Le CCFD-Terre Solidaire, une ONG de la mise en liens

Un entretien avec Sylvie Bukhari-de Pontual, au terme de son mandat de présidente

 

Vous venez de vivre huit années très denses à la présidence du CCFD-Terre Solidaire. Devant les fractures que connaît notre monde, n’êtes-vous pas tentée par le découragement ?
Dans le contexte actuel où toutes les structures étatiques, celles du travail, de la famille, les corps intermédiaires, sont fragilisées, je perçois, dans la société, dans l’Église, au sein du CCFD-Terre Solidaire même, que certains sont découragés, fatigués, qu’ils ont peur. Il faut dire que les médias, les réseaux sociaux ne leur envoient que du négatif ! Mais, moi, à l’échelle de la France et du monde, ce n’est pas ce que je vois.

Si l’on regarde au niveau global, oui, les crises se sont multipliées : économiques, sociales, culturelles, religieuses, politiques, écologiques, elles se croisent, se superposent dans une très grande complexité. On a poussé la mondialisation à de tels degrés que les personnes, les communautés en subissent les effets pervers. Or, quand on est dans des multi-crises, les réponses sont forcément compliquées ; elles se développent sur des périodes longues et on n’en voit les effets qu’au bout d’un certain temps.

Jusqu’à une période assez récente, on pouvait constater des progrès sur la mise en œuvre des objectifs de développement durable (ODD) fixés par l’ONU (même si on peut exprimer des réserves sur ces objectifs). Par exemple, sur l’un des champs historiques d’engagement du CCFD-Terre Solidaire, la lutte contre la faim, on avait bon espoir que, d’ici à 2030, on aurait résolu la question. On pouvait dire de même pour d’autres ODD, sur la santé, l’éducation des filles par exemple.

Ces progrès, on les voyait sur le terrain : on parle de la localisation de l’aide. Le CCFD-Terre Solidaire est une ONG, autrefois de développement aujourd’hui de solidarité internationale (le mot développement a quelques connotations coloniales), qui finance non pas des programmes, mais des partenaires, pour leur donner les moyens de soutenir et d’accompagner les populations les plus vulnérables, en laissant à celles-ci toute leur autonomie. Il s’agit de permettre à ces organisations et aux personnes qu’elles accompagnent de se mettre debout, de vivre dignement et d’avoir le pouvoir d’agir et de revendiquer auprès des autorités politiques, locales, nationales, régionales ou internationales ce qui relève de leurs droits. Ces partenaires relèvent pour moitié de la sphère catholique, pour moitié de la société civile (groupements de femmes, de pêcheurs, de paysans, instituts de recherche, syndicats…).

Mais depuis cinq-six ans, la situation s’est à nouveau aggravée.

Cela veut-il dire que le CCFD-Terre Solidaire a été amené à évoluer ?
Peu à peu, sur le terrain, on s’est aperçu que lutter contre la faim ne suffit pas et que si l’on veut mettre les gens debout, il faut agir pour leur donner la capacité de se prendre en charge et de décider par eux-mêmes. La faim, contrairement à ce qu’on pouvait penser, n’est pas un phénomène naturel, c’est quelque chose d’artificiel. Il y a à peu près aujourd’hui de quoi nourrir 3 à 4 fois la population actuelle de la planète. Et pourtant, des gens meurent de faim, sont sous-alimentés ou suralimentés. À cause du dérèglement climatique, des difficultés de transport, mais aussi parce que des instances internationales comme la Banque mondiale ou le FMI décident ce qu’un pays doit produire et conduisent à arrêter les cultures vivrières au profit de monocultures qui vont générer des ressources mais qui sont pensées uniquement pour l’exportation.

© Roberta Valerio – « Reportage en Mauritanie » Deux femmes agricultrices

On peut ajouter à ces causes les spéculations financières sur les produits agricoles, orchestrées sur le marché de Chicago à l’échelle mondiale ou à Paris à l’échelle européenne, notamment pour les céréales ; et l’accès à l’eau qui dans beaucoup de zones est menacé. Mais la cause première de la faim, ce sont les conflits. Là encore, on n’en était pas vraiment conscient il y a quelques années, car il y avait une diminution de la conflictualité dans le monde. Mais les choses changent. Deux tiers de nos partenaires sont aujourd’hui dans des zones de conflits, interétatiques ou internes, conflits souvent liés aux grandes puissances en quête de ressources énergétiques et minières. Ces conflits provoquent des migrations forcées, notamment de populations rurales.

Pourquoi cette augmentation des conflits ?
On peut souligner le rôle négatif des grandes puissances, mais il faut aussi pointer du doigt la responsabilité des pays du Sud. Il est toujours facile de renvoyer la faute sur les pays colonisateurs, mais ça fait 50, 60 ans ! Il ne s’agit pas de nous dégager de la responsabilité des pays du Nord, mais certains dirigeants de ces États du Sud n’ont pas mis les revenus de leur pays au service de leur population. Heureusement, d’autres ont fait des choix politiques différents : ainsi l’Angola, le Mozambique, le Botswana ont concentré leurs ressources sur l’éducation et ont permis des résultats intéressants. Cela ne résoud pas tout, mais il faut comprendre qu’une grande partie des objectifs du millénaire peut être atteint grâce à de bons choix politiques. Tout ne dépend pas de contraintes attachées à la situation climatique, géographique ou historique des pays.

Le combat du CCFD-Terre Solidaire, aujourd’hui, c’est donc de lutter contre les causes structurelles de la faim, dans quatre champs d’action prioritaires.

Le premier est la souveraineté alimentaire, concept englobant, défini par l’ONU : il ne s’agit pas seulement de subsistance mais de permettre à la communauté de décider des cultures qu’elle va produire, de l’usage qu’elle en fera, comment elle va ventiler ce qui est réservé à sa consommation propre et ce qu’elle va transformer et vendre pour contribuer au développement du pays.

