Chronique d’Haïti

Patrice Dufour, membre de Justice et Paix France, était en Haïti du 3 au 17 février 2019.  Il a partagé le sort des habitants de Port-au-Prince, cantonnés chez eux pendant douze jours en raison des émeutes qui ont secoué la ville et paralysé le pays. 

Hébergé par les Pères Montfortains, en Haïti depuis près de 150 ans, il a partagé la vie des Pères Jean-Jacques Saint-Louis, Provincial, et Maurice Piquard, qui fêtera, l’an prochain, un demi-siècle de fidélité à son pays d’adoption.

« L’histoire ne se répète pas … elle bégaie »

Sans surprise, les troubles ont commencé le 7 février, 33e anniversaire de la chute du régime Duvaliériste (1986) et 2e anniversaire de la prise de fonction d’un Président Moïse Jovenel, raillé par les manifestants pour avoir promis de « mettre à manger dans nos assiettes et de l’argent dans nos poches ».

Cette promesse, intenable et non tenue, a nourri des émeutes dévastatrices qui paralysent l’économie et font fuir les quelques touristes encore présents dans une ville aux portes blindées, aux murs hérissés de barbelés, et aux épiceries sans vitrines, tant la violence est latente. Depuis juillet 2018 les manifestations sont récurrentes. Affamés, les gens qui vivent au jour le jour sont forcés de reprendre le travail, mais l’abcès n’est pas crevé : une nouvelle manifestation était attendue ce vendredi 22 février 2019 pour réclamer à nouveau la démission du Président.

Le mécontentement populaire a une double cause – deux silex pour une étincelle – : une hausse inexorable des prix et un scandale financier de plus.

Une inflation à deux chiffres

Dans ce pays qui importe 90% de sa nourriture, toute baisse du taux de change provoque une hausse des prix du riz, des pâtes et de la farine, bases de l’alimentation. Cette inflation – 15% par an ces deux dernières années – met à mal une population démunie. « Ceux qui travaillent sont très mal payés. Tant d’autres, c’est la majorité, sont au chômage, ils ont faim, et on sait que la faim chasse le loup du bois […] En deux mots : la monnaie locale (la gourde) est dévaluée à toute vitesse depuis quelques mois ; 1 dollar US, échangé contre 5 gourdes en 1970, […] l’est aujourd’hui contre 85 gourdes et augmente de presque un point chaque semaine ! Imaginez l’impact sur le pouvoir d’achat des malheureux ! Qui sème le vent récolte la tempête : la violence des institutions, qui maintiennent le peuple en cet état, génère la violence du peuple lors des manifestations, laquelle entraîne la violence de la répression… ».

L’économie chancelle. « On n’est pas arrivé à lutter contre l’inflation, la production nationale n’a pas décollé, les investissements étrangers sont insuffisants ». Le pays n’exporte presque rien et dépend de l’aide extérieure. La gestion de l’aide humanitaire, suite au séisme de 2010 encore présent dans tous les esprits, a été calamiteuse : malgré 24 ans de présence onusienne, ce sont des gangs lourdement armés qui ont fait la loi à partir du 7 février…

Le scandale PetroCaribe

En 2006, le président vénézuélien Hugo Chavez permettait à plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’acquérir des produits pétroliers à bas coût. Pour Haïti, « les 4 milliards de dollars récoltés devaient financer des projets de développement dans un pays où 78% de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue, alors que 63% de la richesse est concentrée entre les mains des 20% les plus riches » .  Las, cet argent a été dilapidé et détourné par l’élite, dont le Président lui-même ; fédérés sur les réseaux sociaux (#PetroCaribeChallenge), « des milliers de jeunes protestataires occupent la rue à chaque date historique depuis août 2018. S’appuyant sur deux enquêtes sénatoriales et un rapport partiel de la Cour des comptes, ils s’insurgent contre le plus grand scandale de détournement de fonds de toute l’histoire d’Haïti».

Si le marasme économique et l’affaire PetroCaribe ont provoqué l’étincelle, la classe politique s’ingénie à jeter de l’huile sur le feu…

Une opposition prête à tout

Elle voit l’occasion de se débarrasser d’un président mal élu : 600 000 voix sur 6 millions d’électeurs. Les réseaux sociaux propagent de folles rumeurs : « Il semblerait que Jovenel a finalement choisi de partir ». On dit aussi que les opposants soudoient les bandes armées de Cité Soleil pour qu’elles descendent sur le centre-ville. Si l’opposition accédait au pouvoir, se comporterait-elle autrement que les dirigeants qu’elle s’est jurée de chasser ?

Un pouvoir maladroit

Le 14 février, le Président a enfin pris la parole.  Dixit Père Maurice : « Le discours tant attendu du président Jovenel Moïse hier soir était si vide de tout contenu susceptible de redonner l’espoir, que les manifestations, hier un peu en veilleuse, sont en train de redoubler aujourd’hui. Le Président s’est contenté de dire sa sympathie aux victimes de la crise ; il a renvoyé la responsabilité des dégâts sur le premier ministre, qu’il charge d’annoncer les mesures qui s’imposent. Autant dire qu’il n’a rien dit, à l’insatisfaction générale ! »

Le même jour, la Conférence des Evêques exhortait les Haïtiens à « trouver une solution de sagesse qui tienne compte des intérêts supérieurs de la nation et de la défense du bien commun.  En ce sens, nous en appelons à la conscience citoyenne des différentes parties en vue d’une décision patriotique, ne serait-ce qu’au prix de grands sacrifices. »  Que tirer de ces propos lénifiants ?

