Un conflit ressenti de différentes manières à travers le monde

Une tension croissante depuis quinze ans entre la Russie et l’Ukraine, aux racines historiques et locales multiples et complexes, a fini par conduire à des agressions caractérisées, avec l’annexion de la Crimée, les manœuvres politico-militaires dans l’Est de l’Ukraine et les opérations d’invasion et de guerre déclenchées le 24 février 2022, sur terre, dans les airs sillonnés de missiles et de drones et en Mer Noire. Mais le conflit en cours, qualifié de danger majeur, voire mortel pour l’Europe par le Président Macron, entraîne des conséquences sur bien des situations géostratégiques à travers le monde en accentuant des fractures et des instabilités et en débouchant, au bout du compte, sur des menaces que le pape François et la diplomatie vaticane évoquent en de nombreuses occasions.

Sur la scène internationale officielle, diplomatique et multilatérale, l’initiative de déclencher une guerre par un membre permanent du Conseil de Sécurité a bloqué toute chance de compromis aux Nations unies

Le fonctionnement formel des mécanismes a néanmoins rapidement montré combien l’agression russe était condamnée par la majorité des États.

Dès le 25 février 2022, le Conseil de sécurité, saisi d’un projet vigoureux préparé par les États-Unis et l’Albanie, coparrainé par 81 États-Membres et exigeant le retrait immédiat, complet et sans conditions des forces russes, recueille 11 voix favorables et 3 abstentions (Chine, Émirats arabes unis, Inde), mais avec veto russe. « La Russie est seule » déclare la France. Le 2 mars, l’Assemblée générale adopte par 141 voix pour, les voix hostiles de la Russie, du Bélarus, de l’Érythrée, de la Syrie et de la Corée du Nord, et 35 abstentions (dont Chine, Inde, et 17 pays africains dont l’Afrique du Sud et l’Algérie; mais les Émirats rallient le camp des « pour »), sa résolution intimant à la Russie de cesser immédiatement son agression contre l’Ukraine. Le 23 mars, une nouvelle résolution, à dimension humanitaire, initiée par la France et le Mexique, est adoptée avec une répartition quasi identique des votes. Début avril, après les massacres de Boutcha et de Kramatorsk, une résolution suspendant la Russie du Conseil des droits de l’homme est adoptée, mais avec un moindre soutien : 93 voix pour, 24 contre dont la Chine, 56 abstentions dont celles de membres non permanents du Conseil de sécurité, Brésil, Mexique, Inde, EAU, Ghana, Kenya, jugeant qu’il faut attendre le résultat des enquêtes lancées par le Procureur de la Cour Internationale de Justice. Parallèlement, l’ensemble des institutions spécialisées de la famille des Nations unies se mobilise, à l’image du HCR, du Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), de l’Organisation internationale des migrations (OIM), de l’AIEA, de l’UNESCO, de l’UNICEF, du PAM. Toutes dénoncent « le climat de peur omniprésent dans les zones occupées », « le ciblage d’infrastructures énergétiques essentielles », « les attaques à grande échelle de missiles et de drones », « les abus horribles, généralisés et systématiques » à l’encontre de civils et de détenus militaires, « les attaques contre les biens culturels ».

