l’homonymie, en créant sa pièce Kanaké (nom d’un héros mythique).

 Le terme d’un processus

Le référendum du 4 novembre 2018 pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie marquera le terme de l’Accord de Nouméa[1], signé le 5 mai 1998, lequel prolongeait les Accords de Matignon (26 juin 1988) et d’Oudinot (20 août 1988)[2].

Les accords de Matignon-Oudinot ont permis de ramener la paix, après les tensions de ce que l’on appelle toujours sur place les « événements » (affrontements entre Indépendantistes et les Loyalistes,  partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France), événements qui ont abouti au drame de la grotte d’Ouvéa en 1988[3].

L’Accord de Nouméa a repoussé la date du référendum entre 2014 et 2018[4]. De 1998 à 2014, des compétences ont été progressivement transférées à la Nouvelle-Calédonie, la République française demeurant en charge de la défense, de la sécurité intérieure, de la justice, de la monnaie et de la politique étrangère (moyennant associer la Nouvelle-Calédonie aux actions de coopération régionale).

Ces dernières semaines, deux instituts de sondages différents ont montré que les partisans de l’indépendance représenteraient entre 30 et 35%, et les loyalistes 65 à 70%, d’un corps électoral d’un peu plus de 174.000 électeurs (pour 268.767 habitants en 2014).

Les Indépendantistes

C’est d’abord leur propre camp que les Indépendantistes doivent convaincre, s’ils veulent inverser la tendance. Car de nombreux Kanaks ne sont pas convaincus de la viabilité du projet d’avenir présenté par leurs leaders. Problèmes de gouvernance, mais surtout de ressources : qui va payer la santé, l’école, les infrastructures en cas d’indépendance ? Le spectre d’une paupérisation de la population fait peur.

La crise du cours du nickel, qui a lourdement affecté les trois opérateurs miniers présents en Calédonie et leur environnement social, a montré qu’une Calédonie indépendante aurait du mal à vivre, même avec cette ressource forte, sans aide extérieure. Du pain béni pour les loyalistes : ils rappellent chaque fois qu’ils le peuvent que la France « dépense » chaque année, sous diverses formes, un peu plus d’un milliard d’euros dans ce coin de terre française du Pacifique… Et de citer aussi le Vanuatu voisin (ex-Nouvelles-Hébrides), qui a acquis son indépendance il y a 38 ans : le Vanuatu fait aujourd’hui partie des pays les plus pauvres du monde, il est soutenu financièrement par l’Australie et la Nouvelle-Zélande et il attire les appétits économiques chinois.

Mais il y a aussi une réticence chez certains indépendantistes à se séparer de la France de cette façon. Élie Poigoune, professeur à la retraite, est aujourd’hui le président de la Ligue des Droits de l’Homme en Nouvelle-Calédonie. Son engagement sur les points chauds, lors des événements, lui a valu quelques mois de prison dans les années 80. Il ne renie pas ses combats, mais affirme publiquement qu’il ne souhaite pas l’indépendance maintenant (même s’il votera oui au référendum) : il reconnait que la France est une chance pour la Nouvelle-Calédonie, notamment parce qu’elle est aujourd’hui un socle pour toutes les communautés vivant sur ce territoire.  Il faut savoir, à titre d’exemple, que le français resterait sans doute la langue parlée en cas d’indépendance, puisque c’est la seule langue commune…

Le score des indépendantistes devrait aussi pâtir de divisions internes. L’USTKE – syndicat indépendantiste – et le parti travailliste, son bras politique, ont appelé leurs militants à ne pas prendre part au référendum qu’ils qualifient de « mascarade ». Il s’agit d’une probable manœuvre pour affaiblir les leaders du FLNKS (Front de Libération Kanak et Socialiste), principal socle du mouvement indépendantiste politique dont ils ne font pas partie, pour se positionner, au lendemain d’un référendum largement perdu, comme les « authentiques » indépendantistes. Cela risque d’affaiblir les résultats du camp indépendantiste.

Les Loyalistes

Chez les loyalistes, la campagne est atone, et les préoccupations, ailleurs. Contrairement aux indépendantistes, ils n’ont pas de projet à proposer, si ce n’est celui de rester Français.  Éclatée aujourd’hui en plusieurs partis, la famille loyaliste se déchire déjà pour les élections provinciales de mai 2019, qui détermineront les majorités politiques dans les institutions pour les cinq ans à venir. Une période cruciale, car en cas de non à l’indépendance le 4 novembre 2018, un autre référendum est prévu. Si le résultat est le même, un troisième référendum sera organisé, et son résultat sera cette fois-ci définitif, quelle que soit la réponse. Le tout étalé sur une période de trois ou quatre ans.