Second champ : la justice économique pour lutter contre les inégalités qui ont augmenté ; nous menons toujours un travail sur la dette, sur la justice fiscale, contre la corruption ; et soutenons le « devoir de vigilance », l’exigence du respect des droits humains et du droit de l’environnement par les multinationales.

Troisième champ : les migrations internationales ; on soutient des partenaires qui s’occupent des personnes en migration du pays du départ au pays d’arrivée, dans les pays de transit où les violations des droits humains sont vraiment abominables. À nos frontières, nous sommes vigilants sur ces camps où les droits humains ne sont pas respectés, en particulier quand l’Union européenne négocie avec les pays de transit hors de l’espace européen. Nous avons participé en 2019 à la création de l’Alliance Migrations, coalition mondiale qui unit d’un côté les villes et territoires accueillants (des mégapoles aux plus petits villages) et de l’autre des organisations de la société civile qui accompagnent les migrants. Quand on traite la question migratoire à l’échelle d’un territoire bien délimité, quand on réunit les acteurs politiques et économiques locaux et les associations, pour réfléchir à comment on peut accueillir, former, donner du travail pour intégrer ces migrants, cela marche ! Le défi, immense, est de passer du local à l’échelle de l’État.

© Roberta Valerio – « Information et formation des femmes dans le cadre du projet  »
Jeunes artisans d’une nouvelle citoyenneté au Tchad 

Le dernier champ est celui de la paix et du vivre ensemble. Il y a des pays où il est difficile de se rendre sans mettre nos partenaires en péril. On les pousse à se mettre en réseau. On soutient les instances qui favorisent le dialogue interreligieux ou qui visent des publics jeunes, en repérant ceux qui pourront jouer un rôle de leaders dans leurs communautés. On soutient également des processus de réconciliation après des conflits.

Quel rôle pour les instances internationales, ne sont-elles pas impuissantes ?
On parle du déclin des institutions internationales ; c’est vrai, mais ce serait trop caricatural de se limiter à ce constat. Certes, géopolitiquement, leurs structures ne correspondent plus à la réalité. Le système est bloqué, mais si on le détricotait, il n’y aurait plus aucun lieu de consultation multilatérale. Or les États, des plus grands aux plus petits, ont besoin de ces lieux pour continuer à dialoguer : les G7, G8, G20, ou cette nouvelle organisation que constituent les BRICS, cela ne suffit pas… Il faut défendre ce système multilatéral en tentant d’en débloquer les verrous (pour l’essentiel, la composition et le fonctionnement du Conseil de sécurité de l’ONU). En outre, un certain nombre d’organisations de la sphère onusienne, comme le PAM, le HCR, l’UNICEF, continuent à faire du travail humanitaire de terrain. D’autres permettent de construire des normes juridiques ou techniques internationalement reconnues par les États.

Les catholiques français ont-ils ce souci de la solidarité internationale ?
Quand les évêques ont décidé la création du CCFD-Terre Solidaire en 1961 en répondant à l’appel du pape Jean XXIII qui lui-même répondait à l’appel de l’ONU, ils ont confié à notre collégialité d’une quarantaine de mouvements et services d’Église une double mission : d’une part, porter pour l’Église catholique de France la lutte contre la faim et plus tard l’aide au développement et, d’autre part, sensibiliser les communautés catholiques à l’ouverture à la solidarité internationale. Un lien entre les gens d’ici et les gens de là-bas. On ne peut construire la dignité des uns et des autres qu’ensemble. Nous sommes une ONG de la mise en liens.

Mais les catholiques sont le reflet de la société française : la solidarité internationale est pour beaucoup le cadet de leurs soucis. Cela vaut pour l’institution comme pour les communautés. Compte tenu de l’érosion du nombre de pratiquants, ils sont tentés par le repli. Cela a toujours été un défi ; ça l’est aujourd’hui plus que jamais.

Devant toute cette complexité et certains reculs, comment décidément, espérer ?
Je vois comment des personnes se lèvent, se transforment et transforment leur environnement. C’est source d’émerveillement, d’espérance. Je ne suis pas irénique. Des communautés se sont fracturées et des individus se sont séparés. Nous avons la conviction, comme chrétiens animés par l’Évangile et la Doctrine sociale de l’Église et comme citoyens, que notre devoir est de combler toutes les fissures, toutes les lacunes qui déchirent les sociétés française et internationale. Cela fait longtemps que les organisations de la société civile comme la nôtre disent des choses aux pouvoirs politiques, économiques, mais personne ne nous écoute. Et, ces dernières années, on a même étouffé nos voix. On a vu une réduction progressive de la liberté associative, un rétrécissement de l’espace civique (le contrat d’engagement républicain, la condamnation judiciaire de militants écologistes et de militants engagés dans l’accompagnement des migrants…). Le seul rempart qui demeure, c’est le système judiciaire, les décisions des cours suprêmes. Mais jusqu’à quand ?

© Ophélie Chauvin – Sylvie Bukhari-de Pontual

Pourtant, vous ne baissez pas les bras
Je le redis : ce que l’on voit sur le terrain me donne la joie, l’enthousiasme, l’énergie, la confiance et finalement l’espérance. D’autres formes de société sont possibles où les politiques sont au service des personnes et où leurs décisions ne vont pas asservir les individus, ne vont pas aggraver les inégalités, mais au contraire les réduire, ensemble. Un peu partout dans le monde (nous sommes présents dans 72 pays), à travers nos partenaires et sur du très long terme, nous voyons ces transformations, ces femmes et ces hommes se mettre debout.

« Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites » (Matthieu 25,40).