Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Le 7 octobre 2023,
Israël vit avec effroi une attaque surprise sans précédant du Hamas sur son territoire. La presse du monde entier relaye en boucle, couvre et commente ce nouvel épisode dans l’histoire interminable du conflit israélo-palestinien. Il s’inscrit dans la spirale infernale et insoluble de ce conflit qui dure depuis plus de 75 ans et il est, me semble-t-il, indispensable de le rappeler.
L’opération baptisée par le Hamas « déluge d’Al Aqsa » entrainera une riposte israélienne, elle aussi, sans précédant et loin du cadre de toute légitime défense. Pourrions-nous encore en douter ?
Les images de guerre et de massacre dans les deux camps, dont nous sommes tous témoins tous les jours et quelque soit notre provenance ou l’endroit où nous résidons, viennent rappeler l’échec de notre humanité face à ce drame.
Cette situation est vécue de manière désarmante par les populations juives et arabes qui sont concernées.

Moyen-orientale, je partage ce sentiment d’impuissance que j’ai tant de fois vécu avec de nombreux amis également arabes et orientaux face à notre Orient qui se déchire.
Libanaise, je tremble pour le Liban où un front sud entre Israël et le Hezbollah s’est embrasé laissant craindre la régionalisation du conflit.
D’origine palestinienne, je vis par procuration, à travers cet énième conflit, ce que mon père et les siens ont vécu en quittant leur Palestine natale en 1948, forcés à l’exil au Liban.

Le drame palestinien – au-delà des chiffres effarants du nombre des déplacés, des morts dont tant de femmes et d’enfants confirmés par l’ONU, l’UNESCO, l’UNRWA et AMNESTY – dit notre incapacité commune à décrire une horreur indescriptible. Il dit aussi notre impuissance face à tant de violence, notre absence de solidarité (notamment au niveau des gouvernements arabes), l’absence d’une réaction internationale adéquate et courageuse face à la hauteur du drame et le nihilisme du droit international et humanitaire.

Pis encore, ce massacre qu’on a du mal à qualifier en crime de guerre ou en génocide laisse à penser cyniquement que la dignité humaine n’est pas la même partout.

Si la société israélienne se sent menacée dans son existence – ce que je peux parfaitement concevoir – les Palestiniens, eux, se voient refuser le droit d’être, ils sont réputés n’avoir jamais existé ! Contraints à l’exil ou à être réfugiés chez eux dans un territoire exsangue, morcelé par des politiques de colonisation après 75 ans de conflit, le peuple Palestinien lutte de manière continue pour se voir reconnaître le droit pas simplement au retour ou à celui d’avoir une terre, mais plus charnellement encore, le droit à l’existence.

Ce que ce conflit nous révèle, c’est que face à l’échec d’une Paix juste passant par une solution à deux États viables absolument impensable à l’heure actuelle puisque les belligérants s’opposent de manière irréductible – il est vital de rappeler que l’état permanent de guerre ne peut jamais constituer une solution – ni aujourd’hui, ni demain. Nous n’avons pas à nous résigner dans cette région du monde à la guerre comme s’il s’agissait d’un destin implacable. Ce n’est jamais le destin d’un peuple de s’habituer à des conflits.

La cause Palestinienne reste la reine des causes dans le monde arabe, qui a longtemps vibré par elle. Elle n’est ni l’apanage de l’OLP et encore moins du Hamas, la cause Palestinienne est celle d’un peuple qui n’a jamais renoncé à ses droits de vivre et de mourir sur la terre de ses aïeux et qui tient à sa culture passée et en devenir constant. De Mahmoud Darwich à Edward Saïd, le patrimoine palestinien regorge de trésors et sa qualité d’élite culturelle du monde arabe ne fait aucun doute.

Israël qui lutte aussi pour sa survie est entouré d’un univers majoritairement sunnite et musulman. S’il souhaite poursuivre dans la voie des négociations avec les pays environnants et édifier des accords de paix, il doit commencer par instaurer une paix juste avec les Palestiniens.

J’aimerai conclure ce témoignage – difficile à poser par écrit – par un appel à l’Église de France, d’œuvrer pour la reprise du dialogue là où on ne l’attend plus et d’essayer de susciter à nouveau une place pour la voix de la modération qu’on a tue, depuis longtemps.

 

12 mars 2024.

