Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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Dans l’ensemble de l’Europe, alors que recule l’inquiétude générale au sujet du chômage, les jeunes, eux, paient cher une crise économique dont ils ne sont pas responsables, en subissant un taux de chômage plus élevé que le reste de la population.
Le chômage des jeunes existait déjà avant la crise économique et financière, mais le taux de chômage moyen en Europe est aujourd’hui deux fois plus élevé pour les jeunes que pour les autres groupes d’âge, et, dans plusieurs pays, ce taux dépasse 50%.
En tant que Conférence des Commissions Justice et Paix d’Europe, nous souhaitons ajouter notre voix à celles qui ont récemment appelé à une urgente remise en question de la stratégie apte à corriger cette injustice. Bien qu’au niveau de l’UE il y ait eu une prise de conscience bienvenue, avec des milliards d’euros attribués à des programmes de protection pour les jeunes, cette crise ne sera pas résolue seulement par les politiques économiques. Il faut reconnaître que l’une des causes fondamentales de la crise a été l’incapacité de comprendre que la signification du travail dépasse de loin l’emploi payé, et comporte des implications personnelles, sociales et culturelles d’importance. Pour cette raison, l’enseignement social de l’Eglise catholique a constamment mis l’accent sur le fait qu’un travail convenable est un droit de l’Homme essentiel. Dans de nombreux pays européens aujourd’hui, ce droit est refusé à beaucoup, voire à des millions de jeunes.
Les demandes du marché et du secteur financier ont été mis au-dessus des besoins de la société, et en particulier au-dessus des besoins des jeunes. Ceux-ci représentent l’avenir de notre société, mais leurs projets de vie ont été réduits et leur dignité humaine offensée. Ils courent le risque de devenir une génération perdue. L’accent a été mis sur l’équilibre des budgets nationaux, tandis que le besoin d’investissement humain a été ignoré. Ce choix compromet finalement les possibilités d’une croissance économique durable à long terme. Le poids démoralisant du chômage détourne beaucoup de jeunes de s’impliquer dans la formation et dans l’entreprise. De plus, beaucoup de jeunes paient des droits élevés pour une formation universitaire et professionnelle, s’endettant dès leur jeune âge, alors que des emplois ne sont pas immédiatement disponibles. D’autres choisissent
d’émigrer, à la recherche de meilleures possibilités ailleurs. Bien qu’une plus grande liberté de mouvement à travers les frontières nationales doive aujourd’hui être encouragée, pour les pays qui perdent un grand nombre de jeunes à cause d’un manque de possibilités, les conséquences sont accablantes.
En réponse à cette crise, une priorité essentielle pour les gouvernements, ainsi que le reconnaissent des responsables de l’UE, doit être d’investir dans des possibilités d’emploi pour des jeunes. Pour que cet investissement soit efficace, il faut que des employeurs s’engagent de manière significative à donner du travail à des jeunes. Les employeurs devraient être encouragés à rassembler un ensemble équilibré de travailleurs, afin d’employer à la fois des jeunes qui ont besoin d’expérience et d’autres travailleurs qui ont une expérience à partager. Il est également important que des règles solides existent pour éviter une exploitation des jeunes, s’assurer qu’ils reçoivent une juste rémunération de leur travail et que des possibilités de
formation correctes leur sont offertes. Il faut reconnaître que beaucoup de jeunes ont été déçus par les responsables politiques et par les mesures prises : ils considèrent que leurs besoins et leurs préoccupations ont été dédaignés. La propagation d’une telle déception met la démocratie en danger et menace la stabilité future de nos sociétés. A travers l’Europe, ces sentiments se sont manifestés de différentes manières, y compris par des mouvements violents de protestation, ce qui a encouragé des extrémistes politiques. En parallèle à une politique pour lutter contre le chômage des jeunes, les responsables politiques doivent démocratiquement mettre en place des mécanismes de consultation qui intègrent les jeunes dans les processus destinés à résoudre la crise.
