Les résultats des élections européennes de mai 2014 font dans de nombreux pays vaciller les certitudes et génèrent des angoisses. A la veille de ces élections, le Service national Famille et Société de la Conférence des évêques de France publiait, sous la signature de Marie-Laure Dénès et de Monique Baujard, une note, « L’Europe en 12 questions », resituant le projet européen dans son épaisseur historique. Quelques extraits de ce texte éclairent la réflexion et poussent à la raison positive.

 

Quel était le rêve des pères fondateurs de l’Europe et qui étaient-ils ?

Plus jamais la guerre ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rêve des pères fondateurs de l’Europe était de rendre la guerre impossible. Ce rêve est porté par les Français Robert Schuman et Jean Monnet, l’Allemand Konrad Adenauer, le Belge Paul-Henri Spaak, l’Italien Alcide de Gasperi, le Néerlandais Johan Beyen.

Le projet est lancé par la Déclaration Schuman du 9 mai 1950.

Elle propose la mise en commun du charbon et de l’acier, les deux matières premières qui permettaient la fabrication de l’armement. Cette mise en commun était une mesure limitée, mais jugée décisive pour changer « le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes. » « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible ».

C’est un tournant historique. Nous commémorons cette année le centenaire du début de la Première Guerre mondiale. La guerre paraissait alors un mal inévitable. Nous commémorons aussi le 70ème anniversaire du Débarquement. Depuis près de 70 ans, nous bénéficions de la paix en France. Elle nous paraît acquise. Mais la Déclaration Schuman commence par nous rappeler que « la paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent ». Cela reste vrai aujourd’hui !

 

Le rêve européen a-t-il été abandonné au profit d’une Europe purement économique ?

L’économie a toujours fait partie du projet européen. Cependant l’objectif du projet européen était bien politique ; l’économie n’était pas le but, mais le chemin et l’instrument du projet politique de réconciliation et de paix. En ce sens, le pari a été gagné.

Il s’agissait aussi, dans une Europe en ruines, de permettre d’augmenter le niveau de vie le plus vite possible et de partager un certain niveau de prospérité. Il s’agissait encore, comme le précisa Robert Schuman, dans sa déclaration du 9 mai 1950, de partager ce développement et cette prospérité au-delà des seules frontières de l’Europe, notamment au bénéfice de l’Afrique.

Mais avec le refus de la France de signer le traité instaurant la communauté européenne de défense (CED) en 1954, l’économie prend quasi exclusivement les commandes du processus qui va conduire au Marché commun et finalement à l’euro. Il faudra attendre le Traité de Maastricht en 1992 pour que la dimension politique regagne du terrain.

Aujourd’hui les compétences de l’Union, exclusives ou partagées, ont été élargies : justice, sécurité, environnement, transports, santé publique, aide au développement, éducation et formation, recherche, politique extérieure et de sécurité commune… Certes, pour beaucoup, elles demandent à être approfondies. Mais elles existent. Trop souvent sans doute, nous ne le savons pas. Mais prenons la peine de voir combien l’Europe est présente dans la réalisation de nos équipements régionaux à travers les fonds structurels, combien le Parlement s’est battu pour pérenniser le plan « grande pauvreté ». Qui en parle ?

De même, la citoyenneté européenne a pris des couleurs même si elle demande également à être développée : protection consulaire réciproque, droit de vote dans le pays de résidence pour tout ressortissant de l’Union aux élections locales et européennes, droit d’initiative qui, soit dit en passant, n’existe pas en France…

L’avenir de l’Europe passe par le renforcement de sa dimension politique. Mais le voulons-nous vraiment ?

Quelles sont les valeurs européennes aujourd’hui ?

Depuis le Traité de Rome, les traités évoquent des valeurs qui se sont affinées au fil du temps. Aujourd’hui, l’article 2 du Traité sur l’Union européenne définit les valeurs qui fondent l’Europe :

« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non- discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Quelques lignes plus loin (art. 3), on peut aussi lire que l’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. Son action et ses objectifs sont également précisés : offrir à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice ; combattre l’exclusion sociale et les discriminations, et promouvoir la justice et la protection sociales, la solidarité entre les générations et entre les États membres ; respecter la diversité culturelle et linguistique.

Pourquoi et comment l’Église soutient-elle la construction européenne ?

Dès l’origine, l’Église porte un intérêt particulier au projet européen qui est un projet de paix et de réconciliation. Sur un continent qui a connu dans son histoire tant de conflits, qui sort exsangue de la deuxième guerre mondiale et marqué par une profonde crise morale, l’objectif est de dépasser les nationalismes antagonistes, pour assurer à la fois la paix, la croissance économique et la prospérité partagée (voir déclaration Schuman du 9 mai 1950).