Cette longue période inquiète : tant que les Calédoniens n’auront pas choisi leur avenir, le monde économique sera fragilisé. Faut-il ou non continuer à investir si l’indépendance arrive ? Comment attirer de nouveaux investisseurs en période incertaine ? Même les opérateurs miniers, confrontés à une crise des cours mondiaux du nickel et contraints à des politiques de gain de productivité drastiques, sont tendus. Le PDG du Géant Brésilien Vale, qui opère dans le sud, avait laissé entendre, il y a quelques mois, une éventuelle possibilité de mise en sommeil de l’unité de production de nickel. Intox ou réalité ? En tout cas, les impacts économiques et sociaux d’une telle décision seraient catastrophiques.

Pour le référendum, les loyalistes appellent leur camp à se mobiliser pour dire un non le plus large possible à l’indépendance. Selon eux, un rejet massif imposerait aux indépendantistes de négocier pour aboutir à une solution qui ne serait plus le résultat d’un référendum binaire, mais d’un nouvel accord et d’un choix fait ensemble : le fameux destin commun pour les Calédoniens. Certains loyalistes auraient même souhaité que ce nouvel accord soit négocié avant le référendum pour éviter la radicalisation des deux blocs, qui ont appris, en trente ans d’accords successifs, à travailler ensemble et à se respecter, à diriger les institutions et même à bâtir des projets communs. Ils craignent un référendum couperet qui ferait des gagnants et des perdants….

Mais cette campagne est aussi atone parce que les préoccupations des Calédoniens sont ailleurs. Longtemps protégée par son insularité et sa ressource en nickel, la Nouvelle-Calédonie a été épargnée par la crise. Tel n’est plus le cas : la lutte contre la vie chère, la sauvegarde d’emplois dans certains secteurs comme le BTP par exemple, la mise en place d’une TVA (appelée TGC, Taxe Générale à la Consommation) pour laquelle il faut éviter tout effet inflationniste, le redressement des comptes sociaux – notamment de l’assurance maladie – et la pérennisation des aides sociales pour les plus démunis apparaissent plus importants qu’un vote dont le résultat ne fait guère de doute.

Et que dire des problèmes de société, de l’échec scolaire, de la perte de repères, de la délinquance des jeunes, majoritairement kanake, sur fond de surconsommation d’alcool et de cannabis. Certains spécialistes estiment au moins à 25% le nombre de personnes psychiquement « irrécupérables ».

Les Calédoniens, indépendantistes ou loyalistes, ont compris que le référendum ne pourrait pas régler l’ensemble de ces problèmes. Étant à peu près sûrs du résultat de la consultation, ils l’attendent comme une étape incontournable, mais sans passion. Il parait peu probable que la Calédonie ait définitivement choisi son destin en 2018.

 

[1] L’Accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998, a été approuvé par les Néo-calédoniens. Abstentions : 25,77 %, blancs ou nuls : 1,97 % ; oui : 51,93 %, non : 20,33 %.

[2] Ces Accords, signés à Paris, avaient été précédés d’une Mission de dialogue organisée par le gouvernement de Michel Rocard, confiée à Christian Blanc. Les indépendantistes étaient conduits par Jean-Marie Tjibaou, et les anti-indépendantistes par le député Jacques Lafleur. Les accords, signés à l’hôtel de Matignon le 26 juin 1988, ont été complétés à l’hôtel de Montmorin (rue Oudinot) le 20 août 1988. Ils ont été approuvés par les Français, par référendum (« approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le Président de la République et portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1998 ? »), le 6 novembre 1988. Résultat national : abstentions : 63,11 %, blancs ou nuls : 4,36 % ; oui : 26,02 %, non : 6,51 %. Ils ont été formalisés dans la loi n°88-1028 du 9 novembre 1988. En Nouvelle-Calédonie : 36,63 %, 5,19 %, 33,18 %, 25,00 % (Soit : Province du Sud : 34,16 %, 7,05 %, 25,17 % et 33,62 %, Province du Nord : 33,69 %, 2,93 %, 51,33 % et 12,05 %, Province des Îles Loyauté : 52,78 %, 0,40 %, 39,84 %, 6,98 %).

[3] Ces accords amnistient les massacres d’Ouvéa, interdisant tout procès sur la mort de 4 gendarmes et de 19 indépendantistes.

[4] Le référendum de 2018 est organisé par la loi organique du 5 août 2015 relative à la consultation sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté. Sa date, le 4 novembre 2018, a été fixée par le Congrès de Nouvelle-Calédonie le lundi 19 mars 2018.