A long terme, l’éducation doit être primordiale pour une politique d’emploi durable. Et les institutions d’enseignement doivent engager un dialogue régulier avec les employeurs pour s’assurer que les cours dispensés sont adaptés à l’état actuel du marché du travail. Le modèle traditionnel d’un « travail pour la vie » ne peut plus être un but réaliste. Beaucoup de jeunes tireraient bénéfice d’une approche plus souple, qui les encourage à acquérir une large gamme de qualifications et à continuer à les développer tout au long de leur vie de travail. Dans ce contexte, les valeurs que nous transmettons aux jeunes concernant le travail et l’emploi sont importantes également. Les valeurs de base de solidarité, de bien commun et de service aux autres peuvent être perdues dans notre société de plus en plus matérialiste.
Cela n’est pas seulement préjudiciable pour la santé mentale et le bien-être de l’individu ; cela peut conduire à une rupture de la cohésion sociale et des liens de solidarité dans la société. Le chômage des jeunes est le symptôme le plus évident et le plus douloureux d’un problème beaucoup plus large : l’incapacité de prendre en considération la signification profonde du travail dans une politique économique et sociale. Certes, le chômage des jeunes devrait être une priorité pour les gouvernements, pourtant ce problème ne devrait pas être envisagé seul, mais comme partie d’un ensemble plus vaste qui envisage les obstacles à l’emploi touchant les gens dans tous les secteurs de la société. Il devrait aussi devenir un point permanent du programme du Conseil européen et figurer comme une priorité pour les organisations internationales concernées. Des interventions d’assistance à court terme sont vitales, mais plus importants encore sont la politique à long terme et les changements culturels nécessaires pour proposer à nos sociétés un modèle d’emploi plus juste et plus durable. La crise actuelle nous donne enfin une réelle possibilité de changement et de reconnaître et encourager l’aspiration légitime des jeunes à participer aux responsabilités.
Dans l’attente des prochaines élections européennes, nous demandons aux gouvernements européens et aux institutions de l’UE de :
• Mettre la priorité sur l’emploi dans les plans de redressement économique, avec des projets spécifiques pour répondre au chômage des jeunes, projets développés en consultation avec des jeunes ;
• faire progresser rapidement la reconnaissance des diplômes à l’intérieur de l’UE
• examiner les mécanismes existants de consultation et d’intégration des jeunes, avec le projet de surmonter à la fois leur absence de la politique et la
montée de l’extrémisme au sein de la jeunesse ;
• soutenir les employeurs qui proposent des possibilités appropriées aux jeunes, tout en vérifiant qu’il existe des règlements de protection contre l’exploitation de jeunes travailleurs ;
• donner une aide financière à l’enseignement et à la formation professionnelle ;
• mettre au point des mécanismes de consultation pour vérifier en quoi nos systèmes actuels d’éducation contribuent à un emploi durable, en y faisant
participer tous les principales parties prenantes, notamment les entreprises, les syndicats, les organisations du travail et les jeunes.
Ce message est important parce qu’il aborde les problèmes actuels : incontestablement, le constat de l’existence d’une crise est universel. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’une crise traverse le monde, mais c’est, peut-être, la première fois que l’on peut parler d’une crise de la mondialisation.
Evidemment, un premier réflexe pourrait être de chercher à revenir au temps antérieur… mais cela serait aussi imbécile que de supprimer les trains ou les avions au prétexte d’un accident. Pour le Pape, la crise doit être l’occasion d’un progrès. D’un développement. En ce sens, il reprend la réflexion entamée par Paul VI et poursuivie par Jean-Paul II : « Le développement est le nouveau nom de la paix » (Populorum progressio, 87).
Et il ajoute : « Les Etats sont donc appelés à réfléchir sereinement sur les raisons les plus profondes des conflits, souvent allumés par l’injustice, et à y remédier par une autocritique courageuse ».
Sur quoi doit porter cette autocritique ?
Clairement, le Pape affirme que cette autocritique doit porter sur la place des pauvres dans la société et dans le monde : « Mettre les pauvres à la première place suppose que les acteurs du marché international construisent un espace où puisse se développer une juste logique économique, et que les acteurs institutionnels mettent en œuvre une juste logique politique ainsi qu’une correcte logique de participation capable de valoriser la société civile, locale et internationale ».
Une juste logique économique oblige à constater que la population est une « richesse, et non facteur de pauvreté ».
Une juste logique politique oblige à prendre en compte les enfants et leurs mères : « Là où la dignité de la femme et de la mère n’est pas protégée, ceux qui en subissent les conséquences, ce sont d’abord et toujours les enfants ».
