Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Intervenir sans arme dans une zone de conflit est, à l’origine, une vision gandhienne. Depuis trente ans, elle s’incarne sur le terrain grâce à différents mouvements et organisations : des ONG (Christian Peacemakers Team, Peace Brigades International, Non-violent Peace Force etc.), et des Organisations internationales (OSCE, UE, ONU), qui, dans les années 1990, en ont repris certains outils et méthodes, en particulier l’observation.

 

À l’heure de Daesh et de Boko Haram, former des civils à l’observation, l’accompagnement, la médiation locale, et les envoyer dans des zones en tension, semble dangereusement utopique. Le conflit armé n’est-il pas chose trop sérieuse pour des civils ? Pire, ne risquent-ils pas de perturber les opérations, de créer du danger, par manque de formation, d’information, d’équipement, de coordination ? Ces critiques sont à prendre très au sérieux.

Néanmoins, l’idée que la sécurité dans les zones de danger relève exclusivement des acteurs étatiques repose sur une vision dépassée et une méconnaissance de l’outil Intervention civile de paix (ICP). Ce dernier n’a rien de magique ; ses limites sont connues. C’est une méthode de travail réaliste, prudente, adaptée aux nombreux troubles qui nous entourent.

 

Conflits d’aujourd’hui : complexes, diffus, mouvants, ancrés dans des structures sociales

Le conflit, local, national ou international, reste souvent appréhendé comme circonscrit dans un espace/temps défini et comme une affaire d’État, puisque l’État est responsable de l’ordre public et de la protection des populations. Cette vision repose sur des postulats qui ne sont plus valides, en particulier les distinctions entre zones de paix et zones de conflit armé, temps de paix et temps de guerre, personnel militaire et personnel civil, arme et tout autre objet à usage quotidien (machette, camion, radar, réseau social).

Aujourd’hui, même la distinction entre violence politique et violence criminelle est remise en cause, tant sont nombreuses les interactions financières et commerciales entre acteurs de violence, légaux ou non. Vivre en banlieue à Rio, Mexico ou même Marseille, c’est vivre en zone de conflit armé. Vivre dans des pays officiellement en paix comme le Honduras, le Guatemala, ou l’Égypte, s’avère risqué : disparitions, arrestations arbitraires, actes de torture y sont courants. Il faut le souligner, le premier acteur d’insécurité reste l’État : beaucoup craignent leur propre gouvernement, sa violence, sa corruption.

La plupart des conflits sont « glocaux » : des dynamiques globales (spéculation, armement, trafics, radicalisation religieuse) se greffent sur des tensions locales (cf. Nigéria, Yémen, Ukraine). La guerre se fait sans déclaration (terrorisme, cyber-attaque). La signature d’un accord de paix ne signifie pas grand-chose. La multiplication des recrutements de mercenaires, de sociétés de services de sécurité, avec la reconnaissance des nombreux rôles des civils (le rebelle de nuit, l’enfant-soldat), contribue à effacer la distinction civil/militaire. Les outils sont à double-tranchant : les réseaux sociaux, par exemple, sont outils de liberté, de propagande, de surveillance, un nouveau champ de bataille, avec ses propres règles et temporalités.

Les conflits sont donc complexes et peuvent basculer rapidement dans l’escalade. Dans ce contexte, les politiques de sécurité et de contre-terrorisme, mises en œuvre depuis 2001, n’ont apporté aucune sécurité concrète aux citoyens des pays occidentaux. La situation sécuritaire a dramatiquement empiré dans des pays aussi variés que l’Afghanistan, le Nigéria, le Yémen, la Lybie. L’accent mis sur l’éradication des personnes et des idées ne fonctionne pas. L’éradication radicalise, au contraire. Elle accentue les tensions sociales, à un coût extraordinaire (au moins 3.000 milliards de dollars pour les interventions américaines en Irak et en Afghanistan, d’après Stiglitz et Bilmes). La Banque Mondiale estimait en 2017 que près de deux milliards de personnes vivent dans des zones de conflit. D’après le PNUD (Programme de Nations Unies pour le Développement), 600 millions de jeunes vivent sans travail et sans espoir ; or, ce sont les populations les plus connectées, en colère, et mobiles. L’ONU parvient à peine à maintenir quinze opérations de maintien de la paix, avec environ 100.000 casques bleus. Les organisations régionales peinent à mettre en place des opérations coordonnées de sécurité : ainsi, le G5 Sahel.

