Les causes profondes du conflit russo-ukrainien

Au nom de la protection du « monde russe », Vladimir Poutine a décidé d’envahir à nouveau l’Ukraine, en commençant par le Donbass, le 21 février dernier.[1] Il a été soutenu par le patriarche orthodoxe Cyrille de Moscou. Avant même le début de la guerre, le patriarche parlait de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie comme appartenant à « la Sainte Russie » et considérait les gens qui y habitaient comme « liés par un seul fond baptismal« . Le 6 mars dernier, après l’invasion de toute l’Ukraine par l’armée russe, il ajouta, de façon plus manichéenne que chrétienne, que cette idéologie du monde russe était la seule en mesure de lutter contre le monde occidental « décadent » considéré comme « le monde de la gay-pride ». Dans son sermon du 9 mars, le primat de l’Église russe est revenu sur le fait que pour lui les habitants de la Russie et de l’Ukraine formaient « un seul peuple russe« .[2]

Cette idéologie du « russki mir » a été vertement condamnée le 13 mars dernier par une déclaration fameuse signée par plus de 70 théologiens orthodoxes au motif qu’elle ne saisit la nation que de façon ethnique.[3] Le récit du président Poutine, soutenu par le patriarche Cyrille et un certain nombre d’idéologues comme Alexandre Douguine et Vladislav Sourkov, consiste, pour le dire brièvement, à affirmer que la Russie doit sortir de son état « d’abaissement », voire « d’humiliation », politico-économique, pour retrouver la grandeur de la Sainte Russie, rassembler l’ensemble des terres russes partout où se trouvent des minorités russophones, et créer un vaste empire eurasiatique qui deviendrait un contre-modèle à la civilisation occidentale, sécularisée et décadente.

Dans mon livre « Russie-Ukraine de la guerre à la paix ? », publié en 2014, j’avais expliqué que l’hérésie chrétienne du monde russe s’était construite sur la base d’une fausse historiographie et d’une fausse théologie du politique. Le 12 juillet 2021, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, a confirmé ma thèse en publiant un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »[4]. Le président russe y affirmait que « les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple » et déniait aux Ukrainiens le droit de former un État indépendant de la Russie. L’historien Nicolas Karamzine (1766-1826) fut à l’origine de ce récit mythologique qui sert de fondation à l’idéologie impériale de l’État russe. Celle-ci a été résumée de la façon suivante par l’historien russe Nikita Sokolov :

« Depuis toujours l’État puissant se construit de façon spécifique et distincte du modèle ‘européen’. La Russie depuis mille ans vit dans un état de forteresse assiégée, entourée par des forces hostiles. Dans ces conditions l’unique moyen de préserver la nation est de concentrer toutes les ressources – économiques, matérielles, mais aussi idéologiques – dans les mains d’un seul centre directeur qui seul peut les distribuer de la meilleure façon, en évitant les disputes fatales qui apparaissent nécessairement lorsque se produit un contrôle social de celles-ci. Les droits de l’homme deviennent secondaires au nom de la conservation du tout de ‘l’État’, de la ‘nation’. L’État, le principal défenseur de la ‘forteresse assiégée’ a le droit entier d’utiliser la violence contre les dissidents au nom de la préservation de l’unité monolithique du ‘peuple’ ».[5]

En 1928, l’historien russe émigré Georges Fedotov (1886-1951) a proposé un récit alternatif à la théologie politique monolithique et stato-centrée de Karamzine. Il était possible selon lui de penser la séparation des pouvoirs temporels et spirituels en même temps qu’un certain niveau de coopération entre l’État et l’Église. Mais à la seule condition que « la vérité » du Christ trône au-dessus des deux pouvoirs et qu’aucun des deux ne puisse se l’approprier à lui seul. C’est là que se trouvait selon lui le génie du métropolite Philippe de Moscou (1507-1569). Selon ce chef de l’Église moscovite, le tsar Ivan le Terrible ne se trouvait pas plus haut que la justice-vérité, la pravda. C’est pourquoi il considérait de sa responsabilité de rappeler au tsar qu’il était lui-même soumis à la norme de la loi divine. Mais il mourut étouffé par les émissaires du tsar. Depuis ce temps en Russie, ni l’Église ni l’État n’ont pu trouver une juste compréhension de la souveraineté divine et de son expression trinitaire dans l’histoire.

Les Ukrainiens, ainsi que le peuple russe, paient donc aujourd’hui les conséquences d’une conception hérétique de la souveraineté divine, d’une représentation mythologique de l’histoire, d’une vision impériale de l’État et d’une conception ethnique de la nation.

[1] Часовая речь Путина о признании ЛНР и ДНР. «Бумага» (paperpaper.ru) 

[2] Des changements tectoniques arrivent dans l’orthodoxie mondiale ! (Partie 1) (egliserusse.eu)

[3]LOrthodoxie-la-Russie-et-lUkraine-Déclaration-sur-le-Monde-russe-13-mars-2022-Rev2.pdf (publicorthodoxy.org)

[4] Стаття Володимира Путіна «Про історичну єдність росіян та українців» • Президент России (kremlin.ru)

[5] http://polit.ru/article/2008/10/15/history/