Une juste logique de participation oblige à veiller à un développement qui ne marginalise pas les pauvres. Ce qui demande à ce qu’ils soient partie prenante du développement, et que « chaque homme se sente personnellement blessé par les injustices existant dans le monde, et par les violations des droits de l’homme qui y sont liées ».
Et le Pape de rappeler Vatican II : L’Eglise est « signe et instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain », comme pour inviter chaque communauté à vivre cette solidarité de l’intérieur d’elle-même pour être le signe de la possibilité d’une mondialisation réussie.
Prions pour tous ceux qui ont une responsabilité économique…les politiques, les actionnaires, les syndicats, les travailleurs, afin que dans la crise les pauvres ne soient pas oubliés.
Nouvelles solidarité en économie : Emmanuel Faber vient de les évoquer à partir de son expérience dans une grande entreprise multinationale. Je vais pour ma part, les évoquer à partir des expériences qui sont aujourd’hui portées par de petits acteurs, qui ont un poids marginal dans l’ensemble du système, mais qui donnent à voir, déjà aujourd’hui, que penser la solidarité au cœur même de l’économie, ce n’est pas une utopie mais une réalité.
Les nouvelles solidarités : c’est le thème dont nous parlons depuis 3 jours. Mais, comme le soulignait ce matin Alban Sartori dans le retour des ateliers, ces nouvelles solidarités n’ont pas été seulement l’objet d’étude de ces Semaines Sociales mais elles ont été surtout ce que nous avons essayé de vivre et de tisser à travers la forme très particulière et originale de ces semaines : des semaines qui ont fait place à ceux qui sont d’habitude dé-placés ; des semaines qui ont donné la parole à ceux qui sont d’habitude sans parole ; des semaines qui ont réfléchi avec ceux qu’on considère en général sans capacité de réflexion. Le défi n’était pas gagné d’avance, et pour le faire réalité, il a fallu un énorme travail de préparation préalable, pour trouver AVEC eux, et non pas POUR eux, de nouvelles formes de réflexion collective. Dans ce travail, l’imprévisible fut la norme plutôt que l’exception. Ce fut un long travail de fourmi, rendu possible grâce à des hommes et femmes qui depuis longtemps construisent des passerelles entre le centre et les marges de la société. Ce travail préalable EST presque imperceptible dans le résultat final. Et je dirais que le fait de ne pas le voir, constitue le signe même de sa réussite.
Cette expérience ponctuelle de nouvelle solidarité au sein même des Semaines Sociales de France me semble bien illustrer et résonner fortement avec ce que j’observe à travers la multiplicité de pratiques associées aujourd’hui à l’économie solidaire. Des pratiques que nous avons largement évoquées hier après-midi dans l’un des ateliers : du commerce équitable au microcrédit, des échanges de savoir aux jardins communautaires, de l’insertion par le travail à l’épargne solidaire… Une diversité considérable qu’il est difficile de réunir dans une définition commune. Hier soir, à la fin de l’atelier, nous n’avons pas eu vraiment le temps de tirer les fils communs qui traversent cette multiplicité de pratiques, et j’espère donc que mon intervention de ce matin servira aussi à compléter la conclusion inachevée d’hier soir. A travers ces pratiques nous avons constaté une inventivité débordante, et qui est pourtant peu perceptible. Un lieu de passerelle entre des mondes différents, et qui reste pourtant peu visible. Un espace où l’économique et le social se rencontrent d’une manière radicalement nouvelle, mais sans faire beaucoup de bruit. Comme dans nos Semaines Sociales de cette année, on pourrait conclure à une DISPROPORTION entre l’effort réalisé et le résultat final, entre le travail effectué et sa visibilité, entre l’inventivité déployée et son retentissement dans l’ensemble de la société.