Pourtant, les approches sécuritaires et militarisées restent dominantes. Souvent martelée, la raison invoquée ? Le manque d’alternative crédible. Or il existe des alternatives, des concepts et des pratiques ayant fait leurs preuves et méritant plus d’attention.

 

Logiques et limites de l’intervention civile de paix.

Créé en 1994 par le PNUD, le concept de sécurité humaine oblige à repenser la sécurité, son contenu, ses objets. Contrairement à la sécurité nationale, la sécurité humaine est certes politique et militaire mais aussi économique, sociale, environnementale et culturelle : non seulement freedom from fear, mais aussi freedom from want. Autre changement de perspective : l’objet de sécurité devient la personne et non l’État, car la sécurité nationale ne garantit pas celle des personnes. Le concept de sécurité humaine fait donc sens, au regard des conflits d’aujourd’hui. Populaire, il est néanmoins très critiqué dans les mondes universitaire, politique et militaire, comme trop vague, englobant, inopérable.

Il existe pourtant des pratiques qui s’y rattachent et s’en réclament. L’intervention civile de paix (ICP) en est une. Elle s’entend comme l’envoi, à la demande d’acteurs locaux, d’équipes non-armées, mais formées à la protection civile dans des zones de conflit : observation, accompagnement, médiation locale, interposition. Elle se décline en de nombreuses activités. Moins connues du grand public que les interventions humanitaires, les ICP sont principalement financées par les institutions internationales. Elles ont permis de protéger de nombreux défenseurs des droits humains (avocats, journalistes, syndicalistes, environnementalistes), des migrants et des civils piégés par la guerre, et ce, dans des contextes aussi différents que la Colombie, le Kosovo, le Soudan du Sud, l’Indonésie ou l’Irak.

Comme tout outil, cette présence proactive a ses limites. Son impact est moindre lorsque l’usage de la violence est pleinement assumé (génocide, attaque terroriste), socialement ancré (violence rituelle), irrationnel (acte de désespoir ou de folie, difficile à prévoir) ou encore lorsque l’impunité est complète. Mais, dans de nombreuses zones grises, lorsque politiques, militaires et milices s’entrecroisent, dans des cas de conflits terriens, ou d’intimidation pour l’accès aux services de l’État (justice, école, administration …), la présence ferme et bienveillante de tiers professionnels change souvent la donne.

Ce travail de prévention de la violence a pour cœur de métier la relation aux parties prenantes, acteurs armés et violents compris. Les équipes favorisent la circulation des personnes et des idées, limitent les rumeurs, les intimidations et les exactions. En coordination avec la société civile locale, elles travaillent le conflit à partir d’une analyse, toujours renouvelée, des intérêts, liens et hiérarchies en présence. C’est une démarche de solidarité et un soutien de l’état de droit, qui emprunte aux approches réalistes des relations internationales (analyse des forces, notions d’équilibre, prudence) et aux approches plus libérales (accent mis sur le droit) et requiert un grand professionnalisme.

 

Idée pertinente … et dérangeante

Le concept est pertinent parce que cohérent et adapté aux conflits d’aujourd’hui. L’ICP remet les communautés locales au cœur de l’équation sécuritaire et œuvre au renforcement de leur résilience face aux violences endogènes et importées. Les civils sont en effet les premiers à fouiller les décombres d’un tremblement de terre, à accueillir les exilés, à partager des informations sur la sécurité (par téléphone, radio locales, ou plateformes en ligne) et à chercher à défendre leurs droits. Ces mécanismes sont respectés, encouragés par les intervenants qui se placent en soutien des savoirs et savoir-faire locaux.

