Etat d’urgence sanitaire : urgence de garantir l’accès aux soins
A la lecture des diverses informations reçues, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète de ce que la gestion de la crise sanitaire due au Covid-19 révèle sur l’état de notre système de santé, et en particulier sur l’effectivité de l’accès aux soins pour tous, sans discrimination.
La crise actuelle accentue la tension du système de santé et révèle avec une intensité nouvelle les inégalités et ruptures de droits dans l’accès aux soins et les parcours de santé. Certains phénomènes sont spécifiques à la crise actuelle, mais d’autres témoignent d’une aggravation de difficultés déjà connues et documentées, notamment dans les précédents avis de la Commission.
LA CRISE LIÉE AU COVID, REFLET DES INÉGALITÉS SOCIALES DE SANTÉ.
La Commission est particulièrement inquiète de l’ampleur de la fracture sociale dans l’accès aux soins révélée par la crise sanitaire. Ainsi, plusieurs éléments montrent une plus grande vulnérabilité des personnes en situation de précarité face au Covid-19. Parmi les personnes qui ont dû continuer à travailler en dehors de leur domicile, on retrouve de nombreux emplois précaires et, ou, mal rémunérés. Leur nombre a été multiplié par le fait que le Gouvernement n’a pas défini les secteurs essentiels, laissant de fait les entreprises continuer ou reprendre leur activité, exposant les travailleurs au risque de contamination dans les transports ou sur le lieu de travail, quand les protections nécessaires n’étaient pas fournies. Par ailleurs les personnes pauvres sont généralement de santé plus fragile, à cause de renoncements aux soins, de conditions de logement insalubres, de conditions de travail pénibles ou d’une alimentation de piètre qualité. Elles ont une plus forte probabilité d’être en surpoids, de développer diabète ou hypertension artérielle, qui sont autant de facteurs aggravants du Covid-19. Cette inégalité sociale est souvent renforcée par une inégalité territoriale. Le cas du département de Seine-Saint-Denis est éclairant : malgré une population plus jeune que la moyenne, le nombre de malades du Covid-19 y est particulièrement élevé, avec une surmortalité de 101,8% constatée entre le 1er mars et le 6 avril (source INSEE). Ce département, un des moins riches de France, souffre d’un fort déficit de structures de prise en charge hospitalière. L’indispensable contribution de la médecine de ville se trouve entravée par la baisse de la démographie médicale dans ce territoire. Dans le cas du Covid-19, les patients ont pu être traités grâce à des transferts vers des hôpitaux d’autres départements, mais la mauvaise santé globale de la population est une des causes de la surmortalité. Par ailleurs, la situation dans les Outre-mer, et en particulier à Mayotte ou en Guadeloupe (depuis l’incendie du Centre hospitalier universitaire il y a deux ans), est aussi tout à fait critique – et ce même hors période d’épidémie.
La Commission s’inquiète d’un potentiel renforcement de ces inégalités sociales et territoriales lors du déconfinement. En effet, un des dispositifs essentiels pour lutter contre la propagation de l’épidémie est le port généralisé des masques. Mais en l’absence de remboursement ou de distribution gratuite, les masques sont inaccessibles à une partie de la population, avec un budget qui peut s’élever à plus d’une centaine d’euros pour les familles. Comment vont faire les personnes défavorisées ? Comment pourront-elles accéder aux transports en commun dont elles dépendent pour se rendre à leur travail ?
La CNCDH insiste donc pour que des études plus approfondies soient menées sur le lien entre pauvreté, trajectoires de vie et surmortalité due au Covid-19 afin d’en tirer les enseignements pour l’amélioration de l’accès à la santé de toutes les populations. Elle considère inacceptable le fait que les populations vivant en France ne bénéficient pas d’un accès égalitaire aux soins et voient leur espérance de vie varier en fonction de leur lieu de résidence. Une fois la crise en voie de résolution, il faudra veiller à rétablir la capacité de notre système de santé, notamment dans le domaine des soins primaires et des hôpitaux, pour répondre aux besoins de santé de toutes les populations. Ces inégalités se poursuivent jusque dans la fin de vie. La haute contagiosité du virus et le nombre important de décès liés au Covid-19 ont parfois empêché de bien accompagner les malades en fin de vie, en ne permettant en particulier pas aux malades d’être entourés de leurs proches. De plus, l’organisation des obsèques s’en est trouvée plus complexe : interdictions faites aux proches d’y participer, obligations de crémation, manque de place dans les cimetières pour les personnes de confession musulmane, facturation de frais supplémentaires pour la garde des corps à Rungis alors que le coût d’un enterrement est déjà trop élevé pour certaines familles…. La Commission souligne que tout doit être mis en œuvre pour permettre aux malades de dire adieu à leurs proches et à ceux-ci d’organiser les obsèques conformément à la volonté du défunt.