Il n’y a donc aucun doute que, quoique répondant systématiquement par toutes les voies diplomatiques qu’elle peut continuer à activer, la Russie voit sa posture largement condamnée à travers les institutions internationales et, dès lors, par une part importante de l’opinion publique globale. Au demeurant, le quasi-bannissement de Vladimir Poutine, privé de G8 depuis l’invasion de la Crimée et visé depuis mars 2023 par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre dans la déportation d’enfants ukrainiens, qui l’empêche de facto de sortir de Russie (notamment lors des G20) hormis pour se rendre à Pékin ou Pyongyang, contraste avec l’aura dont bénéficie Volodymyr Zelensky. Ce dernier est en mesure de s’exprimer avec détermination, en visioconférence ou en présence, dans de multiples enceintes internationales, politiques, parlementaires, stratégiques (comme en juin 2024 au très couru Forum de défense Shangri-La), économiques, culturelles, avec une parfaite maîtrise de la communication; il a, les premiers mois de la guerre passés, cultivé son omniprésence par de nombreux déplacements courts, en Europe, en Amérique du Nord et même en Asie (Sommet du G7 à Hiroshima en avril 2023, Singapour, Philippines en 2024). Dans des circonstances très officielles comme la commémoration du Débarquement de Normandie, le président ukrainien finit même par se substituer au russe pour représenter les États continuateurs de l’URSS. Étonnante revanche d’une diplomatie ukrainienne, artificiellement dotée en 1945 d’un siège à l’ONU à la demande de l’URSS mais sans aucune liberté d’action, balbutiante mais encore soumise dans les années 1990 à 2010 et, par contraste, vigoureusement aguerrie, si l’on ose dire, depuis 2014; elle a gagné le soutien de bon nombre de pays, au sein de l’UE et de l’OTAN, où, dans les deux cas, elle a obtenu ses billets d’entrée, et du monde occidental (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande) mais aussi dans des pays du Sud global. Le président Zelensky se félicitait, il y a quelques semaines, d’avoir signé des accords de sécurité avec 5 des membres du G7, tandis que Vladimir Poutine en est venu à devoir solliciter des obus et des missiles du bien peu fréquentable Kim Jung-un.

Mais la déstabilisation d’une partie de l’ordre international engagée par le régime de Moscou ne se limite pas au seul multilatéralisme. Le recours à des déclarations ambiguës sur l’emploi potentiel d’armes nucléaires remet en cause des équilibres déjà fortement fragilisées par la fin, en 2019, du traité américano-soviétique de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. L’entrée de troupes russes en Ukraine a mis fin de facto aux mémorandums de Budapest de 1994 par lesquels la Russie, reconnaissant la volonté de l’Ukraine (avec le Kazakhstan et la Biélorussie) de ne pas conserver d’armes nucléaires sur son sol, lui garantissait le respect de ses frontières. Au moment où la Chine renforce fortement et sans bruit son propre arsenal, ces incertitudes nouvelles peuvent donner du champ aux États non dotés (Iran, entre autres) ou « faiblement » dotés (Corée du Nord).

Au demeurant, la Russie est loin d’avoir perdu de ses influences plus ou moins discrètes.

En premier lieu, elle conserve, dans le cadre élargi des BRICS, désormais constitué de 9 partenaires, une audience plus ou moins explicite, allant d’un soutien fort en armements vulgarisés comme les drones (Iran, Inde) à une neutralité active ostensible (Chine) en passant par une entremise diplomatique plus ou moins opérationnelle (Brésil, Afrique du Sud, EAU). Le fait que des pays du Sud l’aient condamnée à l’ONU n’empêche nullement le maintien de canaux bilatéraux, comme le reconnaissait le 29 mars 2024 dans une interview au Monde le président de la République Démocratique du Congo Felix Tshisekedi, confirmant un entretien téléphonique qu’il avait eu avec Vladimir Poutine deux jours plus tôt : « Nous sommes parmi les rares Nations africaines à avoir condamné l’agression de la Russie, car nous savons nous-mêmes ce que s’est d’être un pays agressé. Mais si Poutine respecte les lois de la RDC, il y aura des relations avec ce pays ». Le Tchadien Mahamat Idriss Deby s’est rendu à Moscou en janvier 2024, quelques semaines avant d’être confirmé dans ses fonctions de président. En Afrique, la Russie sait encore capitaliser sur un réseau diplomatique actif, habilement mis en place du temps des indépendances, sous la Guerre froide, et parvient à programmer à Moscou un sommet Russie-Afrique en juin 2024.

D’ailleurs, beaucoup de pays du Sud s’accommodent à présent de ce que d’aucuns appellent le « multi-alignement »; les positions de principe n’empêchent pas les échanges commerciaux ou la médiation : en 2022 le commerce de la Russie avec les Émirats a cru de 68 % et avec l’Inde de 205 %, laquelle importe le pétrole russe frappé d’embargo en Europe ; le Kazakhstan s’efforce de s’extraire de la sphère d’influence russe sans pour autant s’aligner sur Kiev ; en Amérique Latine, seuls deux chefs d’État ont explicitement condamné l’invasion russe en Ukraine : le Chilien Gabriel Boric et l’Uruguayen Luis Lacalle Pou ; les trente-et-un autres s’en sont abstenus et beaucoup de délégations ont participé fin septembre 2023 à une conférence interparlementaire Russie-Amérique latine sur le thème « Coopération en vue d’un monde juste pour tous ». Beaucoup d’observateurs ont aussi relevé la modération mutuelle de la Russie et d’Israël depuis le 7 octobre 2023, un institut allemand de géostratégie ayant même laissé entendre que c’était la Russie qui avait servi, à la demande d’Israël, de voie d’information préalable à l’Iran quant aux cibles qui seraient visées à Ispahan en réponse à l’attaque de missiles iraniens menée le 13 avril 2024.