Deux jours plus tard, le premier ministre s’exprimait à son tour : il s’est engagé à réduire les dépenses – de 30% pour la Primature – à retirer les privilèges des hauts fonctionnaires, à lutter contre la corruption et la contrebande.  Il a annoncé une baisse de 30% du prix du riz (sans dire comment) et des négociations avec le secteur privé pour relever le salaire minimum.

Ces annonces ont laissé la population sceptique. Faim et lassitude aidant – le pouvoir compte sur elles pour rester en place – les jours suivants ont été plus calmes.  Mais le feu couve toujours sous la cendre et une nouvelle manifestation était vite annoncée.  Seul geste concret : la remise à la justice du rapport de la Cour des comptes sur le fonds PetroCaribe.

Une résilience étonnante.

« De crise en crise, de catastrophes naturelles en catastrophes humanitaires, le pays s’enfonce dans l’abîme » constate Père Maurice. On ne peut qu’être admiratif de la résilience d’une population affamée, méprisée par une élite prédatrice qui défend vigoureusement ses privilèges. En Haïti, ce mot prend tout son sens : « Tout tan tèt pa koupe, li gen espwa pote chapo (Tant que la tête n’est pas coupée, elle garde l’espoir de porter le chapeau) » dit un proverbe. Un malaise profond subsiste, qui pousse la jeunesse à s’exiler.

Des complexes hérités de l’esclavage

Père Maurice m’a remis un ouvrage éclairant.  Son auteur se « propose d’étudier quelques mœurs… [qui ont] aidé la population à échapper à la servitude et à se rendre indépendante, mais depuis longtemps ne servent plus à aucun salut collectif, mais plutôt à la simple satisfaction personnelle d’individus ou à des avantages de clan ». Il en analyse trois :

  • Le complexe du Tigre – l’abus systématique du pouvoir – porte un être humain à abuser de sa supériorité, c’est-à-dire de sa force, de son pouvoir pour blesser ou tuer d’autres êtres humains sans nécessité réelle. Qu’il s’agisse du savoir, de la richesse, de la force physique, du sexe ou de la politique, la lutte est sans pitié et sans remise (se pwen fé pa).

 

  • Le complexe du Marsouin – la dévalorisation systématique – fait qu’un individu dévalorisé est porté à mépriser la culture dont il est l’image. Pour réduire le sentiment de son infériorité, rien de tel que de dénigrer les autres !

 

  • Le complexe de la Pintade sauvage – le recours systématique à la duperie. Utile pour lutter contre l’oppresseur et gagner la guerre d’indépendance, la débrouillardise sert aujourd’hui à légitimer le mensonge et le vol et à en faire des traits de caractère partagés. Cet éloge de la duperie se retrouve dans les contes de Ti Malice qui berne son oncle, Bouki…

« Ces trois complexes se touchent et se complètent dans la démolition progressive du patrimoine commun […] On dévalorise l’autre, on détruit son amour-propre, on en veut à sa réputation ; et pour peu que le syndrome du tigre s’en mêle de façon dramatique, on en veut à ses biens et même à sa vie, utilisant des moyens plus ou moins violents et féroces. Le complexe de la pintade sauvage à son tour colore inutilement et dangereusement toutes les relations familiales, scolaires, ecclésiales, professionnelles, administratives privées et publiques.

Pourtant le pays montre de temps en temps des sursauts d’excellence.  C’est qu’il possède des ressources immenses utilisées dans le cadre restreint de l’individu, du clan ou de la tribu, soit en artisanat, en peinture, en sport, soit en technologie, etc. […]  Où est donc le problème ? […]  C’est que les tares sociales empêchent l’épanouissement des valeurs individuelles qui devraient directement ou indirectement servir au bien-être général de la grande communauté haïtienne. »

Une note d’espoir

« On le répète souvent ici, dit Père Maurice, « tant qu’il a de la vie il y a de l’espoir », même quand on compte chaque jour les morts.

On souhaiterait d’une part, que les amis d’Haïti accompagnent le peuple haïtien avec la compassion et la bienveillance dont on entoure un malade jusqu’à sa guérison ; on peut pallier le défaut d’indépendance du pays par la mise en place de structures qui lui obtiennent progressivement une relative autonomie de pensée et d’action, et le faire sans conditions, sans autre intérêt que la bonne santé du patient !

D’autre part, la conversion des mentalités est le « chemin montant, sablonneux, malaisé », de Jean de La Fontaine dans « Le coche et la mouche »… Des universitaires s’y engagent pour faire entendre le cri des jeunes générations sans avenir, victimes de la « mauvaise gestion » des gouvernements qui se succèdent depuis des décennies. Leur discours est nouveau en ce sens qu’il n’invite pas à la haine ni à la violence, mais au dialogue clair, c’est à dire sans hypocrisie, pour bâtir ensemble une société différente de celle qu’ils connaissent aujourd’hui. […] Les jeunes sont trop souvent oubliés, ignorés, alors qu’ils sont l’avenir du pays. Pourquoi ne pas aller vers eux, les rejoindre dans leur juste combat non violent, les écouter et leur donner la chance et les voies et moyens de s’impliquer pour la transformation de la société ?