Un prêtre jésuite israélien sur la guerre à Gaza, les relations entre juifs et catholiques et l’avenir de la solution à deux États
Alors qu’Israël poursuit sa campagne militaire à Gaza en représailles à l’attaque du 7 octobre par le Hamas, j’ai contacté le prêtre israélien David Neuhaus, S.J., qui vit à Jérusalem, et lui ai demandé comment il lisait la détérioration de la situation dans cette ville et ailleurs en Palestine et en Israël. Je lui ai également demandé ce qu’il pensait du soutien des États-Unis à Israël, de l’assimilation des critiques de la politique de guerre du gouvernement israélien à de l’antisémitisme, de la façon dont il voyait la fin de la guerre et s’il pensait qu’une solution à deux États était une proposition viable.
Le père Neuhaus est un observateur politique avisé et un homme engagé pour la paix. Né dans une famille juive d’Afrique du Sud, il est devenu citoyen israélien à l’âge de 17 ans et a vécu la majeure partie de sa vie en Israël. Après avoir obtenu un doctorat en sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, il a décidé de devenir catholique et est entré dans la Compagnie de Jésus en 1992. Il a été ordonné prêtre en 2000. Le père Neuhaus a étudié les Écritures à Rome et a passé de nombreuses années à enseigner au séminaire du patriarcat catholique latin de Bethléem et dans d’autres institutions universitaires en Israël et en Palestine.
Gerard O’Connell : La guerre de représailles menée par Israël contre le Hamas pour l’attentat du 7 octobre dure depuis près de 13 semaines. Selon vous, quels sont les résultats obtenus ?
David Neuhaus, S.J. : Il est peut-être important de commencer par ce que la guerre n’a pas accompli jusqu’à présent : la victoire contre le Hamas. Même aujourd’hui, après des semaines d’attaques israéliennes féroces, le Hamas est toujours en vie. Personne n’a été en mesure de comprendre ce que l’establishment politique et militaire veut dire lorsqu’il affirme que le Hamas doit être détruit. Il est à craindre que la véritable stratégie consiste à dépeupler Gaza, ce qui pourrait signifier que la guerre sera une réalité permanente pendant de nombreux mois encore. Israël a réussi à réduire la majeure partie de Gaza à l’état de ruines et à déplacer la majorité de la population. Pourtant, la résistance se poursuit. L’idéologie du Hamas se nourrit du désespoir et de la rage, et la guerre en cours n’a fait qu’accentuer ce phénomène.
Pour l’instant, la guerre a permis d’unifier une population israélienne par ailleurs divisée, unie désormais dans le chagrin, la rage et le désir de vengeance. Toutefois, il pourrait s’agir d’un phénomène très superficiel, car la colère contre les élites dirigeantes prend de l’ampleur, comme en témoignent les familles des otages, qui se sentent trahies. Mais les fissures sont plus profondes.
La guerre a permis l’explosion de certains mythes fondateurs israéliens. Le mythe de l’invincibilité militaire et de l’intelligence omnisciente a été brisé. La question « Comment ont-ils réussi à pénétrer dans la forteresse israélienne ? » plane sur la société israélienne. L’explosion du mythe de l’invincibilité en a brisé un autre : celui selon lequel les Juifs, après avoir connu des siècles d’insécurité dans la diaspora, sont en sécurité dans l’État d’Israël. Se pourrait-il que leur sécurité ne dépende pas de leur puissance militaire, mais de leurs relations avec les Palestiniens et le monde arabe environnant ?
Alors que les forces israéliennes bombardent Gaza et détruisent des maisons, elles mènent en même temps des raids sur des villes et des camps de réfugiés en Cisjordanie et ont tué plus de 300 Palestiniens et en ont arrêté près de 5 000. En outre, de nombreux citoyens arabes israéliens de l’État d’Israël se sentent sérieusement intimidés. Que signifie cette stratégie de punition collective ? Comment la lisez-vous ?
Le gouvernement Netanyahou est encore plus opposé que ses prédécesseurs à tout compromis avec les Palestiniens. Avant même le 7 octobre, les affrontements entre les Palestiniens et l’armée et/ou les groupes d’autodéfense des colons en Cisjordanie avaient atteint des proportions sans précédent. La guerre à Gaza sert d’écran de fumée aux incursions militaires et aux activités d’autodéfense visant à imposer le contrôle total d’Israël sur la Cisjordanie. Alors que l’attention internationale se concentre sur Gaza, le gouvernement israélien est déterminé à faire de la Cisjordanie un territoire israélien par la confiscation de terres, l’expulsion de la population et le maintien de l’ordre dans la vie civile palestinienne, tout en renforçant la présence juive dans cette région et en l’armant avec enthousiasme.
