Regards sur les élections municipales et européennes 2014 en France
L’association Chrétiens en Forum soutient l’engagement en politique des élus locaux, en organisant localement des forum de réflexion. Le 19 juin, elle conviait à Paris les journalistes David Revault d’Allonnes (Le Monde), Michel Urvoy (Ouest France), et le politologue Pascal Perrineau (professeur des Universités à Sciences Po) pour une analyse des élections municipales et européennes.
Individualisme et sécurité. Laïcité et éthique.
Les résultats de ces élections sont-ils une surprise ? Peut-on parler d’un basculement de l’opinion ?
Le parti socialiste s’attendait à deux déroutes, mais pas dans de telles proportions. Aux municipales, 130 villes de plus de 9000 habitants ont été perdues. Pour Michel Urvoy, jusqu’au dépouillement, on ignorait l’ampleur de la défaite. Le socialisme municipal s’est usé, embourgeoisé dans le sens des comportements et de l’éloignement des préoccupations des gens ; la sanction nationale s’y ajoutant, la défaite était certaine, bien qu’il ait été impossible de prévoir son ampleur.
Aux élections européennes, nouvelle surprise : avec 13,98 % des suffrages, le PS est en dessous du score de Michel Rocard en 1994, et surtout 2 points en dessous des européennes de 2009, déjà considérées comme désastreuses. Cependant, en 2014, les points faibles étaient connus : une Europe illisible, des circonscriptions européennes qui n’ont aucun sens, des candidats mal connus, des partis politiques divisés sur le sujet. S’y ajoute un effet sanction à l’égard du PS.
Finalement, remarque Pascal Perrineau, la France n’a jamais eu un PS et une gauche aussi faibles. Aux européennes, la gauche, n’a représenté qu’un tiers du corps électoral. Ce qui montre l’ampleur du désarroi des électeurs vis-à-vis de la majorité mise en place en 2012. La gauche locale était sanctionnée de la même manière que la gauche nationale.
Avec 7 à 8% des suffrages des ouvriers aux européennes, le PS devient un parti marginal. Selon David Revault d’Allonnes, on ne peut plus parler de lien particulier entre ce parti et les catégories populaires. C’est bel et bien un mythe aujourd’hui. Même constat avec les jeunes. Il y a des questions sociologiques et démographiques que doit se poser le PS en ce qui concerne son avenir . En outre, il y a incapacité de la gauche de la gauche à se nourrir des déceptions causées par le PS.
Et le vrai basculement c’est qu’ouvriers et jeunes passent massivement au Front national ; le reflux du PS en nombre de voix explique mécaniquement le score du FN. Le FN a une forte capacité à récupérer la déception des milieux populaires de gauche : à plus de 40 %, les ouvriers votant aux européennes ont voté FN ;Il y a de fait beaucoup plus de gens venus de gauche qui nourrissent le FN que de gens qui viennent de droite. Qu’on cesse donc de dire sans arrêt que le FN est une question de droite posée à la droite : pour Pascal Perrineau, c’est une question sociale de première ampleur posée à la gauche.
A ce sujet, Michel Urvoy note qu’au congrès du FN à Tours, on pouvait « confondre » un discours de Martine Aubry avec celui de Marine Le Pen. Un basculement s’est opéré sur des valeurs sociales, les références historiques, le chômage et les angoisses.
Le score de 25 % du FN aux européennes a été une surprise. Ce parti a démontré aux municipales, d’habitude très difficiles pour lui, qu’il était désormais là à chaque élection et ce, quel que soit le type de scrutin. Le FN a franchi toutes les frontières, notamment géographiques : il est une vraie force nationale.
Sur le plan démographique, la question des jeunes est centrale. François Hollande en avait fait le thème prioritaire de sa campagne de 2012. Désormais nombre de jeunes, qu’on a toujours considérés comme ayant la fibre de gauche et très opposés au FN votent FN.
Ce parti s’implante dans une jeunesse invisible, dont on ne parle pas : peu diplômée, en difficulté, touchée par un chômage très élevé Elle vote FN à des niveaux de 40 à 45%.
