La guerre en Ukraine et la question nucléaire

Dans un ouvrage récent intitulé, Repenser les choix nucléaires[1], l’auteur, Benoît Pélopidas, critique ce qu’il appelle le « paradigme de la prolifération », c’est-à-dire l’affirmation dominante parmi les « experts » que la volonté d’obtenir des armes nucléaires dépasse, chez les dirigeants politiques des États dotés, la perspective de renoncement. Ce prétendu paradigme fonderait, justifierait, les mesures de contre-prolifération et de modernisation de leurs propres armes nucléaires entreprises par ces États dotés. L’auteur donne des exemples contraires d’abandon volontaire des armements nucléaires, le plus remarquable avec l’Afrique du Sud[2], mais aussi avec trois États de l’ex-URSS, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine qui ont accepté de remettre à Moscou les armes nucléaires soviétiques stationnées sur leurs sols après la dislocation de l’URSS. Il plaide pour que les choix des politiques des États dotés prennent en compte ces attitudes de limitation, voire d’abolition, comme le propose le « Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires » (TIAN) soutenu par le Saint Siège.

L’Ukraine et l’arme nucléaire

Or dans ce débat, le cas de l’Ukraine est devenu malheureusement, après l’agression russe, le plus intéressant. En effet, les armes soviétiques installées sur le sol ukrainien y étaient les plus nombreuses (15 % de l’arsenal soviétique : environ 2 000 ogives nucléaires). La décision de les remettre à la Russie a fait l’objet de longues discussions de la part des responsables ukrainiens face aux exigences russes. Non seulement l’Ukraine n’a pas souhaité adhérer au « Traité de Tachkent » de 1992, signé par six Républiques de l’ex-URSS, mais elle a mis quatre ans (de 1992 à 1996) à accepter une dénucléarisation totale, avec seulement les « garanties de sécurité » de la Russie et des États-Unis, analogues à celles de tout État signataire du Traité de non-prolifération. Si l’Ukraine avait conservé une capacité nucléaire, aurait-elle connu les agressions russes ultérieures de 2014 et 2022 ? Non : les dirigeants russes n’auraient jamais accepté l’indépendance ukrainienne en abandonnant ces capacités nucléaires. Mais ce cas est exemplaire dans l’actualité de la guerre déclenchée en Europe par l’invasion poutinienne et paraît fournir un argument aux partisans du nucléaire et de sa capacité dissuasive, notamment en France, lesquels ont semblé faire consensus pendant la campagne présidentielle.

« Le Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires est entré en vigueur le 22 janvier 2021. Son objectif principal est d’interdire les armes nucléaires sans équivoque, en les plaçant dans la même catégorie que les autres armes de destruction massive telles que les armes chimiques et biologiques, déjà interdites. Ce faisant, il place également les armes nucléaires parmi les armes dont l’utilisation et la possession doivent être continuellement stigmatisées et délégitimées. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Saint-Siège s’est engagé à ce que ce traité entre en vigueur et a activement participé à son processus de rédaction. Nombre de ses dispositions rappellent de manière directe ou indirecte la centralité de la personne humaine, le paradigme humanitaire et les liens étroits du traité avec la paix. »[3]

Or qu’en est-il ? Il faut d’abord remarquer la discrétion des commentateurs sur le sujet. Face aux menaces du Président Poutine et aux gesticulations militaires autour des centrales de Tchernobyl et de Zaporijia, les Occidentaux ont plutôt fait profil bas sur ce point, les mesures d’alerte ne pouvant être considérées comme engageant un véritable « dialogue » dans un contexte de « crise nucléaire ». À la stupéfiante affirmation poutinienne que la Russie, qui dispose d’environ 6 000 têtes nucléaires, craignait pour sa sécurité et disposait d’armes nucléaires, les Occidentaux ont comme ignoré cet « avertissement », le considérant comme déclaratoire, en tout cas beaucoup plus hypothétique que l’usage du chimique, du biologique ou d’une « cyberguerre » annoncée. L’arme nucléaire joue-t-elle un rôle de facto dans la limitation des aides militaires occidentales, notamment le refus jusqu’à ce jour (20 avril) d’une aide aérienne autre que les missiles, dits « défensifs », réclamée par une partie des politiques ukrainiens ? Mais alors, qu’en est-il des « garanties de sécurité », face à une menace nucléaire, même dans le cadre d’une alliance (telle l’OTAN, dont l’Ukraine ne fait pas partie), ou plus simplement des accords de défense que l’Union promet à ses membres ?