À l’intérieur d’Israël, ce gouvernement s’est engagé à faire preuve d’ethnocentrisme, en promouvant Israël comme l’État national des Juifs. La conséquence est la réduction des libertés des citoyens israéliens non juifs, les 1,75 million de Palestiniens. Il ne s’agit pas seulement d’une punition collective liée au 7 octobre, mais aussi d’une politique qui se poursuit sous le couvert de la guerre à Gaza. Les citoyens arabes palestiniens d’Israël sont surveillés pour toute expression de désaccord avec l’idéologie dominante. Contrairement à leurs compatriotes de Cisjordanie et de Gaza, ils jouissent de droits politiques en Israël, mais sont confrontés à une discrimination structurelle et à une suspicion généralisée. Ce qui était autrefois considéré comme un racisme extrémiste se manifestant en marge de la société israélienne est devenu une stratégie proposée par les ministres du gouvernement, car les extrémistes d’autrefois sont devenus les élites dirigeantes.
Divers sondages montrent que l’opinion publique israélienne soutient fermement cette guerre. Les médias israéliens les informent-ils que le bombardement de Gaza, en représailles au meurtre de quelque 1 200 Israéliens par le Hamas le 7 octobre, a déjà causé la mort de plus de 22 000 Palestiniens (dont près de la moitié sont des enfants), soit environ 20 Palestiniens pour chaque Israélien tué ? Et s’ils le savent, comment le justifient-ils ?
Les grands médias israéliens soutiennent l’effort de guerre. Ils veillent à ce que les Israéliens restent concentrés sur les horribles événements du 7 octobre. Chaque jour, ils décrivent une personne tuée ou enlevée. Chaque semaine, de nouveaux détails, de plus en plus horribles, sur les massacres perpétrés sont révélés afin de mettre l’accent sur la nécessité de l’autodéfense. Si le chagrin et les pertes des Israéliens sont bien réels, il n’en reste pas moins que les médias exploitent en permanence leur état émotionnel, soulignant sans cesse qu’ils sont les victimes, pour justifier la guerre, et que le récit dans les médias doit donc se limiter au 7 octobre, au deuil israélien, aux pertes et au traumatisme de la crise des otages qui se poursuit. Il n’y a plus de place dans le récit israélien pour ce qui pourrait se passer à Gaza.
Selon cette présentation, chaque habitant de Gaza est responsable de ce qui s’est passé le 7 octobre. N’ont-ils pas voté pour le Hamas ? Et s’ils le voulaient, ne pourraient-ils pas se rebeller contre le Hamas ? La diabolisation du Hamas et, par extension, de toute la population de Gaza est essentielle pour protéger les Israéliens des soi-disant dommages collatéraux de leur armée, de la mort de non-militants, d’hommes, de femmes et d’enfants et de la destruction totale de quartiers entiers.
L’armée israélienne est présentée comme la plus morale du monde. Les morts et les destructions à Gaza sont des dommages collatéraux dans une guerre juste. On dit aux Israéliens que beaucoup de ceux qui ont été tués sont des militants plutôt que des civils, et que les civils tués ont été utilisés comme boucliers humains par les militants. Après un carnage israélien dans une école catholique de la ville de Gaza, un soldat israélien a griffonné sur l’un des murs : « Le Hamas est responsable, vous en payez le prix ».
La rhétorique utilisée compte sur la revitalisation des souvenirs les plus traumatisants de l’histoire juive, des pogroms en Russie et de la Shoah. Dès le premier jour, le langage utilisé pour décrire le 7 octobre a puisé ses images et sa poétique sanglante dans la littérature juive écrite à la suite de ces traumatismes historiques.
Selon les Nations unies, 1,9 million de Palestiniens sont contraints de lutter pour leur survie dans une partie de plus en plus réduite de la bande de Gaza. Que voyez-vous se passer ici ?