Les concepts qui décrivaient le monde – Guerre Froide, Tiers Monde, Pays en voie de développement, Puissances émergentes – se sont progressivement estompés pour laisser place à une coexistence complexe entre un « Occident », transatlantique et extrême-oriental, et un « Sud Global », hétérogène mais volontariste, qui, lassé d’attendre un hypothétique élargissement du Conseil de sécurité, semble s’organiser autour des BRICS, ou plutôt des « BICS+ » puisque la Russie n’est plus crédible sur la scène internationale et que le groupe s’élargit en 2024 à six nouveaux membres (dont quatre de tradition musulmane). Or autant ce Sud Global pouvait considérer de loin l’agression russe contre l’Ukraine, c’est-à-dire contre l’Europe et l’OTAN, autant la confrontation dramatique entre Israël et le Hamas, entre Israël et la Palestine, peut réveiller les douloureux souvenirs de la domination, de la colonisation, de l’irrespect, de l’emploi disproportionné de la force, de la haine, du désespoir et de la vengeance. Et donc conduire à des réactions plus appuyées, appelant plus d’engagements et d’initiatives dans les postures.

Non pas que le Sud Global n’ait pas ses propres drames, ses guerres civiles, ses tensions internes, ses affrontements régionaux, en Amérique Latine, en Afrique (Sahel, Grands Lacs, Corne), en Asie du Sud. Non pas aussi qu’il ait une unité de vues qui le conduirait à un soutien inconditionnel, moins du Hamas d’ailleurs que de la Palestine dans son ensemble. Non pas enfin qu’il soit plus avisé que l’Occident quant aux voies et moyens qui permettraient de mettre fin à cette violence paroxystique, allant du terrorisme à l’anéantissement par la destruction et la famine, à cet « enfer sur terre » : comment apercevoir une lueur d’espoir quand tout compromis paraît inatteignable ?

Autant de facteurs qui conduisent à beaucoup de circonspection dans l’analyse de la voix du Sud Global face au drame israélo-palestinien.
Ce Sud Global a toutefois son poids dans le système des Nations Unies, dont il connaît les faiblesses et les insuffisances mais qui lui offre une tribune unificatrice, où il continue à s’exprimer en tant que « G 77 » (en fait : 134). À défaut de s’imposer au Conseil de sécurité, le Sud Global sait faire pencher la balance à l’Assemblée générale : à peine deux mois après l’horrible attaque terroriste du 7 octobre, une résolution demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza a été adoptée le 12 décembre par 153 voix contre 10 et 23 abstentions. Et l’attitude toujours défiante d’Israël, depuis Ben Gourion, vis-à-vis des organisations onusiennes lorsque ses intérêts cruciaux sont en jeu, illustrée ces dernières semaines par le rejet de l’UNRWA et de l’OMS ou la contradiction apportée à toute déclaration humanitaire d’António Guterres, y compris aux portes de Rafah ou plaidant une trêve pour le ramadan, ne peut qu’appeler la réprobation d’un Sud qui sait ce qu’il doit à l’idéal onusien de lutte contre la violation des droits humains et civils, la faim la maladie, la pauvreté.

En déposant devant la Cour Internationale de Justice la première requête accusant Israël de génocide à Gaza, l’Afrique du Sud, représentée à La Haye par le président Ramaphosa en personne arborant un keffieh, ne s’est pas trompée de terrain (« Nous sommes tous devenus sud-africains » a titré Al Jazeera) et près d’une cinquantaine de pays se sont succédés à la barre pour interroger la Cour sur la légalité de l’occupation, la colonisation et l’annexion de la Cisjordanie; les plus vocaux ont été la Jordanie, la Turquie, la Malaisie, le Brésil, le Chili, la Bolivie, et l’Organisation de la Coopération Islamique aux 57 membres. L’Algérie a tenté d’emboîter le pas en déposant le 10 février au Conseil de sécurité un texte visant à contraindre Israël à un cessez-le-feu immédiat, auquel les États-Unis ont mis leur veto, pour la troisième fois depuis le conflit en cours et une quarantaine de fois depuis soixante-dix ans. Ce bouclier américain, qui d’ailleurs irrite une partie de l’électorat démocrate, notamment afro-américain, tiendra-t-il encore longtemps face aux initiatives du Sud Global?