Dans un espace international moins conventionnel que l’ordre mondial officiel, l’agressivité du régime de Moscou génère des incertitudes et des fractures nocives

Bien des stratèges estiment que le conflit en Ukraine marque, dès son point de départ en 2014, une rupture profonde dans un monde qui, depuis 1989, avait pu se nourrir d’un relatif optimisme. À bien des égards, c’est un retour aux stratégies de puissance, ne se limitant d’ailleurs pas au seul domaine politique car on peut élargir cette assertion au domaine économique.

Ainsi, l’on connaît la volonté à peine masquée de Vladimir Poutine d’agir aux marges de l’ancienne URSS : une Biélorussie vassalisée ; une Géorgie menacée dans ses fragiles équilibres démocratiques malgré la courageuse réponse d’une majorité de ses citoyens ; une Arménie laissée pour compte dans son conflit avec l’Azerbaïdjan ; une Moldavie, voire des États baltes, régulièrement victimes d’intimidations. Parallèlement, la Chine, également depuis le milieu de la décennie 2010, s’approprie progressivement et méthodiquement des archipels qu’elle estime, à raison ou à tort, parties de son espace maritime historique, et multiplie sur mer et dans les airs les rappels à l’ordre de Taïwan. Ces deux puissances agissent aussi sur des terrains africains et océaniques, éloignés géographiquement mais riches en ressources naturelles : au Sahel et en Centrafrique, l’Africa corps russe s’est substitué aux Wagner et a obtenu de Niamey début 2024, après le départ des troupes françaises, la dénonciation de l’accord de défense signé en 2012 par le Niger avec les États-Unis et qui permettait encore une présence militaire américaine d’un millier d’hommes. Dans le Pacifique, la Chine cultive son collier de perles insulaires, comme aux Îles Salomon pour ne donner qu’un seul exemple. Alain Frachon, dans le Monde du 10 novembre 2023, avait raison de rappeler la signature, le 4 février 2022 à Pékin, d’une déclaration « d’amitié sans limites » entre la Russie et la Chine, illustrée depuis par de très visibles visites officielles et de plus discrètes coopérations techniques. Certaines postures de l’Iran – avec ses soutiens subalternes au Proche-Orient dont au Yémen et son rapprochement avec des pays riches en minerais comme le Niger -, de la Turquie – au crédit de laquelle on pourrait porter l’une des rares parenthèses de modération dans le conflit déclenché par la Russie, à savoir l’arrangement sur les exportations navales de céréales ukrainiennes – voire de l’Azerbaïdjan – qui, en prenant le contrôle total du Haut-Karabakh, a obtenu du même coup le départ des forces d’interposition russes – peuvent s’assimiler à ces stratégies de puissance, à tout le moins au niveau régional.

Au-delà, ce sont aussi bien des déstabilisations qui sont générées par cette guerre hybride menée par le régime de Moscou en amplification du conflit sur le terrain et dénoncée par Volodymyr Zelensky à chacune de ses rencontres avec les Occidentaux. Face au besoin de toujours plus de soldats, les ressources internes, même tirées des marges asiatiques du territoire russe, ne semblant plus suffire, la Russie n’hésite pas à attirer des mercenaires comme le révèlent quelques épiphénomènes : 500 ex-militaires sri-lankais engagés dans les rangs russes et certains fait prisonniers en Ukraine, beaucoup d’Indiens et de Népalais, ou encore des Cubains. Plus ouvertement documentées : les actions d’influence par des moyens « traditionnels » mais renouvelés via les réseaux sociaux cultivant un discours « anti-impérialiste ». Plus encore, la guerre entraîne son cortège de sanctions et d’embargos contournés par des circuits plus ou moins opaques, de tensions sur les marchés de l’énergie et des matières premières alimentaires, de recours à des livraisons d’armes échappant aux contrôles que la période plus pacifique de l’après- Guerre froide avait permis d’instaurer progressivement, de mobilisation de ressources financières qu’en Occident on peine à maintenir dans des limites légales comme le montre le débat sur les intérêts des avoirs de la Banque centrale russe immobilisés sur le sol européen. Il n’est pas jusqu’aux compétitions sportives qui ne soient bousculées par le désordre ambiant.