Ce que nous voyons, c’est la dévastation presque totale de Gaza. Ce que nous entendons régulièrement de la part des porte-parole politiques israéliens, ce sont des intentions génocidaires et des rêves de nettoyage ethnique. Ces intentions vont de la proposition de larguer « une bombe nucléaire sur Gaza » à celle d’enterrer la population ou de l’expulser. Des projets de transfert d’énormes populations vers d’autres pays continuent de faire surface. Plus de 70 % des habitants de Gaza sont des réfugiés dont les ancêtres ont été chassés de ce qui est devenu Israël. Les repousser encore plus loin des frontières semble être le rêve de l’actuel establishment politique et militaire israélien.
Ce qui peut faire échouer ce rêve, c’est la réponse concertée de la communauté internationale. Jusqu’à présent, l’idée de transférer la population de Gaza a été rejetée en bloc. Cela signifie que la bande de Gaza dévastée devra être reconstruite une fois de plus, comme elle l’a été après chaque attaque israélienne successive depuis 2008. Et ce cycle de destruction et de reconstruction se poursuivra, jusqu’à quand ?
Le pape François, tout comme 153 gouvernements à l’ONU, a appelé à de nombreuses reprises à un cessez-le-feu. Il a exhorté les dirigeants des deux camps à écouter leur conscience, mais cela a provoqué des réactions négatives non seulement de la part du gouvernement israélien, mais aussi de la part de rabbins. Comment voyez-vous cet appel ?
Le Saint-Père s’en tient courageusement à ses positions, malgré le refus d’Israël et les critiques du monde juif. Le grand rabbin d’Afrique du Sud a publié une vidéo virulente attaquant le pape. Le grand rabbin Lau d’Israël a envoyé une lettre condamnant la position du pape. Sur un ton plus respectueux, plus de 400 juifs engagés dans un dialogue avec l’Église ont demandé au pape de mieux comprendre les craintes des juifs.
Le pape a suscité la fureur en établissant un parallèle entre la terreur utilisée par le Hamas le 7 octobre et la terreur utilisée par l’armée israélienne depuis lors. Il rejette l’affirmation selon laquelle le conflit a commencé avec l’attaque du Hamas et qu’Israël a ensuite répondu en légitime défense. L’horrible massacre du 7 octobre a déclenché la dernière phase de ce conflit qui dure depuis des décennies, une continuation du cycle de la violence.
Le Saint-Père a appelé à la responsabilité des dirigeants. En juin 2014, lors de l’invocation pour la paix au Vatican, en présence des présidents israélien et palestinien, il a appelé à « un acte de responsabilité suprême devant nos consciences et devant nos peuples ». Selon le pape, la seule chose qui puisse « briser la spirale de la haine et de la violence » est « le mot ‘frère’. Mais pour pouvoir prononcer ce mot, nous devons lever les yeux vers le ciel et nous reconnaître les uns les autres comme les enfants d’un même Père ».
Le Saint-Père est profondément attaché à la relation avec le peuple juif. Il est regrettable qu’il ne soit pas entendu dans le cadre de l’amitié croissante entre catholiques et juifs qui s’est développée depuis le Concile Vatican II. Les amis peuvent être en désaccord. Les relations entre juifs et catholiques ne doivent pas être prises en otage par les tentatives d’Israël de légitimer ses politiques et ses pratiques. Il convient de faire la distinction entre le peuple juif et l’État d’Israël. En tant que catholiques, nous nous engageons à entretenir des relations fondées sur notre héritage commun et nos remords pour un passé honteux, mais cela ne peut compromettre notre appel à la justice pour le peuple palestinien.
Que répondez-vous à ceux qui assimilent la critique de la politique de guerre du gouvernement israélien à de l’antisémitisme ?
La critique du gouvernement israélien, de sa politique, de son armée et de ses milices n’est pas de l’antisémitisme. Alors que cette guerre pourrait effectivement renforcer l’antisémitisme, en fournissant une excuse injustifiable pour vilipender tous les Juifs et les attaquer, protester contre le comportement d’Israël ne constitue pas de l’antisémitisme. Les catholiques sont en effet appelés à être sensibles aux peurs et aux traumatismes historiques des juifs. Lorsque nous nous adressons aux Juifs aujourd’hui, nous nous adressons à des amis, à des compagnons de route, unis avec eux dans la lutte contre l’antisémitisme sous toutes ses formes.
Toutefois, cette relation précieuse ne peut être manipulée et pervertie afin de faire taire les voix qui condamnent l’agression israélienne contre les Palestiniens. L’insistance de l’administration israélienne sur la solidarité totale avec sa guerre instrumentalise l’antisémitisme, la souffrance juive et la relation judéo-chrétienne afin de faire taire les voix de protestation.
