Une encyclique sociale
La publication avait été annoncée en 2007, à l’occasion du 40ème anniversaire de Populorum progressio de Paul VI (1967). Une nouvelle lignée de textes sociaux se trouve établie, puisque déjà Jean-Paul II avait salué le 20ème anniversaire avec Sollicitudo rei socialis (1987). La préparation du document a été longue et complexe, notamment en raison de la crise actuelle.
Le thème central est énoncé dès le titre : l’amour charité (caritas) se situe au cœur de la réflexion, en écho à la première encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est (2006). La source théologique de la réflexion en éthique sociale se trouve à plusieurs reprises clairement exposée. Nous pouvons y déceler une certaine nouveauté : la thématique centrale de Populorum progressio était « l’ordre social juste » et la référence à l’amour n’apparaissait que quatre fois dans le texte. Cependant, un tel déplacement d’accent n’enferme pas la réflexion dans un strict espace chrétien ; depuis plusieurs années, la question de l’amour est traitée comme telle en sciences sociales et en philosophie (cf. des auteurs tels que L. Boltanski, A. Honneth, P. Ricoeur, etc.).
Les deux autres mots du titre (in veritate) indiquent une volonté de rigueur intellectuelle, en référence à la raison humaine. Aussi, ce travail tient-il compte de travaux en différentes disciplines. Ce recours au thème de la vérité veut éviter certaines dérives : « dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme » (9) ; il s’agit aussi de résister à une vision réductrice, « empirique et sceptique de la vie » (9). Si ce recours à la vérité correspond à un travail en raison, il s’articule également avec une perspective croyante : « le témoignage de la charité du Christ à travers les œuvres de justice, de paix, de développement fait partie de l’évangélisation. » (15)
Une parole sur les questions actuelles
À propos de la vie en société, l’Église catholique ne prétend pas apporter des « solutions techniques » (n°9). Il revient aux divers responsables, en tenant compte des spécificités locales, d’élaborer des projets pertinents. La réflexion sur « l’amour dans la vérité » se réfère à une lumière qui naît et de la foi et de la raison : elle recueille ce qui émane d’une source croyante tout en faisant place aux capacités de l’intelligence humaine. L’articulation entre foi et raison supposant un travail continu.
Caritas in veritate maintient une option ferme en faveur du développement : « L’idée d’un monde sans développement traduit une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. » (14). Mais, en fidélité à Populorum progressio, il s’agit bien d’un développement intégral, c’est-à-dire qui implique « tout l’homme et tous les hommes ». Un vrai développement ne peut donc se réduire à la croissance économique ou à la multiplication des biens, il doit aussi intégrer les dimensions sociales, culturelles, spirituelles… Le document rappelle avec insistance la finalité humaine tant de l’économie que de la politique : « la personne, dans son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser » (25).
Il et rappelé aussi qu’un développement humain ne peut être que solidaire (Jean-Paul II a souligné ce trait à l’occasion du 20ème anniversaire de Populorum progressio, par l’encyclique Sollicitudo rei socialis, en 1987). Associé aux thématiques classiques de justice et de bien commun, le développement est bien le « nouveau nom de la paix ». Caritas in veritate apporte une touche spécifique en situant la fraternité comme horizon du développement humain ; à ce propos également, l’encyclique bénéficie du travail conduit en d’autres disciplines (ex. C. Chalier). Une telle finalité présente un critère de discernement permettant d’évaluer la mondialisation actuelle : « la société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères ». (19) Il s’ensuit une urgence : « la réalisation d’une authentique fraternité » (20).
Un trait de l’encyclique qui mérite notre attention se rapporte au don, à la gratuité (34). De nouveau, avec cette thématique, il est tenu compte de travaux contemporains. La réflexion sur la solidarité qui, en référence à un « ordre juste », met l’accent sur la dimension institutionnelle se trouve complétée par un appel à la capacité de bienveillance et de sollicitude qui anime les être humains. La confiance nécessaire à la vie commune suppose bien sûr de claires règles d’équité, mais elle ne s’y réduit pas. Il est notable que les références au don et à la gratuité, qui renvoient à l’expérience croyante de la « grâce », de la surabondance, font écho aux recherches actuelles en sciences sociales et en philosophie.