En se posant au niveau des personnes dans leurs communautés, les équipes questionnent, au quotidien, la réalité de la responsabilité de protéger. Elles encouragent les acteurs étatiques à assumer leur fonction de protection. L’ICP a anticipé de façon majeure le débat sur la responsabilité de protéger les populations (R2P). Surtout, elle décline concrètement cette initiative diplomatique trop souvent éloignée du terrain. Au-delà de la R2P, l’idée d’ICP repose sur une vision humaine de la sécurité dans toute sa complexité, reconnaissant que ‘tout est lié’ : dynamiques, réseaux, équilibres fragiles ; la clé est le lien social ; l’enjeu majeur est moins d’éradiquer le conflit que d’apprendre à le transformer sans violence. Cet outil entre donc en résonance avec de grands concepts du XXIe siècle (sécurité humaine, R2P, écologie intégrale) et les décline sur le terrain. Or elles ne sont pas nombreuses les méthodes qui promeuvent la non-violence au jour le jour, qui défendent le droit par le droit, qui relient les moyens et la fin.

Pertinent, cohérent, oui mais … efficace ? À petite échelle, les expériences positives se multiplient : des observateurs internationaux accompagnent des adolescents à l’école à Jérusalem pour limiter l’intimidation militaire ; des équipes de femmes soudanaises s’organisent pour assurer leur propre protection ; l’armée irakienne accepte la présence d’observateurs civils dans les camps de transit suite à la chute de Mossoul ; l’éducation à la paix bat son plein en Casamance. Les acteurs religieux sont très actifs. L’ONU s’intéresse également à ce travail.

L’idée d’ICP n’émerge que lentement. Pourquoi ? Pourquoi restons-nous fondamentalement sceptiques ? Je pense que le concept nous dérange, car il questionne l’État selon Hobbes. Plus précisément, il défie plusieurs postulats importants en science politique : la sécurité relève uniquement de l’État ;  elle se décline top-down ; l’efficacité est affaire de menace et de violence armée ; in fine la violence prévaut sur le droit ou le dialogue, surtout dans une zone de conflit. Ces axiomes restent profondément ancrés dans notre compréhension de la sécurité. Malgré les évidences, la réflexion de fait que commencer.

Enfin, il reste à bâtir : former, déployer, évaluer et faire évoluer des missions, tenir dans le temps. C’est un travail difficile qui requiert principes, cadrage, formation, engagement. La Commission Justice et Paix France, qui soutient de longue date l’ICP, s’est engagée aux côtés de l’Institut catholique de Paris et d’acteurs de terrain pour le lancement d’une formation en septembre 2018.

 

 

Un livre pour l’été ? Voici le témoignage étonnant du frère bénédictin brésilien Irénée Rezende Guimaraes, récemment décédé : J’ai mené le bon combat. Un moine face à la maladie de Charcot (Paris, Salvator, 2017, 187 p ; titre de l’article : citation, p. 167). Donnons-lui la parole :

 

« Je montai dans le véhicule, m’installait au volant, … tournai la clé dans le démarreur, levai mon pied pour le placer sur l’embrayage … Rien ! Je tentai à nouveau … Toujours rien ! Je parlai à haute voix à ma jambe : « Maintenant, je veux que tu bouges, que mon pied se mette sur la pédale. Effondré, je réalisai d’un coup que je n’avais plus la maîtrise de ma jambe. Elle m’était devenue en un instant totalement étrangère, comme si elle n’appartenait plus à mon corps … Un frère m’aida à sortir de la voiture. Il avait apporté une chaise roulante … Au bout de quelques semaines, je perdis l’usage de mes jambes … Quelques mois plus tard, après l’office des laudes, je revins dans ma chambre pour me raser … ayant mis la mousse sur mon visage, je fus incapable d’approcher le rasoir de ma joue … Aujourd’hui, tétraplégique et sous assistance respiratoire permanente, je sens parfois les symptômes de l’asphyxie. La fatigue m’envahit, l’anxiété s’accentue … Mon cou ne porte plus ma tête. J’ai besoin d’une prothèse pour la tenir droite. Malgré la machine qui supplée les mouvements de mon diaphragme défaillant, j’ai sans cesse une sensation d’asphyxie… L’Association des malades de la SLA a mis généreusement à ma disposition un ordinateur à commande optique. Je peux ainsi, en fixant du regard des icônes sur l’écran, ouvrir ma boîte mail, faire du traitement de texte, envoyer des messages et naviguer sur le net pour faire des recherches bibliques. Cet ordinateur me permet de rédiger chaque mois une « lettre pour la paix » à un réseau d’abonnés. La prière est diffusée sur un blog. Je demeure connecté avec le monde. Ma dépendance aux autres provoque parfois chez eux un agacement. Les uns sont fatigués, les autres ne comprennent pas que je les dérange lorsqu’un insecte se pose sur mon bras et me pique » (pp. 114-116, 123, 138).