Que pensez-vous du soutien total des Etats-Unis à Israël dans cette guerre ?
C’est pour moi l’un des éléments les plus choquants de cette guerre. Le soutien total et non critique des États-Unis à Israël n’est pas nouveau. Des décennies de veto à l’ONU en faveur d’Israël témoignent du refus des États-Unis de jouer un rôle constructif pour mettre fin au conflit. Mais cette fois, le soutien unilatéral a atteint des degrés impensables lorsque des crimes de guerre de l’ampleur de ceux qui sont commis sont ignorés, voire justifiés.
Comment voyez-vous la fin du conflit entre Israël et le Hamas ?
Le conflit fondamental n’est pas entre Israël et le Hamas. Le conflit est entre le nationalisme juif israélien et le nationalisme palestinien. Il dure depuis des décennies et, dans sa forme actuelle, les versions les plus extrémistes de ce nationalisme s’affrontent de part et d’autre. Le refus du nationalisme juif de reconnaître les Palestiniens et leurs droits a conduit à l’émergence du Hamas, né de la colère, de la frustration et du désespoir provoqués par ce refus.
Toutefois, le conflit remonte aux années fatidiques où les nationalistes juifs se sont alignés sur le colonialisme britannique au lieu d’entamer un dialogue avec les Palestiniens et leur mouvement nationaliste émergent. Les choses auraient pu être très différentes si le nationalisme juif n’avait pas utilisé l’hégémonie britannique en Palestine pour atteindre ses objectifs et s’il avait plutôt cherché à promouvoir la liberté et le développement de tous les peuples du Moyen-Orient.
Le conflit ne prendra peut-être fin que lorsque la conscience juive israélienne se réorientera et acceptera le contexte palestinien et arabe dans lequel Israël existe. Les rêves israéliens de disparition de la Palestine et des Palestiniens doivent être remplacés par des énergies créatives pour s’engager avec les Palestiniens dans la promotion d’une maison commune dans laquelle tous vivent dans l’égalité, la justice, le respect mutuel et la paix.
Compte tenu de la haine que ce conflit a engendrée, voyez-vous un espoir de voir les Palestiniens et les Israéliens vivre ensemble après cette guerre ?
Je garde l’espoir grâce à ma foi. Je crois que Dieu est le Seigneur de l’histoire et non les dirigeants politiques qui ont trahi l’humanité génération après génération. Je tire également mon espoir d’autres situations de conflit qui ont été transformées, parfois plus rapidement qu’on ne l’aurait cru. Les gens sont résistants et semblent capables de se réveiller de leurs ténèbres. Je suis né en Afrique du Sud, et cet exemple me donne aussi de l’espoir.
Pensez-vous qu’une solution à deux États soit encore une proposition viable ? Si ce n’est pas le cas, quelle est l’alternative ?
La partition en deux États a été proposée par l’ONU en 1947, après que les Britanniques eurent lamentablement échoué dans leur mandat pour la Palestine. Depuis lors, la communauté internationale n’a pas fait grand-chose pour que la partition devienne une réalité. Israël a cherché à bloquer la partition par l’occupation et la discrimination. Aujourd’hui, la partition pourrait ne plus être une possibilité. Cependant, la solution à deux États ne découle pas d’un langage de rencontre, de dialogue et de réconciliation, mais plutôt d’un langage de séparation et de division.
La promotion de l’égalité, de la liberté et du respect mutuel est fondamentale pour dépasser la guerre. Les Palestiniens ont le sentiment que toute la terre leur appartient. Jaffa ou Nazareth sont-ils moins palestiniens que Gaza ou Hébron ? Les Juifs se sentent liés, sur le plan spirituel, religieux et historique, à Jérusalem-Est et à Hébron, plus encore qu’à Tel-Aviv. Il y a aujourd’hui 14 millions d’habitants entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Sept millions sont des Israéliens juifs et sept millions sont des Arabes palestiniens. Peut-être devons-nous cultiver le rêve d’un nouveau départ dans un espace partagé où Juifs et Arabes peuvent construire ensemble un avenir commun. Au milieu de cette guerre, où les haines sont si profondes, toute culture de la rencontre semble être un rêve. Alors pourquoi ne pas rêver d’un jour où, après le Juif contre l’Arabe, le Juif sera avec l’Arabe ?