UNE CRISE SANITAIRE ACCENTUÉE PAR LA PAUPÉRISATION DE NOTRE SYSTÈME DE SANTÉ.
Dans un avis de mai 2018, « Agir contre les maltraitances dans le système de santé, une nécessité pour respecter les droits fondamentaux », la CNCDH avait analysé un certain nombre des problèmes auxquels le système de santé français est confronté et qui se trouvent exacerbés par la crise actuelle. Les politiques de réduction des dépenses de santé menées depuis plus d’une dizaine d’années, n’alignant pas le montant des dépenses de santé sur les besoins croissants de la population, en particulier ceux liés à son vieillissement, ont laissé un système hospitalier exsangue et d’autant moins armé pour affronter la crise actuelle. Il en va de même dans le secteur médico-social pour les personnes handicapées ou âgées. Depuis des années le personnel soignant, les syndicats, les Organisations non gouvernementales (ONG) tirent les signaux d’alarme sur l’état de notre système de santé. L’année 2019 a été marquée par les mouvements sociaux d’ampleur inédite dans les services d’urgence, dans l’hôpital public et dans les services médico-sociaux. En janvier 2020, 1 100 médecins hospitaliers démissionnaient de leurs fonctions administratives pour revendiquer l’ouverture de réelles négociations sur le budget de l’hôpital et l’augmentation des salaires. Grâce à une mobilisation remarquable, que la CNCDH salue, les professionnels de santé ont su trouver des ressources, répartir et allouer des moyens pour faire face à l’afflux de patients, et éviter que le drame actuel ne se joue sur une toute autre échelle. Néanmoins, cela s’est fait dans des conditions dégradées, tant sur le plan des conditions du travail du personnel que de l’accueil des patients, et ramenant la pratique médicale à une gestion de la pénurie, voire de l’indisponibilité. Les personnels soignants doivent faire face tout à la fois à une sollicitation intense, à des conditions de travail difficiles et à des risques accrus pour leur propre sécurité, amplifiés par le manque de matériel médical nécessaire (masques, surblouses, visières, etc..). Ainsi, le 12 avril, l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonçait que 3 800 professionnels de santé de ses hôpitaux étaient contaminés. Ceci explique la colère des professionnels qui découvrent que des centaines de millions de masques ont été mis en vente le 4 mai par la grande distribution, alors même qu’ils n’ont toujours accès qu’à un nombre très limité de masques. La crise met aussi en lumière la concentration du système de santé sur l’hôpital et non sur toute la chaîne de soins : des auxiliaires de vie à domicile en passant par les personnels des établissements médico-sociaux qui ont peiné à être reconnus et intégrés dans la distribution de masque ou pour l’accueil de leurs enfants à l’école.
La crise sanitaire actuelle met en lumière les limites de l’offre et de la disponibilité dans notre système de santé
L’Agence régionale sanitaire (ARS) d’Ile-de-France a ainsi été contrainte de construire un cadre conceptuel et éthique pour l’accompagnement des soignants, dans le cas où « l’équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles serait rompu.» Plusieurs articles de presse font état de refus de prise en charge hospitalière ou de transfert en réanimation de personnes atteintes du Covid-19 (ou susceptibles de l’être), en situation de handicap ou âgées de plus de 80 ans. Si des décisions médicales peuvent bien sûr être à l’origine de ces choix, la Commission s’inquiète que parfois des considérations autres que médicales aient pu être prises en compte. Ainsi, la Croix-Rouge a identifié des instructions écrites locales contraires aux consignes ministérielles, demandant de l’hospitaliser que les résidents d’EHPAD relevant d’une intubation pour ne pas saturer le système hospitalier, les formes sévères et critiques non intubables devant être prises en charge de manière symptomatique dans les établissements médicaux-sociaux alors même qu’ils ne disposent pas de l’équipement nécessaire. De tels comportements sont une atteinte aux droits fondamentaux, et en particulier au droit à la protection de la santé qui ne doit souffrir d’aucune forme de discrimination liée à l’âge, à l’état de santé, à la situation de handicap, à la nationalité, au statut administratif ou à l’origine sociale. Les installations, les biens et les services en matière de santé – y compris l’accès aux tests de dépistage, les soins, vaccins et traitements qui seront mis au point contre le Covid-19 – doivent être médicalement pertinents et de bonne qualité, disponibles en quantité suffisante sur le territoire national ; accessibles à toutes et tous, sans discrimination ; respectueux de l’éthique médicale et adaptés sur le plan socio-culturel.