Bien loin des idéaux moraux et religieux de justice et de paix internationales, la guerre en Ukraine et l’absence même de perspectives de négociations pèsent sur les consciences mondiales

Sans verser dans la naïveté de croire que toutes relèvent d’intentions pures, on se doit de relever que les initiatives de paix en provenance du Sud n’ont pas manqué pour essayer de mettre fin à dix ans de tensions et désormais d’affrontements : Chine en février 2023, le Brésil de Lula en avril, l’Indonésie puis l’Afrique, sous la conduite du président Cyril Ramaphosa en juin. Ces tentatives illustrent, à tout le moins, la prise de conscience par le Sud global des répercussions du conflit sur les marchés des matières premières agricoles ou énergétiques ou sur l’enchérissement des dettes et les poussées inflationnistes sur des économies fragiles en Asie, Afrique et dans les Caraïbes. Mais, pour autant que l’on puisse en juger loin des chancelleries et des expertises stratégiques, aucune de ces initiatives ne semble avoir prospéré.

Peut-on espérer plus et mieux de la conférence sur la paix en Ukraine annoncée pour la mi-juin 2024 dans le luxueux palace du Bürgenstock à Lucerne et dont la préparation a été amorcée un an plus tôt à Copenhague dans une relative discrétion ? On ne peut que le souhaiter tout en relevant que le printemps 2024 a été plutôt marqué sur le terrain par une accentuation des combats, une pression accrue sur une Ukraine en défensive et des perspectives d’accroissement des moyens militaires engagés de part et d’autre, aides alliées comprises là aussi de part et d’autre.

Dans ce contexte, Justice et Paix ne peut que tourner son regard vers le Saint-Siège. Peu de temps après le début de son pontificat et dans cette période de basculement de 2013-2014 évoquée plus haut, le pape François a appelé les consciences à s’inquiéter d’une « troisième guerre mondiale en morceaux » : assurément l’intervention russe en Ukraine en est une illustration et, depuis deux ans, le Saint-Père en dénonce tous les maux : combats, massacres, victimes civiles et militaires, migrations forcées, traumatismes physiques et moraux, vengeances, recours aux armements et à leur approvisionnement, et même menace nucléaire. Ses propos publics, place Saint-Pierre, les prières auxquelles il associe les fidèles, traduisent le souci de faire part de sa douleur lucide et de la partager; la discrète action diplomatique qu’il a confiée à plusieurs de ses proches, membres de la Curie ou cardinaux influents comme Matteo Zuppi, archevêque de Bologne, président de la Conférence épiscopale italienne et proche de la communauté de Sant’Egidio, illustre sa conviction qu’un champ reste possible pour identifier des voies de dialogue et esquisser des solutions d’apaisement, et que le Saint-Siège peut y contribuer. Sans doute, met-il ainsi implicitement en garde contre une certaine hypocrisie : la solidarité stratégique occidentale qui s’exprime à l’égard de l’Ukraine et le soutien à sa population qui va au-delà d’une simple compassion d’une partie de l’opinion publique mondiale ne doivent pas obscurcir la lucidité avec laquelle il faut juger d’un conflit qui fait saigner les corps – des dizaines, des centaines de milliers de corps – mais aussi les cœurs. Il est des voix russes qui s’élèvent contre le comportement du pouvoir de Moscou mais qui nous appellent aussi à ne pas ignorer l’histoire, locale, là où d’innombrables destins personnels russes ou ukrainiens se sont croisés. Il est des voix ukrainiennes qui crient l’insupportable agression et l’héroïsme de la résistance, mais admettent que les souffrances ne pourront demeurer sans fin. Toutes sont entendues au Vatican. Le Saint-Siège, respectueux des États mais porteur d’une exigence universelle de paix, pourra-t-il contribuer, avec patience mais détermination à une solution juste ? Il faut vraiment l’espérer.