Un passionné de la paix

Le Frère Irénée (1959-2015) … un passionné de la Paix, affronté, à 51 ans, à la sclérose latérale amyotrophique (SLA), ou maladie de Charcot. Cette maladie neurodégénérative provoque une paralysie progressive des muscles, y compris respiratoires, sans supprimer les douleurs, sans affecter les facultés intellectuelles, ni la conscience. Son père abbé note : « Dès que la paralysie l’a rendu totalement dépendant, il n’a cessé de redire cette parole qui était programmatique : J’offre toute mon épreuve pour qu’advienne la paix dans le monde ! ».

Au fil des pages, on découvre l’enfant de la Pampa brésilienne, plongé dans le positivisme d’Auguste Comte, au contact du monde juif, et éduqué chrétiennement. Doué pour la samba, attiré par les lettres, orienté vers l’architecture, il entre à 20 ans au Séminaire et devient prêtre diocésain. Il apprécie Augustin, Thérèse d’Avila, Dostoïevski, Teilhard, Rilke, Don Helder Camara… Coordonnateur pastoral diocésain, responsable de la Caritas, créateur de la Commission Justice et Paix, il participe à plusieurs retraites au monastère bénédictin de Goias, qu’il finit par intégrer à 33 ans, un « monastère ouvert sur le monde », et ce, jusqu’à sa fermeture. A 50 ans, Irénée rejoint alors l’abbaye-mère de Tournay, en France.

Avec la maladie, Irénée s’observe passer par des phases de peur de la déchéance physique et des douleurs multiples, de découragement, de jalousie, de colère (« Pourquoi ça ? Pourquoi moi ? »), de déni, de négociation-marchandage avec Dieu, de honte ou d’humiliation qu’engendre le handicap, de nostalgie (« une cueillette de champignons, les gouttes de pluie perlant sur le visage, …. faire la cuisine … »), de nuit de la foi, d’acceptation. Et de vivre les risques de dépersonnalisation (identification à la maladie, au handicap), d’infantilisation (« Ne vous préoccupez pas de cela, on va tout organiser »), de perte d’intimité (irruptions dans la chambre, sans y être invité),

Dépossession physique

« N’ayant plus rien, ni grands désirs, ni grands desseins pour ma vie, ma prière devient celle des autres, de mes frères ; de tous les hommes. La maladie m’a appris à être assoiffé de paix et de justice … Il est toujours possible de réaliser de petites choses, comme une prière pour la paix que l’on diffuse sur le Web. Ainsi, la maladie ne peut en aucun cas être pour moi une excuse pour l’inertie ou la démission. Elle me force à être plus solidaire encore de ceux qui souffrent ».

« Seigneur, donne-moi de regarder le monde comme tu le regardes, avec espérance. Que ces trois sœurs : tendresse, compassion et espérance habitent mon cœur à jamais ! Tel est mon monachisme intérieur » (p. 106).

Job, Paul, le Cantique

Il faut lire l’introduction : « Face au mystère du mal », où Irénée médite sur Job, Paul, le Cantique. Et de comprendre, peu à peu, la maladie comme « maîtresse de vie, non de mort », le récit des Béatitudes comme « la synthèse de toute vie chrétienne » (p. 150), comme « la carte d’identité du chrétien », selon les mots récents du pape François (Gaudete et exsultate 63, 19 mars 2018).

Moine, Irénée est resté un ardent militant pour les droits de l’homme et le désarmement, la résolution non-violente des conflits et l’éducation à la paix. Docteur de l’Université de Porto Alegre, il me faisait cette recommandation : il faut travailler les ouvrages du cardinal Nicolas de Cues.

 

 

Justice et Paix tente dans ce numéro de fournir quelques éléments de réponse à l’explosive question de la démographie africaine.