La désespérance des jeunes et le sentiment d’abandon dans les milieux ruraux pèsent très lourd. La réforme territoriale qui arrive, avec l’éloignement qu’elle va engendrer, risque d’accentuer le phénomène. La fracture politique se double d’une fracture sociale et culturelle.
L’opinion bouge fortement. On a quitté la grande période d’ouverture née dans les années 60, alliant libéralisme et libertarisme : aujourd’hui, en ce qui concerne l’Europe, des segments importants de l’opinion française deviennent au mieux eurosceptiques, au pire, europhobes. Sur l’immigration, cela se tend.
Par ailleurs, la demande d’ordre public est réelle. La sûreté est un des premiers droits de l’homme. C’est le message qu’est en train de faire passer l’opinion. Les citoyens sont cohérents : plus il y a d’individualisme, de libertés privées, plus les sociétés sont difficiles à gouverner. Ilest difficile de gouverner des gens qui se vivent comme des unités individuelles, voire individualistes, ayant beaucoup de droits et peu de devoirs. Donc il faut bien de l’ordre public pour garantir la sécurité demandée par les individualistes pour être individualistes. C’est ce qu’a compris l’actuel Premier ministre au sein d’une gauche jusqu’alors encombrée avec cette affaire.
Tous les politiques doivent le comprendre. Pour Pascal Perrineau, on commencerait à jouer avec le feu si l’on allait plus loin.
Est-ce que le personnel politique traditionnel est en mesure d’entendre ces messages et de discerner ceux auxquels il est raisonnable de répondre, ceux auxquels il est raisonnable de s’opposer ?
Sur la demande d’autorité, David Revault d’Allonnes estime que MM. Valls et Sarkozy avaient parfaitement saisi le besoin. Tous deux en ont joué de manière à montrer l’efficacité de l’Etat, le pouvoir mis en scène. Et cela a fonctionné si bien que Nicolas Sarkozy a été élu Président de la République et que Manuel Valls a été nommé Premier ministre sur ces seuls critères, malgré les mauvais bilans de ces deux hommes politiques au Ministère de l’Intérieur.
A l’inverse, François Hollande veut se passer de mise en scène. C’est sa théorie du président normal. Or cela ne fonctionne pas. La demande d’ordre et d’autorité n’est pas actuellement satisfaite par le Président de la République.
La France a bénéficié de toute une lignée de grands hommes d’Etat, allant du général de Gaulle à François Mitterrand. Durant cette période, elle a connu des moments de crises intenses (1958,1968, les chocs pétroliers, le chômage de masse).
Avec Jacques Chirac, s’est ouverte une autre séquence : on sort de la culture de l’homme d’Etat au sens classique, par l’introduction d’une forte dose d’horizontalité dans une fonction marquée précédemment par la verticalité. La notion de « Président ordinaire » en atteste.
Mais avec ses 16% actuels d’opinions favorables, François Hollande a des problèmes de légitimité. Il est urgent, pour la prochaine élection présidentielle, de rentrer dans une nouvelle séquence. D’inventer une nouvelle figure d’homme d’Etat. Il y a une demande. C’est une nécessité pour éviter d’avoir, en 2017, la même élection qu’en 2012, avec les mêmes candidats : Hollande, Sarkozy, Bayrou et Le Pen. Pascal Perrineau prédit alors une réaction redoutable de la société.
Pour l’instant, les politiques semblent avoir perdu la main sur l’élaboration de projets susceptibles de mobiliser les ardeurs de leurs concitoyens.
La politique française d’après-guerre était articulée autour de grands projets : projet communiste, grand roman national gaulliste…Tout cela se fracasse au début des années 80. Le naufrage définitif arrive en 1989 avec la chute du Mur de Berlin. On sort de l’ère idéologique et on entre dans celle d’une politique gestionnaire. On abandonne toute culture de projet. Nous y sommes toujours
Et cela développe la crise du sens : on nous demande de faire tel effort, mais pour quoi ? Dans quel projet s’inscrit-il ? Projet à moyen terme, à l’horizon d’un ou deux quinquennats.