Y a-t-il pour autant unité de façade au sein des quatre ensembles géographiques du « Sud » ?
À tout le moins, un poids très lourd, l’Inde du Premier ministre Modi et du BJP, exprime vis-à-vis d’Israël une forme sinon de solidarité du moins de compréhension en jouant l’abstention à l’ONU. Les deux pays ont des intérêts communs depuis l’envoi de travailleurs indiens en remplacement de la main d’œuvre palestinienne jusqu’à des coentreprises d’armement (drones). La rivalité avec la Chine compte aussi, laquelle, de son côté, a récemment durci son jugement en en appelant au respect des Droits de l’Homme à Gaza… Au sein d’une ASEAN globalement prudente (un communiqué conjoint rappelant la solution à deux États adopté le 20 octobre), les trois pays à majorité musulmane, Brunei, Malaisie et surtout l’Indonésie (qui disposait d’un hôpital au Nord de Gaza) et ses foules arborant des pancartes illustrées de pastèques ont fortement rappelé leur solidarité avec la Palestine, tandis que le Cambodge, le Laos et le Vietnam s’en tenaient à la neutralité et que la Thaïlande pourtant fortement éprouvée (34 tués le 7 octobre et une quinzaine d’otages) a évoqué la perspective de négociations avec le Hamas.

En Amérique Latine, le Brésil et le Venezuela ont condamné Israël. La Colombie, qui pourtant achetaient à Israël des fusils et du matériel aéronautique les a rejoints au lendemain des drames des distributions de vivres, le président Gustavo Pedro allant jusqu’à évoquer un « génocide rappelant l’Holocauste, même si les puissances mondiales n’aiment pas le reconnaitre ».

En Afrique, terrain où Israël a su retourner le jeu depuis cinquante ans en obtenant la reconnaissance de son existence par 46 pays et en ouvrant 12 ambassades, la prudence a d’abord dominé, 6 pays, Cameroun, Ghana, RDC, Kenya, Togo, Zambie, condamnant explicitement en novembre « les actes terroristes ignobles », alors que l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Mauritanie, la Libye, Djibouti, les Comores affichaient leur soutien au Hamas. Le Nigéria qui bénéficie d’une aide israélienne au développement (agronomie, ingénierie, sécurité) reste nuancé.

Dans l’Orient compliqué, enfin, et sans oublier la Turquie qui est passée en quelques mois de la proximité avec Israël à une sévère condamnation, trois lignes de conduite continuent à dominer : un soutien évidemment explicite au Hamas de la part de l’Iran et de ses acteurs du terrain (Hezbollah et Houthis du Yémen) ; un fort engagement diplomatique du Qatar et de l’Égypte, appuyés par la Jordanie, pour s’entremettre de manière tactique en testant toutes les options humanitaires sans rien céder territorialement ; une certaine réserve des monarchies du Golfe, rejointes par le Maroc qui préside le comité Al Qods, ce qui n’a pas empêché le roi d’Arabie Saoudite à hausser le ton début mars : « Mettre fin à ces crimes odieux et garantir la mise en place de couloirs humanitaires ».

On ne peut que conclure sur cette triste évidence : lucides sur les raisons profondes d’un affrontement sans espoir, le Sud Global comme l’Occident restent à ce jour impuissants à infléchir l’Histoire sur les terres de la Bible.

 

6 mars 2024,

Bien qu’au premier regard peu de choses rapprochent les guerres en Ukraine et en Palestine, si ce n’est leur simultanéité, un peu de recul fait apparaître d’étranges similitudes.

D’abord, deux des dix premières puissances militaires et nucléaires mondiales, la Russie et Israël, combattent des pays (on ne peut employer le mot État pour la Palestine) qui soit s’en sont défaites (Ukraine), soit n’en dispose évidemment pas.

Les enjeux (on ne peut parler de « but de guerre », ni déclaré, ni avouable) sont des territoires, dont il s’agit de chasser la population au pire, au mieux de la contrôler. À ce stade (mars 2024), ces deux puissances ont obtenu des gains territoriaux conséquents. La Russie occupe avec la Crimée et le Donbass environ 20 % du territoire ukrainien et dans les hypothèses de négociations sur un « compromis pour la paix », il est peu probable qu’elle se retire sur les frontières d’avant l’annexion de la Crimée. Israël, derrière de légitimes opérations de représailles suite au crime de guerre du 7 octobre, a détruit plus de la moitié des habitations de la bande de Gaza, le nord étant devenu un no mans land protecteur vidé d’une population poussée vers le sud où on ne voit plus comment un million et demi de personnes reviendraient.

