Enseignement social de l’Eglise et Finances. Newsletter n°3
« Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs. » (Saint Jean Chrysostome)
A savoir
L’enseignement social est constitué par l’ensemble des documents produits par les papes (une vingtaine d’encycliques et d’exhortations); ceux d’avant 2004 ont été rassemblés pour la plupart dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise (CDS), mais aussi dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (n° 2419-2425). Il porte sur des sujets de société comme le travail, les droits de l’homme, le développement, la famille, la communauté internationale, la paix… Les textes produits par d’autres institutions de l’Eglise (par exemple du Conseil Pontifical Justice et Paix ou les interventions des ambassadeurs du Vatican auprès des organisations internationales) contribuent aussi à cette doctrine.
Un cadre L’enseignement social (ou doctrine sociale) essaie, à partir de l’Evangile et de la Tradition, de donner un cadre et non des solutions techniques pour penser en chrétiens les défis de la société et les questions auxquelles sont affrontés les croyants dans leur vie sociale, économique et politique. Cet apport de l’Eglise donne des éléments pour participer aux débats qui permettent la construction d’une société plus juste et plus fraternelle. Elle est à la rencontre « de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde » (CDS, 73).
Pastorale sociale A travers ce corpus inauguré en 1891 par l’encyclique Rerum Novarum et en constante actualisation avec les encycliques de Benoit XVI et les déclarations du pape François sur la justice sont nées différentes notions qui constituent des principes susceptibles d’éclairer, non seulement des analyses, mais d’inventer des pratiques qui sont inspirées par la foi : le bien commun et le principe de subsidiarité, l’option préférentielle pour les pauvres, la destination universelle des biens, les structures de péché1, la solidarité, la sauvegarde de l’environnement…
C’est ainsi que l’Eglise, forte de son expertise en humanité, se propose d’aider les humains à progresser vers le salut ; l’enseignement social participe à la pastorale sociale de l’Eglise.
Dignité de la personne. Développement des pays pauvres La place de la finance dans ce corpus n’est pas très développée à cause de son aspect technique, mais on trouve des éléments dans Sollicitudo rei socialis (1987). Benoit XVI a donné divers éclairages en ce domaine dans ses lettres du 1er janvier (en particulier celle de 2013) et dans les encycliques Deus caritas est et Caritas in veritate et le pape François dans Evangelii gaudium (55-58).
Les principaux thèmes abordés par l’Eglise en matière de finance concernent la priorité de la dignité de la personne, en particulier des travailleurs, et le développement des nations les plus pauvres ; la finance doit être au service de ces objectifs et non pas être un instrument d’enrichissement de quelques-uns au détriment du bien de tous.
L’Eglise rappelle que l’argent peut devenir une idole qui détruit l’humain et qu’on ne doit pas se mettre à son service. L’Eglise appelle à une vigilance face à la mondialisation de la finance (CDS 368-372) quant à sa déconnexion avec l’économie réelle et sa logique « auto préférentielle » (elle ne vise qu’à son intérêt propre). Deux thématiques sont centrales pour une approche juste de la finance internationale : le souci du bien commun et la justice sociale. Le pape François est plus critique que ses prédécesseurs sur le mauvais usage de la finance et sur la domination de l’argent.
Son engagement pour la réforme des finances du Vatican et la création d’une commission économique est une illustration du souci du pape pour une éthique bancaire et pour une plus grande justice sociale : la finance doit être au service de la société et pas seulement des plus forts.
L’approche de Justice et paix
Le Conseil pontifical Justice et Paix est chargé, à propos de problèmes d’actualité, de développer de manière concrète les enseignements de la doctrine sociale. En s’intéressant plus particulièrement à la finance, il décline l’enseignement de l’Eglise sur cet aspect de la vie sociale contemporaine et alerte sur les impacts négatifs d’un mauvais usage des finances, au-delà de l’approche éthique. L’Eglise redit que l’idolâtrie de l’argent et l’indifférence face au développement des inégalités relèvent des structures de péché. La finance n’est cependant pas diabolisée, c’est un outil au service de l’amélioration de la vie des humains.
L’ordre international Justice et Paix développe surtout une approche macro-économique et propose des réflexions sur les relations financières internationales qui interrogent les acteurs financiers et politiques, et fait des propositions pour un ordre international plus juste et plus conforme au bien commun. Les problèmes financiers peuvent être interrogés par rapport à la paix et à la violence. La crise déstabilise non seulement l’économie, mais la vie sociale (chômage…) et engendre de la violence. Les plus puissants écrasent les plus faibles. La finance doit aussi être interrogée par rapport à la justice et en particulier, ce qui concerne les inégalités. Les plus riches s’en sortent mieux que les classes moyennes. Les sanctions contre ceux qui ont entraîné la crise en utilisant l’argent de tiers sont faibles.
