Chez les Churu et les Dayak

Une interview a été réalisée lors d’un récent passage en France du P. Jacques Gros, lazariste, aujourd’hui de nationalité indonésienne. On y trouvera le témoignage d’une vie largement consacrée aux minorités ethniques Churu et Dayak, du Vietnam à l’Indonésie.

Le P. Jacques est originaire d’Incheville, sur les bords de la Bresle, qui sépare la Normandie de la Picardie. Ses parents étaient instituteurs publics, sa mère, catholique, son père, anticlérical. Ce dernier associe, en effet, richesse et Église ; d’un milieu très pauvre, il voulait la promotion des « petites gens » à partir des coopératives scolaires, s’y engageant jusqu’au plan national. Le P. Jacques confie : « Ma vocation vient pour une part de l’action de mon père. Il espérait que je continuerai. Aujourd’hui, ma question : ai-je réellement continué son travail ou suis-je devenu un clerc[1] ? ».

Son enfance et sa jeunesse se passent à Rouen : « papa ne voulait pas que ses fils soient en pension ». Le curé était « une caricature du curé bourgeois », mais son vicaire était tout en « simplicité, un modèle quand je me suis senti appelé ». Le goût pour l’Asie est né de la lecture du roman d’A. J. Cronin, Les Clés du royaume, suscitant en lui un attrait pour la sagesse chinoise. Jacques parle de sa vocation à sa mère ; sa grand-mère est proche des Filles de la Charité, qui, consultées, disent : « donc, lazariste ». Commentaire paternel : « s’il veut devenir jésuite[2], cela m’embarrasserait, mais si c’est lazariste, il continuera mon action ». Baccalauréat en poche, Jacques entre au séminaire à Paris.

« Dans mon parcours, les choses se sont faites en dehors de ce que j’avais prévu. C’est le Seigneur ! Dès mon enfance à côté de la forêt d’Eu, nous avons été habitués à marcher : missionnaire, je marcherai ! L’ami de terminale m’a initié au cheval : au Vietnam, je ferai mes tournées à cheval ! Deux ans vicaire à Sainte Rosalie dans Paris 13ème, j’étais dans une paroisse fondée pour les travailleurs migrants : je serai envoyé auprès de migrants !  Et m’y voilà chargé de l’œcuménisme : je serai envoyé en territoires multireligieux ! » Une constante ? « Sainte Rosalie, les Churu, les Dayak, ça n’a jamais été avec les riches… ».

 Les Churu du Vietnam et les Dayak d’Indonésie

Le P. Jacques est envoyé au Vietnam (1969-1975) auprès des montagnards Churu (quatre jours par semaine) et il enseigne, deux jours par semaine à l’université de Dalat, l’histoire de la peinture mais aussi Rabelais, Montaigne et Lévi-Strauss : « un équilibre sensationnel ! » Il apprend le churu (une langue austronésienne, malayo-polynésienne) et le vietnamien. Les Churu forment une des cinquante-quatre ethnies du Vietnam[3], vivant sur les hauts-plateaux du centre du pays. Pendant la guerre, ils sont délogés de leurs terres par des réfugiés migrants internes, venus du nord Vietnam : ils doivent être défendus « pour qu’ils ne soient pas phagocytés ». Avec la guerre, il faut bientôt quitter le Vietnam[4].

Aux Pères expulsés, les Lazaristes proposent l’Afrique, ce qui n’était pas évident pour ceux d’un certain âge. Finalement, ce fut l’Indonésie, auprès des Dayak de Bornéo-Ouest, qui sont « de la même coulée ethnique » que les Churu, vingt ans durant. Puis, « je me suis proposé pour l’Amérique latine, mais on m’a estimé trop vieux ». L’évêque de Papouasie-Nouvelle Guinée cherchait un prêtre parlant indonésien, pour les réfugiés politiques : Jacques partira y vivre quatorze ans.

Intermède géopolitique

Entre océans Indien à l’ouest et Pacifique à l’est, l’Indonésie est le plus grand archipel du monde : 13.466 îles, dont 922 habitées. Les plus grandes sont Irian Jaya (Nouvelle Guinée, partagée avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée), Kalimantan (partie indonésienne de Bornéo, qui comprend en outre le sultanat de Brunei et la Malaisie), Sumatra, Sulawesi (ou Célèbes), Java (la plus dense avec, jusqu’à maintenant, la capitale Jakarta). Dans les îles de la Sonde, Timor est partagée avec le Timor Leste (ex-Timor Oriental), ancienne colonie portugaise annexée illégalement par l’Indonésie, indépendante depuis 2002, après une lutte très sanglante et la chute de Suharto ; Bali (tourisme) et Florès (préhistoire) sont célèbres. Il ne faut pas oublier les îles Maluku (ou Moluques). Seizième plus grand pays du monde, c’est le quatrième le plus peuplé (265 millions d’habitants). On dénombre plus de 1.100 groupes ethniques et 742 langues. L’indonésien a été adopté comme la langue officielle en 1923. Un quart de la population a moins de 15 ans.