L’agression est présentée comme une réaction de défense. Ces deux puissances nucléaires et conventionnellement surarmées ont avancé des justifications invraisemblables à leurs actions. La Russie affirme agir préventivement pour se prémunir d’une attaque par les nazis ukrainiens et les forces de l’OTAN, et réactualise « la Grande Guerre patriotique » (1942-1945), voire la menace séculaire de l’Ouest décadent. Israël, État nucléaire, dixième puissance militaire, inconditionnellement soutenu par les États-Unis, en poursuivant ses opérations militaires parce que prenant au pied de la lettre les proclamations aussi incendiaires qu’irréalistes de voir sa population rejetée à la mer. Ces références ne servent qu’à éviter la définition actuelle de « buts de guerre » crédibles. À ces brouillages de la propagande à court terme, la Russie ajoute que l’Ukraine a toujours fait partie de l’empire aujourd’hui requalifié en « monde russe » afin d’y inclure les territoires frontaliers russophones, voire les populations extérieures d’origine russe. En Israël, pour certains théocrates, parvenus démocratiquement au pouvoir, l’affirmation qu’une zone allant de l’Euphrate au Nil, ou pour les modérés du Jourdain à la mer, lui revient comme don de Dieu, s’appuie sur des interprétations messianiques, largement soutenues aux États-Unis par d’influents évangéliques. L’utilisation contemporaine de l’histoire ou de ses fictions ouvre la comparaison avec un autre lieu de confrontation potentiel :la revendication de Taïwan par la Chine. Le statut de victime est toujours très recherché, surtout par les plus forts, qui ont évidemment plus de peine à en faire la preuve.

Les formes nouvelles de la guerre
Quand on observe ces deux affrontements en cours, certes très différents dans leurs acteurs, apparaît l’importance des transformations de la guerre elle-même, malgré les représentations traditionnelles qui perdurent. Ni la « terre brûlée », ni les guerres d’anéantissement de l’adversaire, ne sont des innovations. Mais les capacités techniques employées changent quantitativement et qualitativement les opérations. Elles utilisent des moyens de destruction considérables, depuis des bombardements massifs jusqu’à des frappes relativement ciblées. Il y a moins des « champs de bataille » que des affrontements et destructions urbaines élargies. D’où plusieurs conséquences : elles atteignent majoritairement les civils, qui en Ukraine comme en Palestine sont quantitativement beaucoup plus touchés que les militaires, surtout si on intègre les « réfugiés ». Le « nettoyage » des populations par déplacements ou extermination est (re)devenu pratique courante. Quant aux forces militaires, les capacités techniques (missiles, drones) reposent la question de l’infanterie : faut-il des forces spéciales ou recourir à des forces massives et à terme à la conscription ? Par ailleurs, l’importance des munitions nécessaires dans tous les cas fait apparaître des dépendances vis-à-vis d’acteurs extérieurs fournisseurs, justifiant des « alliances », de jure ou de fait, mais aussi des choix politiques de tiers, ainsi les fournitures étasuniennes à Israël pèsent sur les possibilités d’aide à l’Ukraine.

Ces conflits locaux ont déjà eu pour conséquences, d’une part de relancer dans plusieurs États tiers les « économies de guerre », d’autre part ils influent sur les échéances électorales et en dépendent. Dans les démocraties ou dans les régimes autoritaires, risques, menaces, guerres et peurs surdéterminent les demandes sociales, et deviennent les thèmes privilégiés et les motivations des candidats.

Enfin, dans des affrontements asymétriques les tiers ne peuvent intervenir contre les plus forts, soit en raison des rapports de forces crées par le nucléaire ou les soutiens extérieurs (États-Unis pour Israël ; Chine et en partie « les pays du Sud » pour la Russie). Soit, plus gravement, en raison des blocages des institutions et du droit international (droits de veto au Conseil de sécurité ; mépris des résolutions : ajournement des mesures réclamées…). La régression généralisée des institutions du droit international décrédibilise les efforts de décennies de tentatives de régulation.