Excluons dans le contexte stratégique actuel, celui décrit comme celui « du fort au fou », c’est-à-dire excluant un dialogue rationnel, au risque de décisions relevant plus de la « passion politique » que de la raison et souvent appliqué à des hypothèses terroristes, à vrai dire peu réalistes. La « folie » du souverain, invérifiable, n’explique pas grand-chose et paralyse plus qu’elle informe.

La dissuasion : politiquement impossible ?

Alors, plus profondément, la crise que nous vivons révèle-t-elle une situation plus déstabilisante : l’impossibilité politique d’utiliser le nucléaire comme arme dissuasive ?

Dès que l’on s’éloigne de ce qui est défini comme la défense des « intérêts vitaux » au sens le plus strict, la pratique d’un discours dissuasif s’avère extrêmement complexe. La doctrine nucléaire française, notamment, ne consiste pas à utiliser des armes nucléaires d’abord pour frapper, mais pour engager un ultime dialogue avec l’agresseur, dans une évaluation réciproque des risques catastrophiques encourus. En ce sens, il ne s’agit pas de remporter une ou des victoires militaires en détruisant des cibles (centre de commandement, systèmes d’information, voire des concentrations de troupes ou de matériel…) mais de gagner du temps. Mais la doctrine soviétique puis russe ne différencie pas essentiellement l’arme nucléaire de l’arme classique et ne fait de la première qu’un élément de la panoplie, même si de facto le nucléaire est considéré comme un élément spécifique élevé dans l’escalade des moyens. De plus, en restant dans le contexte français (ou britannique), une frappe nucléaire sur le territoire russe (ou sur les forces russes en territoire envahi) aurait certainement un effet d’entraînement. Écartons d’emblée les critiques techniques du type : les capacités anti-missiles de l’adversaire bloqueraient la totalité des ogives. La question est plutôt qu’une ou des frappes nucléaires blesseraient les capacités adverses à un tel point que le responsable politique touché ne pourrait que se dire : une autre salve va détruire les capacités qui me restent ; il faut donc que je riposte au plus vite. Contre qui ? Pas seulement contre le tireur initial (en l’occurrence la France), mais contre son ou ses alliés nucléaires, qui ne peuvent que profiter de mon affaiblissement. Un tir d’une puissance nucléaire secondaire, français par exemple, enclencherait donc probablement des ripostes colossales. Cet effet d’entraînement est indépendant d’une alliance formelle ou d’une coalition spécifique occasionnelle, il est lié à la fameuse « capacité de décision autonome » recherchée par les décideurs (français ou britanniques) y compris face aux réserves qu’elle suscite chez le grand allié états-unien.

On en vient à envisager une situation en Ukraine, donc en Europe, qui s’aggraverait au point que les responsables gouvernementaux français se sentent obligés de menacer l’agresseur russe d’une frappe nucléaire. Ce serait en particulier le cas si des forces françaises importantes étaient engagées dans la défense (classique) d’un allié, ou d’un pays « ami » comme l’Ukraine, ce que des responsables ukrainiens réclament et des commentateurs aventureux suggèrent. Cette situation ne peut être repoussée comme « imaginaire » : les textes officiels français les plus récents, la Revue stratégique 2017, préfacée par le Président Macron peu après son élection, envisagent cette possibilité : « De nombreux moyens qui concourent à la dissuasion peuvent être utilisés pour des opérations conventionnelles ». Elle ajoute : « La stratégie de dissuasion est indissociable des autres volets de la politique de défense et de sécurité nationale, qui prend en compte l’ensemble des menaces, y compris celles qui se situent sous le seuil des intérêts vitaux. À ce titre elle est directement liée à notre capacité d’intervention et de projection. »[4]