En 1950, le pape Pie XII accueille la déclaration Schuman avec enthousiasme et en 1957, il célèbre la signature des traités de Rome comme « l’événement le plus important et le plus significatif de l’histoire moderne de la Ville éternelle ».

Les valeurs sur lesquelles est fondée l’Union européenne et qui sont désormais définies dans le Traité de l’Union européenne (cf. question n° 4) sont également partagées par l’Église.

C’est la raison pour laquelle, les conférences épiscopales des États membres ont créé dès 1980 la COMECE (Commission des épiscopats de la communauté européenne) chargée de suivre et d’accompagner les politiques européennes à la lumière de la doctrine sociale de l’Église.

Dotée d’un secrétariat permanent, la COMECE est composée d’un représentant de chaque conférence épiscopale des pays membres de l’Union.

Très tôt, des contacts se sont noués avec les élus, les fonctionnaires, les commissaires, de façon informelle. Mais après la chute du Mur de Berlin, Jacques Delors, alors Président de la Commission, appelle les Églises, entre autres instances porteuses de sens, à prendre part aux débats européens. Aujourd’hui, cette participation est officiellement reconnue et inscrite dans le Traité sur l’Union européenne qui instaure « un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les Églises » (art. 17 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE).

La crise actuelle de l’Europe : une crise de croissance ?

De multiples facteurs expliquent sans doute cette crise de confiance.

Il est d’abord plus difficile pour les dernières générations qui n’ont jamais connu la guerre de mesurer le chemin parcouru et d’envisager ce qu’a apporté l’Europe. Il est aujourd’hui naturel de vivre en paix, de se déplacer sans difficulté au sein de l’Union, d’aller faire des études ou d’aller travailler dans un autre État membre. Ce n’était pas le cas il y a 50 ans.

Il est aussi difficile d’imaginer ce qu’aurait été notre pays sans l’Europe. Y compris dans la crise qui sévit depuis 2008, il est plus facile de pointer les insuffisances des politiques, l’inertie de « Bruxelles », de dénoncer l’euro que de mesurer ce que nous avons évité grâce à l’Europe, grâce à l’euro. Et pourtant… Les responsables politiques n’aident d’ailleurs guère à cette prise de conscience, eux qui ne cessent de charger l’Europe de tous les maux et mesures impopulaires pour se réserver le beau rôle.

Pourtant, bien des sujets ne peuvent être traités qu’à ce niveau. Aucun État membre ne peut à lui seul sauver et faire valoir le modèle social européen, peser dans les négociations sur le climat, espérer avoir une influence dans le règlement des grands conflits, influer sur les grands enjeux du moment.

Nous ne souffrons pas de trop d’Europe mais de pas assez d’Europe.

Sans doute l’Europe est-elle à un tournant. Parce qu’elle n’apparaît plus aux yeux de beaucoup comme une évidence, il faut impliquer davantage les citoyens dans les choix, dans les projets que nous souhaitons porter ensemble, dans ce que nous voulons dessiner pour l’avenir, dans le type d’Europe que nous souhaitons construire. La participation est un principe défendu par la doctrine sociale de l’Église : avoir non seulement la possibilité de participer, mais aussi le devoir de participer.

Les élections qui approchent renforceront le pouvoir des citoyens dont le vote déterminera le choix du prochain président de la Commission : c’est une « première » ! Sommes-nous prêts à nous investir et à travailler avec d’autres, au-delà de nos frontières, pour travailler au bien commun des Européens ?

Comment les jeunes générations peuvent-elles s’approprier le projet européen ?

Une des difficultés pour s’approprier le projet européen tient peut-être au fait que nous vivons dans une société de consommation qui valorise le présent, voire l’éphémère, au détriment du temps long. Pour comprendre les enjeux de l’Europe, le présent ne suffit pas. Il faut faire le détour par le passé, regarder d’où nous venons, de ce continent déchiré par trop de guerres. Puis mesurer le chemin parcouru, évaluer ce qui va bien aujourd’hui mais aussi ce qui va mal en Europe et dénoncer les dérives technocratiques, ultralibérales ou autres. Mais surtout, cela demande de se projeter dans l’avenir, de réfléchir à l’Europe que nous voulons. C’est aux jeunes d’aujourd’hui d’imaginer le monde dans lequel ils souhaitent vivre demain et d’essayer de mettre tout en œuvre pour que ce monde offre une place et une vie digne pour tous. Cela implique une confiance dans l’avenir, une confiance que le meilleur est toujours possible, même s’il n’est jamais acquis. Une confiance que les chrétiens puisent dans leur foi, et c’est pour cela qu’ils ont une responsabilité particulière dans le monde et aussi dans la construction de l’espace de paix qu’est l’Europe.