Le 17 août 1945Sukarno (1901-1970) et Hatta proclament l’indépendance de ce qui fut les Indes orientales néerlandaises. Elle est reconnue par les Pays-Bas en 1949. Sukarno devient Président (1949-1967). Il refuse d’instaurer la loi islamique et intègre à la Constitution (1945) une philosophie d’État, appelée pancasila (« cinq préceptes », en sanscrit) : 1) la croyance en un Dieu unique, 2) une humanité juste et civilisée, 3) l’unité de l’Indonésie, 4) une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération et la représentation, 5) la justice sociale pour tout le peuple indonésien. L’article 29 garantit la liberté de culte. Accueillant en 1955 la conférence de Bandung, le pays est tiers-mondiste, non-aligné, anti-impérialiste.

Le général Suharto (1921-2008) extermine les communistes indonésiens en 1965 : 500.000 à 3 millions de personnes massacrées. Puis il contraint Sukarno à lui céder le pouvoir en 1967. Président, il doit démissionner lors des émeutes de Jakarta (mai 1998). Pour combattre le communisme « athée », Suharto a reconnu cinq religions : islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme. On ajouta le confucianisme en 2006. La mention en était obligatoire sur la carte d’identité jusqu’à récemment. L’Indonésie est le premier pays musulman au monde (87,2% de la population en 2010). L’islam devance le protestantisme (7%), le catholicisme (2,9%), l’hindouisme (1,7%). Le P. Jacques, malicieux, s’interroge tout de même sur le caractère monothéiste de l’hindouisme (cf. 1er précepte) !

La République indonésienne est un régime présidentiel (élection du Président au suffrage universel direct depuis 2004). Depuis 1998, le pays s’est plutôt démocratisé. L’actuel Président est Joko Vidodo, élu en 2014, réélu en 2019. La déforestation massive, la surpêche, l’industrialisation rapide, l’urbanisation, la pollution, l’accumulation des déchets posent des problèmes environnementaux massifs au pays.

Droit collectif de propriété

Le P. Jacques est en mission chez les Dayak de Bornéo-Sud, différents de ceux de Bornéo-Ouest[5].

« Je me suis retrouvé avec Justice et Paix pour essayer de donner aux Dayak et aux migrants de l’intérieur, venus des îles, les Célèbes, les Moluques, Florès, un peu plus de droits à vivre. Les Dayak sont de la forêt ; or la déforestation se fait à grande vitesse : leur survie est en cause. Les planteurs de palmiers à huile recrutent ces migrants de l’intérieur, en leur faisant miroiter beaucoup. Ces derniers déchantent vite. Avec un laïc extraordinaire, nous travaillons à ce que les Dayak soient reconnus comme minorité ethnique, avec l’organisation AMAN (« affiliation aux peuples indigènes »). Ce laïc a réussi à créer des syndicats libres dans les plantations. Les Dayak voudraient avoir le droit de propriété, souvent pour vendre leurs terres, et c’est suicidaire ! Avec AMAN, nous militons en faveur d’un droit de propriété collectif en tant que minorité ethnique, pour qu’ils gardent leurs terres et ne puissent les vendre. Quand ils ont un droit de propriété, nous essayons de les persuader de ne pas vendre. »

La mentalité des maisons longues

Les Commissions Justice et Paix œuvrent partout dans l’archipel, spécialement avec les franciscains et les capucins. Les lazaristes ont aussi le projet d’en créer. Chaque région poursuit un but déterminé.

« Pour tout Bornéo, il s’agit de renouveler la mentalité des maisons longues. Chaque village était une seule maison, sur pilotis, avec deux cents habitants au-dedans. Tout le long, on trouvait une longue terrasse sur laquelle s’ouvraient les portes de l’habitat de chaque famille. Quand je passais, je couchais sur la terrasse, devant la porte du chef de village. Nous célébrions la messe sur la terrasse, assis sur des nattes. Ceux qui voulaient participer arrivaient. Puis nous étions invités à manger dans une famille. Mais Suharto a voulu tout « javaniser » : que chacun ait, comme à Java, sa maison. On ne veut pas tant rétablir les maisons longues que cette communauté de vie, retrouver toutes les valeurs de cette culture, que l’Évangile contribuera à épanouir dans un sens encore plus fort, plus ouvert : il ne s’agit pas seulement de se protéger !

Un parisien communiste, qui avait une épouse indonésienne et un fils à Bornéo ouest, et qui m’avait entendu donner une conférence à Paris dans le cadre des amitiés franco-indonésiennes, est passé me voir : « avez-vous besoin d’aide ? » Il ne faut jamais dire ce genre de choses à un missionnaire ! C’est ainsi que nous avons été plus aidés par le Secours populaire que par le Secours catholique. Lors d’une rencontre au Secours populaire à Paris, à propos des SDF[6], on constatait qu’ils avaient du mal à dormir dans un lit. « Moi aussi ! » ai-je glissé. Je couche, en effet, sur une natte dans mon village. Une fois, j’ai dû être soigné à la maison provinciale, à Surubaya. Dans la nuit, je me suis retrouvé trouvé au bas du lit ! »

Si vous passez par Surabaya, allez discuter avec le P. Jacques des coutumes churu, du dernier livre de J. Moingt, des Manet du musée du bois de Boulogne, de « la goutte de lait » pour les mamans, œuvre des Filles de la Charité, de ses deux frères (archéologue, philosophe), de la langue arabe apprise autrefois, de l’Indonésie…