PERMETTRE À CHACUN DE PROTÉGER SA SANTÉ
La CNCDH regrette que les informations publiques mises à disposition sur les moyens de se protéger contre le virus aient été insuffisantes, voire contradictoires, notamment en ce qui concerne l’utilisation des masques pour le grand public, ou la disponibilité des tests. Ces contradictions pouvant être interprétées par certains comme relevant d’une volonté de ne pas mettre en lumière, au moins temporairement, des carences de l’offre de moyens de protection, ce qui nuit à la responsabilisation de la population. Par ailleurs, les informations ne sont pas accessibles et compréhensibles par toutes et tous. Si la Commission note qu’un effort a été fait pour traduire les messages sanitaires en plusieurs langues, elle regrette que les campagnes de communication ne soient pas adaptées en fonction des différentes populations cibles, et que les médias utilisés ne soient pas assez diversifiés. Actuellement, l’information officielle passe surtout par les médias traditionnels (grandes chaines télévisées et radios, affichage sur la voie publique…), alors qu’une partie très importante de la population s’informe par d’autres canaux comme les réseaux sociaux. Le vocabulaire utilisé et la complexité des messages délivrés sont peu accessibles pour certaines catégories de la population : ils gagneraient à être reformulés avec des médiateurs en santé. La Commission salue le travail réalisé en ce sens par des associations et collectivités locales, mais souligne qu’il devrait en être de même des messages gouvernementaux.
La CNCDH s’alarme par ailleurs de la stigmatisation des malades du Covid-19. Une des conséquences du discours centré sur la mal nommée « distanciation sociale » et le « restez chez vous » est qu’après huit semaines de confinement, certains soupçonnent « les autres » d’être responsables des contaminations. Ce préjugé a été renforcé par de malheureuses déclarations publiques comme celle du préfet de police de Paris. Ce glissement d’une responsabilité publique, collective, vers une responsabilité individuelle est porteur de conséquences dramatiques à court et à moyen terme. Des élus des arrondissements du nord de Paris signalent ainsi que de plus en plus de personnes malades, en proie à la honte, n’osent plus prévenir un médecin pour se faire soigner de peur d’être stigmatisées. Dans ce contexte, la Commission alerte sur les mesures envisagées pour la sortie du confinement : la mise à l’isolement, sans précision sur la manière d’assurer le ravitaillement en produits de première nécessité ou la prise en charge de la famille, et le discours sur des « brigades » chargées d’investigations risquent de conduire de plus en plus de gens à renoncer à se signaler et à se soigner, sans parler de l’instauration d’un climat de suspicion délétère. La Commission invite les pouvoirs publics à mettre la priorité sur la pédagogie et l’instauration d’un lien de confiance plutôt que d’instaurer des mesures répressives. Pour éviter que les personnes, notamment les plus vulnérables se retrouvent mal informées et mal préparées face à la pandémie, à cause de dispositifs inadaptés, la CNCDH insiste sur l’utilité de la contribution de la société civile à la prise en compte de tous les aspects sanitaires, économiques et sociaux de la crise du Covid-19, comme elle l’a rappelé dans son avis « État d’urgence sanitaire et État de droit » adopté le 28 avril 2020. La protection des populations les plus fragiles passe par la promotion de l’information et des moyens de protection collective pour chacun quelle que soit sa situation sociale ou son statut administratif. La prévention et l’éducation à la santé sont des maillons faibles de notre système de santé : la CNCDH souligne la nécessité de les repenser, en collaboration avec les populations et les acteurs de terrain et de leur accorder des moyens financiers adaptés.