Nous sommes entrés dans le temps des commémorations de la première guerre mondiale. C’est de souffrances et de mort qu’il s’agit. Les initiatives sont nombreuses et diverses.

Pour le centième anniversaire de la « der des der », nul ne veut arriver le dernier. Il y a la crainte que juin 1944 ne porte de l’ombre à août 1914. Il y a le risque que l’intérêt réel porté aux événements ne retombe vite, une actualité chassant l’autre. Il y a aussi les enjeux touristiques et donc économiques, chacun des départements du champ de bataille cherchant à attirer visiteurs et « pèlerins » un peu plus tôt que le département voisin.

Faire mémoire de la Grande Guerre, c’est retrouver des images : files de soldats qui montent au front, groupes qui en reviennent, moins nombreux au retour qu’à l’aller, quelques valides soutenant les blessés, le regard vide de ceux qui ont vu l’indicible ; la roulante qui fume à l’arrière ; la chasse aux rats et aux poux. C’est retrouver la boue, les blessés abandonnés entre les lignes, l’héroïsme des officiers et des hommes, les interrogations sur le « commandement ». C’est rappeler les otages fusillés, les civils massacrés, les villages incendiés.

Les livres et les films ne manquent pas pour alimenter ce regard vers le passé. Mais à côté de la mémoire qui vient toute seule, n’y a-t-il pas place pour la mémoire qui fait le présent et commence à construire l’avenir. « Plus jamais ça ! », c’est aussi le souhait qu’on entend. Le temps des commémorations est aussi le temps où préparer la paix. Malheureusement pour elle, la paix n’est pas aussi spectaculaire que la guerre. Essayez d’organiser une exposition sur la paix ! Les documents que vous pourrez y présenter seront beaucoup moins attractifs pour le « grand public » que les documents sur la guerre, plus nombreux, susceptibles d’émouvoir ou de choquer.

Difficiles à formuler en temps de paix, les paroles de paix le sont encore davantage en temps de guerre. Le Pape Benoît XV en a fait l’éprouvante expérience. Elu le 3 septembre 1914, il succède à Pie X alors que l’Europe est en feu. Des chrétiens, des catholiques s’affrontent dans les deux camps. Stigmatisant un « massacre inutile », Benoît XV rappelle que les belligérants descendent d’un même ancêtre : « Nous appartenons tous à une même société humaine ». Il précise : « Le point fondamental doit être qu’à la force matérielle des armes soit substituée la force morale du droit ». On lui reproche de rester neutre dans le conflit, « pape français » pour les Allemands : « pape boche » pour les Français ! En 1917, il formule des propositions détaillées : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos appels à la paix » dira le Père dominicain Sertillanges.

Benoît XV organise la pastorale des soldats, mais aussi le soutien aux orphelins, propose des échanges de prisonniers : des gestes et des paroles héritières de la pensée de Léon XIII ; celles-ci sonnent plus juste aujourd’hui que les discours enflammés des politiques d’alors. On rêve de ce que le monde serait devenu si le pape avait été entendu. On mesure aussi la distance entre le monde tel qu’il aurait pu être et le monde tel qu’il est : une méditation réaliste peut-elle nourrir l’espérance aujourd’hui ?

Repères

Sur les pas du Père Anizan

Le Père Emile Anizan, qui allait fonder les Fils de la Charité, fut curé du village de Damloup (Meuse) et aumônier  volontaire sur le champ de bataille proche de Verdun en 1914, 1915 et au début de l’année 1916.

En allant rencontrer les soldats, le Père Anizan cherchait à vivre en « fils de la charité ». Il peut être un guide en ces lieux qui interrogent sur le sens de la vie et de la mort.

Des « voyages de paix » sont organisés sur les chemins qu’il a parcourus (Fils de la Charité, Secours Catholique).

Verdun

843 : le traité de Verdun partage l’empire de Charlemagne et organise l’Europe

1916 : Verdun, ville frontière, entourée de 50 forts, fait l’objet d’une attaque menée par les Allemands avec les plus grands moyens d’artillerie qu’on ait connus jusque là. C’est la guerre industrielle. La bataille emblématique oppose pendant 10 mois les Français et les Allemands (sans le concours de leurs alliés). Plus de 300 000 morts sur quelques kilomètres carrés. « Ils ne passeront pas », car s’ « ils » passaient, plus rien ne les arrêterait.