Disproportion : oui, sans doute. Mais c’est justement là, me semble-t-il, que se trouve la nouveauté radicale, et de l’économie solidaire, et de l’expérience vécue autour de ces Semaines Sociales. On est dans la dis-proportion, on est dans la dé-mesure. C’est-à-dire que nos critères habituels d’évaluation ne tiennent pas. Et que ce qu’il y a de nouveau et d’essentiel dans ces expériences ne relève pas du calcul, mais que cette nouveauté doit être appréhendée d’une autre manière. Ces expériences sont marginales, certes (le commerce équitable et la finance solidaire représentent autour d’1% du total du commerce ou de la finance). Il faut donc conclure qu’elles sont insignifiantes ? Et si leur signification était d’un autre ordre, qui se mesure moins par la quantité que par la qualité ? qui se mesure moins par l’étendue que par la profondeur ? qui se mesure moins par la visibilité du résultat final que par l’intensité de ce qu’elles font vivre ? Et c’est en ce sens, que je vais évoquer trois signes de nouveauté, que je perçois dans l’économie solidaire, et qui me semblent aussi ressortir à travers les expériences vues dans l’atelier hier après-midi. Trois signes qui, à mon avis, préfigurent, pas tellement la société à venir, mais plutôt, la société en devenir. Ces signes ne donnent pas à voir la société future. Ils nous parlent plutôt d’une impressionnante capacité humaine à transformer la société. J e vais présenter ces trois signes de nouveauté comme de nouvelles représentations que l’économie solidaire nous donne à voir : une nouvelle représentation du lien entre le social et l’économique, une nouvelle représentation de la solidarité, et une nouvelle représentation de l’avenir. Et je vais mettre en résonance chacune de ces représentations avec une figure biblique différente.
Une nouvelle représentation du lien entre le social et l’économique
L’économie solidaire déplace la notion habituelle de « social », souvent associée aux besoins de base de la personne (santé, alimentation, éducation, logement, etc), et donc classée en domaines, vers une dimension plus existentielle et intégrale : celle de la qualité relationnelle de la vie. Dans toutes les pratiques de l’économie solidaire, la proximité et le type de lien tissé à travers l’activité économique constituent des dimensions premières à prendre en compte. De ce fait, le social n’apparaît pas comme une contrainte supplémentaire à ajouter à l’économie, mais plutôt comme une manière différente de penser la place et la finalité de l’économie dans la société. L’économie apparaît ainsi comme un facteur de médiation sociale et un facteur de construction de société plutôt qu’un moyen de satisfaction de besoins et d’enrichissement personnel. La dimension sociale de l’économie solidaire est d’ordre « sociétal » : elle relève surtout de la manière de vivre ensemble et de faire société. L’économie solidaire déplace ainsi la représentation classique de l’économie, du social, et de leur articulation. Cette nouvelle représentation du lien entre économique et social, se traduit par une sorte d’inversion dans les relations classiques entre les acteurs économiques : le consommateur va chercher, plutôt que le produit le moins cher, celui qui permet à un petit producteur de ne pas rester exclu du marché (c’est le cas du commerce équitable et des AMAP) : le choix de consommation devient un choix politique en ce sens qu’il sert, non seulement l’intérêt individuel du consommateur, mais un intérêt collectif. A travers son acte de consommation, le consommateur construit une forme de société, car il permet à celui qui en était exclu, de la réintégrer. Entre consommateur et producteur se crée une nouvelle forme d’inter-dépendance. La même chose se produit dans la finance solidaire : l’épargnant va chercher à placer son argent, pas seulement en fonction de l’intérêt obtenu, mais aussi et surtout, en fonction de la manière dont son épargne va être utilisée. Le choix de placement devient aussi un acte politique car il permet de construire une certaine forme de société, en finançant des activités qui ont une finalité sociale comme la réinsertion par le travail, l’accès au logement ou la solidarité internationale. La finance solidaire crée ainsi une nouvelle forme d’inter-dépendance entre épargnant et investisseur.