Cette situation remettrait la décision au seul Président de la République (au moins tant que n’ont pas été mis en place les effrayants mécanismes d’automaticité). Une nouvelle question surgit : Qu’en serait-il de l’information collective, des illusoires mesures de protection et donc des réactions collectives en France même ? La France offrirait une série de cibles « légitimes » et indéfendables pour l’adversaire. Non seulement militaires, mais civiles, en passant par les sites nucléaires, surtout si l’on tient compte des gesticulations militaires récentes autour de Tchernobyl et de Zaporijia[5]. La prise de conscience soudaine par la population française des risques encourus ne serait-elle pas de nature à délégitimer, voire à entraver les mécanismes décisionnels prévus ?

Pour une nouvelle réflexion

L’exemple de l’invasion de l’Ukraine peut être l’occasion d’une nouvelle réflexion sur la place du nucléaire dans l’organisation de la sécurité collective en France et en Europe. Si la doctrine dans ce domaine a évolué depuis la fin de l’Union soviétique, c’est plutôt vers un emploi considéré comme limitable. Par ailleurs, un voile d’ignorance plane sur un domaine où les militaires, les experts et surtout les politiques, jupitériens ou non, s’accordent pour dénier aux citoyens toute compétence. Lesquels d’ailleurs ne portent qu’un intérêt limité à des questions qu’ils préfèrent souvent ignorer. Pour leur part, les critiques du nucléaire se focalisent souvent sur l’horreur de ses effets en cas d’emploi, ou même sans emploi, en dénonçant le flou pour ce qui concerne le traitement des déchets. Tout en prenant en compte ces éléments, il conviendrait d’examiner, au-delà des considérations techniques, la faisabilité politique même de ce système d’arme dans un contexte stratégique que l’invasion russe a définitivement renouvelé en Europe.

Parmi les certitudes, la défense « populaire ou citoyenne » en Ukraine est, pour le moment, la principale gagnante. Certes elle s’appuie sur la réorganisation de l’armée ukrainienne, à laquelle les occidentaux ont participé depuis 2014, et par ailleurs, elle bénéficie d’importantes livraisons d’armes. Mais elle apparaît à ce jour comme le principal obstacle à l’invasion russe. Or au-delà des messages admiratifs, elle pose une question majeure : cette forme d’organisation de la défense a peu à voir avec les multiples améliorations et modernisations techniques sur lesquelles les miliaires et le complexe militaro-industriel se focalisent. Par ailleurs, elle nécessite des stocks d’armement plus classiques, qui semblent faire défaut à l’ensemble des pays occidentaux.

Enfin, avec le déplorable rejet des institutions internationales, que l’invasion de l’Ukraine aggrave, les hypothèses de limitation des armements, dont la prochaine session du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires, sont bousculées. Au profit d’une progression des réarmements supposée faire consensus avant même que les enseignements des événements actuels soient analysés. Les déclarations du pape François et des responsables de ces questions à Rome prennent dans ce contexte une urgence et une signification renouvelées.

 

[1] Presses de Sciences Po, 2022.

[2] On peut aussi mentionner, dans des contextes différents, la Suisse, le Brésil, l’Argentine ou la Suède. Et, sous un autre angle – le refus de développer, acquérir, tester, déployer, employer l’arme nucléaire AN – les régions ayant choisi de se placer dans une des 6 zones exemptes d’armes nucléaires (+ la Nouvelle Zélande, et la Mongolie) et les pays qui ont signé le Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires, très soutenu par le Saint Siège.

[3] Cf. Mgr Paul Richard Gallagher, Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États.

[4] Revue stratégique 2017 § 243 et 246

[5] Rappel : 56 réacteurs nucléaires sont en activité, répartis sur 18 sites.