Dans cette évolution, tout n’est cependant pas imputable au personnel politique. Michel Urvoy insiste pour sa part sur rôle de l’évolution médiatique : le traitement de toutes les questions de plus en plus compliquées, de manière de plus en plus immédiate, sans mise en relation des faits et des décisions entre eux, avec ce qu’ils impliquent, alors qu’on n’a plus de culture politique collective. Cela concourt à la détérioration de la situation politique.
Individuellement, pourtant, on rencontre des politiques parfaitement conscients de la situation, mais qui, collectivement, se révèlent incapables de trouver des réponses. Pourquoi ?
La réponse est sans doute à chercher du côté des partis : il semble acquis qu’on n’y travaille guère. Ce sont des machines à gagner des élections où il manque recul et analyse. Un socialiste éminent expliquait que la fonction première du PS était la sélection des candidats aux élections. Tout était dit : la notion de travail idéologique, programmatique, a été complètement délaissée.
Ainsi, pour David Revault d’Allonnes, le droit d’inventaire que Jospin avait revendiqué à propos des deux mandats de François Mitterrand n’a jamais été exercé. En 2012, François Hollande est élu et le travail programmatique est absent. Il en va de même pour l’UMP : on s’aperçoit que pour préserver les chances de tel ou tel, l’inventaire du mandat de Nicolas Sarkozy n’a pas eu lieu. Finalement les deux partis de gouvernement s’avèrent incapables de gouverner.
Qu’est-ce que les Eglises chrétiennes n’ont pas dit, ont oublié de dire, auraient pu dire, qui aurait été susceptible de modifier la donne ?
Pascal Perrineau rappelle que les Eglises interviennent toujours pour rappeler les citoyens à l’exercice du droit de vote avant chaque scrutin. Pour le reste, le rapport entre Eglises chrétiennes et espace public – donc entre Eglises et politique -se noue autour de deux thématiques.
La laïcité tout d’abord. On voit mal quelle peut être, sur le plan opérationnel, la nouvelle forme que prendrait la laïcité dans la société française. Or le besoin est là, la peur de l’islam domine. Pour David Revault d’Allonnes, il faudrait réfléchir à une nouvelle loi, à un nouveau dispositif capable d’apaiser les sources de tensions.
Pascal Perrineau abonde : la laïcité devient vide de sens, incantatoire. Tout le monde s’en est emparé, à commencer par le FN. Cela lui a permis de rendre son discours de mobilisation contre l’islam plus efficace en le plaçant sur le terrain des valeurs de la République, ce qui lui permet de gommer ses aspects raciste, xénophobe, ethnique. Cette mutation lui permet de pénétrer des milieux jusqu’alors hostiles, comme ceux de la gauche laïque. Mais qu’est-ce donc qu’une laïcité moderne ? Il est urgent d’en discuter en profondeur.
Seconde thématique, les enjeux éthiques. François Hollande a complètement sous-estimé l’impact dans l’opinion d’un certain nombre de projets sociétaux. La question du « mariage pour tous » par exemple, a été emblématique. Il en avait fait une promesse de campagne, mais cette affaire a mobilisé contre lui toute une fraction de l’électorat chrétien et religieux. Michel Urvoy remarque qu’à cela se sont ajoutées des maladresses vis-à-vis des mondes religieux.
Cette accumulation a fait que le religieux s’est invité dans le débat et a continué de s’inviter dans les résultats électoraux, avec notamment un décrochage entre le monde catholique et la gauche socialiste.
Plus généralement, Pascal Perrineau estime que la société attend la parole des religions concernant le débat sur la fin de vie, la bioéthique, l’éducation. Sur ces enjeux, les Eglises doivent être présentes. Dire leur mot, à leur place bien sûr, mais sans aucune timidité.
Ainsi, il parait nécessaire qu’à l’avenir, les Eglises discutent en interne, préparent les dossiers, afin de produire des contributions positives aux débats.