Des critères de jugement en vue de l’action
La référence à l’amour se présente comme une bonne nouvelle pour un temps de mondialisation. « Il faut donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire ouverte à la transcendance du processus d’intégration planétaire. » (42) Le personnalisme évoqué se distingue d’un individualisme qui renvoie chacun à sa solitude, qui n’honore pas la dimension sociale de toute expérience humaine. Quant à la proposition communautaire, elle s’oppose à une perspective utilitariste qui ne prend en compte le rapport à l’autre qu’en raison des intérêts et des avantages qu’on peut en tirer. C’est bien une dynamique éthique des relations humaines qui se trouve mise en lumière.
Les références traditionnelles de l’enseignement social de l’Église sont rappelées, à commencer par la dignité inviolable de toute personne humaine. C’est en raison de cette dignité que chacun doit pouvoir apporter sa contribution spécifique au bien commun et que l’économie doit être au service de tous les êtres humains. Mais l’être humain s’épanouit vraiment dans le don, dans un dépassement du seul calcul d’intérêts.
De nombreux dossiers sont évoqués dans une perspective éthique : la coopération pour le développement, les situations de pauvreté, les migrations, l’appel à une autorité politique de compétence mondiale… et bien sûr la finance, « les opérateurs financiers doivent redécouvrir le fondement véritablement éthique de leur activité. » (65) En écho à Populorum progressio, un appel est adressé « pour une collaboration internationale vers le développement solidaire de tous les peuples » (67). Quant au thème du développement durable, il est pris en compte sous le mode d’une solidarité intergénérationnelle qui suppose une « maîtrise responsable de la nature ». (48-51)
Une encyclique qui s’adresse aux Églises au monde entier et à « tous les hommes de bonne volonté » s’en tient forcément à des principes généraux et ne peut entrer dans le détail des analyses concrètes. Mais la réception d’un tel message suscite un regard critique sur les attitudes spontanées et les légitimations des pratiques qui ont cours ici et maintenant. Retenons simplement quelques exemples. Qu’en est-il du respect de la dignité des personnes migrantes, notamment des « sans papiers », en France et en Europe ? Que devient aujourd’hui le travail lorsque les salariés constituent une variable d’ajustement parmi d’autres, lorsque le chômage massif est perçu comme une fatalité ? Que deviennent les être humains lorsqu’importe seulement « leur force de travail », au prix de souffrances insupportables ? Face aux dénis pratiques de la dignité humaine, et aux idéologies qui soutiennent de telles attitudes, la seule protestation ne peut suffire. L’enseignement social de l’Église vise justement à promouvoir des initiatives nouvelles et courageuses qui servent un développement solidaire et durable.
En conclusion
Le cap est rappelé : la promotion de la justice, de la paix, du développement fait partie de l’évangélisation, du témoignage de la foi (n°15). Les chrétiens ont donc à prendre leur place en ce travail pour un vrai développement humain, en relation avec tous ceux qui oeuvrent selon cette perspective.
Le texte de l’encyclique est dense, parfois complexe, avec de nombreuses références explicites ou implicites. Il appelle donc un travail d’appropriation et d’approfondissement. Certes, un tel document s’appuie sur les recherches qui ont cours en différentes disciplines et, plus encore, sur la réflexion et l’engagement des communautés chrétiennes ; il veut aussi provoquer les unes et les autres à aller de l’avant, tant dans la compréhension des situations que dans le déploiement d’actions transformatrices. Pour ne retenir qu’un exemple, certains regrettent que le formidable défi que représente l’avenir de la vie sur notre planète soit traité comme une problème parmi d’autres, alors qu’une telle question conduit à reconsidérer tant nos manières de nous rapporter au monde que nos modes de vie ; retenons que le chantier est ouvert et qu’il revient à tous et à chacun de travailler à ce monde qui vient, pour qu’il ait un avenir.