Cette interdépendance forte entre consommateur et producteur, ou entre épargnant et investisseur, donne à voir une manière nouvelle de penser la relation économique. Dans notre société de marché, la relation économique prend souvent la forme du « contrat » (contrat de vente, contrat d’assurance, contrat de travail…). Or, les nouvelles formes d’interdépendance qu’on vient d’évoquer, correspondent plutôt à une relation d’alliance que de contrat. Dans le contrat on se préserve mutuellement des risques, tandis que dans l’alliance on prend des risques ensemble. Dans le contrat, on calcule ce qu’on a à gagner et à perdre, tandis que dans l’alliance on partage l’accueil de l’incertitude. Par ailleurs, l’alliance nous renvoie à une expérience profondément biblique : celle de la relation entre Dieu et son peuple. Et comme nous le disait Etienne Grieu, l’alliance est une relation inconditionnelle : elle n’est pas comme le contrat, conditionnée à l’obtention d’un résultat, elle signifie plutôt une commune appartenance à un projet de vie, un projet où l’on assume ensemble les réussites autant que les échecs. Et je crois que c’est bien cela que l’économie solidaire nous donne à voir à travers cette nouvelle représentation du lien entre l’économie et le social : elle nous dit que l’activité économique peut être un lieu d’alliance, un lieu où l’on apprend à risquer ensemble, un lieu où la qualité relationnelle de la vie a autant de valeur que sa qualité matérielle. Elle nous dit qu’a travers l’économie, on construit une certaine forme de société. Elle nous invite à retrouver une cohérence nouvelle entre nos choix économiques et nos choix citoyens.
Une nouvelle représentation de la solidarité
La solidarité est souvent pensée en termes d’aide à celui qui se trouve dans une situation de difficulté ou de fragilité, d’exclusion ou de vulnérabilité. Cette solidarité pensée en termes d’aide, peut s’exercer de manière collective et centralisée à travers la redistribution (c’est le cas des politiques sociale des Etats), ou de manière inter-individuelle ou inter-groupale à travers des dons. Je crois que l’économie solidaire introduit une autre représentation de la solidarité, qui ne prétend pas remplacer ces formes plus connues de solidarité, mais plutôt les compléter, les enrichir. La solidarité dans l’économie solidaire n’est pas pensée en termes d’aide mais de réciprocité. La solidarité dans l’économie solidaire n’est pas conçue comme un transfert (d’argent ou de compétence), qui vise à combler un manque, mais plutôt comme une sollicitation adressée à chacun, et notamment à ceux qui sont souvent considérés comme « inutiles » par notre société, à participer à un projet commun. C’est cela la réciprocité : il s’agit bien d’un échange, et non pas d’un transfert du donateur au bénéficiaire, mais d’un échange qui est évalué en termes de lien créé et d’une commune appartenance, et non pas en termes d’équivalence de ce qui est échangé.
Les exemples que nous avons vus hier concernant les entreprises d’insertion illustraient bien cette relation de réciprocité : chacun donne et reçoit. Mais pour que celui qui est souvent considéré comme n’ayant rien à donner puisse le faire, il faut changer les règles du jeu : c’est ainsi qu’on ne cherche pas la personne qui correspond le mieux au poste de travail, mais on adapte le poste aux atouts et limites de la personne ; c’est ainsi que l’efficacité n’est pas seulement définie en termes de quantité produite ou de coût financier, mais aussi en termes de capacités nouvelles développées par la personne, de bien-être dans le travail, de relations créées.
Et je crois qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle pratique de la solidarité mais plutôt d’une nouvelle représentation de la solidarité : car elle n’est pas considérée en termes de manque à combler mais plutôt en terme de potentialité à identifier et à développer ; elle n’est pas pensée en termes de transfert de ressources, mais plutôt comme projet à construire ensemble.
Cette nouvelle représentation de la solidarité invite surtout à changer les critères d’évaluation de l’activité économique : à valoriser la qualité des relations produites et pas seulement la quantité, à chercher une rentabilité sociale et sociétale et pas seulement une rentabilité financière, à passer de l’équivalence à la reconnaissance. Il s’agit de changer les critères de mesure et de faire place aussi, d’une certaine manière à la dé-mesure, à ce qui n’est pas mesurable, mais qui fait vivre, parce que cela touche le plus fondamental de la vie : le fait de se sentir appelé à créer avec d’autres, à devenir co-créateur, à se sentir tout simplement dire : « j’ai besoin de toi ». Comment mesurer la reconnaissance produite ? comment quantifier l’envie de vivre générée ? voici un beau défi lancé par l’économie solidaire.
La solidarité pensée en termes de reconnaissance, reconnaissance de la capacité propre et singulière de chaque personne humaine, peut être mise en résonance aussi avec une autre figure biblique : celle de la promesse. La promesse biblique est toujours un appel à se mettre en marche plutôt qu’un objectif concret à atteindre ; elle est exode à vivre plutôt que terre à conquérir, elle est traversée du désert plutôt qu’avenir sécurisé. Reconnaître dans l’autre une capacité propre et l’inviter à faire chemin ensemble, c’est en ce sens, lui faire entendre une promesse.