Finance et communauté humaine Justice et Paix met aussi l’accent sur le service que doit rendre la finance à la communauté humaine : elle doit servir à financer le développement et l’investissement, or elle ne sert souvent que de moyen pour augmenter la bulle financière et la spéculation. L’honnêteté est un préliminaire éthique incontournable dans les pratiques financières. L’Eglise dénonce les pratiques mensongères (vol, agissements trompeurs lors d’un contrat, information biaisée des clients…), les différentes formes fraudes, y compris fiscales (elle a pris des mesures pour elle-même), l’addiction aux jeux boursiers et d’argent, la fascination pour le gain financier, les pratiques mafieuses etc. Des chrétiens engagés dans le secteur de la finance (par exemple le Groupement chrétien des professions financières, le Mouvement des cadres chrétiens…) ou dans les grandes institutions de l’Eglise (CCFD-Terre Solidaire, Secours catholique) relaient ces exigences dans la lutte contre la fraude fiscale, les paradis fiscaux, l’endettement international, les injustices.
Des pistes pour agir
Les salariés chrétiens du secteur bancaire sont particulièrement affectés par la crise financière ; ils sont facilement accusés. Comment réagir alors qu’ils ne sont pas véritablement des décideurs ? Le dialogue avec eux s’impose pour comprendre les situations et identifier avec eux les possibilités d’agir. Ce dialogue, qui peut se faire à des niveaux locaux ou diocésains, est riche de sens ecclésial.
Consom’acteur Dialoguer avec son banquier, lui demander de présenter les placements éthiques et solidaires, l’interroger sur l’usage de votre épargne, participer aux réunions d’usagers ou aux conseils quand ils existent… sont une manière d’introduire une démocratie bancaire, une lisibilité du devenir de son argent. Il s’agit de sortir d’un statut de consommateur passif pour être un « consom’acteur » des services financiers. Une telle prise de responsabilité peut conduire les banques à revoir, non seulement l’information des usagers, mais aussi certaines de leurs pratiques. Chacun est libre de changer de banque et de choisir une banque qui a des objectifs et une éthique proches de ceux des chrétiens.
Finance servante La finance doit être au service du développement, de l’emploi. La personne humaine et son épanouissement doivent être au centre de la vie en société et non l’accumulation financière. On a pu parler de finance servante (Paul H. Dembinski). Une approche chrétienne vise à réorienter la finance vers ces priorités, vers la création d’emplois et l’amélioration des conditions de vie. La participation des chrétiens dans les circuits de l’économie solidaire va donc dans le sens de la doctrine sociale de l’Eglise. Celle-ci met l’accent sur un nouvel ordre financier international qui soit plus juste et pour cela insiste sur la nécessité d’une régulation au niveau international. Le libre marché sans une véritable éthique de justice et sans une régulation qui assure aux plus faibles des droits à la vie doit être encadré pour assurer le bien commun. La doctrine sociale condamne les paradis fiscaux et le blanchiment d’argent comme contraires au bien commun. Ce sont des pratiques qui doivent être dénoncées et réorientées au profit d’un vrai développement humain durable.
Pour aller plus loin
• Pourquoi l’Eglise ne peut-elle éviter de prendre parti face à la financiarisation du monde et de ses crises ? • L’approche éthique ne semble pas suffire. Qu’est-ce que l’Eglise (le peuple des croyants) peut apporter de spécifique face aux défis de la finance ? • Quel accueil puis-je faire aux appels du pape François pour que nos ressources financières soient au service d’une plus grande justice sociale ?
Bibliographie • Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, Conseil pontifical « Justice et Paix », Bayard, Cerf, Fleurus – Mame, 2005 • Doctrine sociale de l’Eglise catholique, CERAS, 2014 http://www.doctrinesociale-catholique.fr • Finance servante ou finance trompeuse? : Rapport de l’Observatoire de la Finance, Paul H. Dembinski, DDB, 2008 • Pratiques financières, regards chrétiens, sous la direction de Paul H. Dembinski, DDB, 2009 • Postures chrétiennes face à la finance, Justice et Paix France, 2011
ANNEXE
Evangelii gaudium François, 2013
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent
55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir
57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage.
L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ». (St. Jean Chrysostome)
58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain.
Non à la disparité sociale qui engendre la violence
59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la « fin de l’histoire », puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni ne résoudra jamais.
Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.