L’économie solidaire nous dit que l’économie peut être un lieu où l’on entend une promesse, non pas une promesse de qualité de vie assurée, mais une promesse de projet à construire ensemble, une promesse de vie collective, une promesse qui ne garantit rien mais qui reconnaît en chaque personne un créateur.
Une nouvelle représentation de l’avenir
En situation de crise, mais en général, face aux défaillances du modèle dominant, l’avenir est associé à l’espoir d’un nouveau modèle économique et social. Ce modèle d’avenir peut être conçu comme un projet prédéfini d’avance ou comme l’émergence imprévisible d’un processus de création. Dans le premier cas, l’avenir apparaît surtout comme le résultat d’une « fabrication », tandis que dans le deuxième, il s’agit plutôt d’une « création », dont on ne connaît pas d’avance la forme concrète du résultat. L’économie solidaire invite à penser l’avenir comme un processus de création qui laisse place à l’émergence du radicalement nouveau. La forme concrète prise par ses différentes pratiques n’est pas nécessairement une forme à généraliser ou à ériger en modèle alternatif. L’économie solidaire donne à voir la potentialité énorme de l’humain pour inventer et créer de nouveaux possibles, et c’est en ce sens qu’elle est porteuse d’avenir.
Est-ce que le commerce équitable doit remplacer le commerce classique, est-ce que la finance solidaire doit prendre la place de la finance classique, est-ce que toutes les entreprises doivent devenir des entreprises d’insertion ? Je ne sais pas. Mais je pense que ce n’est pas comme cela qu’il faut poser la question. Ce que le commerce équitable ou la finance solidaire ou les entreprises d’insertion donnent à voir, ce n’est pas justement des modèles prêt-à-porter qu’il suffit de généraliser. Non, je pense que ce que toutes ces pratiques de l’économie solidaire donnent à voir c’est que l’économie peut être un lieu d’alliance et de promesse et que l’humain est capable de le réaliser. Et c’est pour cette raison que je mets en résonance cette nouvelle représentation de l’avenir véhiculée par l’économie solidaire avec encore une autre figure biblique : celle du « kairos ». Kairos c’est le temps favorable, le temps opportun, le temps de grâce. Kairos c’est le temps de l’engendrement, le temps du jaillissement, le temps de l’émergence.
Kairos c’est l’ouverture du temps, c’est l’ouverture vers l’avenir, c’est le déjà là et le pas encore. Et c’est en ce sens que je dirais que l’économie solidaire est le kairos de l’économie : une ouverture vers l’avenir, un temps de grâce pour inventer, un temps opportun pour penser l’alliance et la promesse au cœur même de l’économie.
Kairos car l’économie solidaire n’est pas un modèle à reproduire, mais une invitation à créer. Elle n’est pas une solution mais l’horizon d’un nouveau possible
Elle nous dit qu’aujourd’hui même, déjà là, au cœur même de notre histoire, on est capable de faire émerger de la vie nouvelle Elle est la marge qui déplace le centre, le vide qui donne à voir un nouveau possible, le trou qui livre passage. Oui, je dirais qu’elle est une expression humaine et historique du mystère de la résurrection : la résurrection conçue non pas comme la vie après la mort, mais comme la vie qui traverse la mort ; non pas la vie connue d’avance, mais la vie qui émerge contre toute espérance, là où on l’attend le moins ; la vie qui ne s’érige pas en modèle de vie mais qui est souffle de vie, qui donne envie de vivre et de faire vivre, et qui transforme toute homme et toute femme, en créateur d’avenir.
A la question posée par ces Semaines Sociales : Nouvelles solidarités, nouvelle société ? je crois que l’économie solidaire répond : oui il y a une nouvelle solidarité à faire émerger au cœur même de l’économie, une solidarité qui est porteuse d’alliance et de promesse, et qui préfigure une société nouvelle, non pas comme modèle déjà connu, mais comme projet de société à construire. L’économie solidaire nous dit surtout que nous sommes capables de faire émerger cette société nouvelle.