Paroles d’anciens Secrétaires généraux de Justice et Paix

Voici la question qui leur a été posée : « Par-delà vos préoccupations d’alors, quelle mission voyez-vous pour Justice et Paix aujourd’hui ? »

Un ministère sur les seuils …

Pierre Toulat, très âgé, n’a pas pu être interviewé. On peut tracer, par exemple, son action avec la Commission, à propos de la Nouvelle Calédonie. La première Lettre de Justice et Paix (1979) signale : « La Nouvelle Calédonie connaît les affres de conflits ethniques réveillés par l’émergence du peuple canaque en situation colonisée. On a frisé l’émeute à plusieurs reprises, à l’automne, et c’est miracle qu’il ait coulé si peu de sang. Les partis canaques demandent l’indépendance de l’île. La Commission a publié, en novembre, une déclaration sur ce thème (Documentation catholique n°1777), après accord de l’archevêque de Nouméa. Elle a été diffusée sur place. Le secrétaire d’État aux DOM-TOM a souhaité s’en entretenir avec la Commission.
L’entrevue a eu lieu … ». Au fil des numéros de la Lettre, on mesure combien la Commission a été active, en lien avec les uns et les autres ; après la prise d’otages d’Ouvéa, elle a contribué à la préparation de la Mission de dialogue, qui a débouché sur les accords de Matignon (25 juin 1988). Le processus de paix engagé va prochainement aboutir le 4 novembre 2018 avec le référendum : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». Voici un extrait de l’éditorial de Pierre, dans la Lettre n°41 (1990) : « Je quitte le secrétariat de Justice et Paix. Depuis près d’un quart de siècle, j’y ai travaillé dans la force de l’âge … Avec enthousiasme et joie, pour un ministère sur les seuils où se rencontrent l’Église et la société … la pensée du Concile jaillissait comme une source …[agir] à la manière de Jésus attentif aux besoins fondamentaux et permanents de tout être humain. Toutes choses à vivre en pensant qu’elles s’appliquent à des peuples. Situations où se jouent, dans la rencontre humaine elle-même, la reconnaissance et l’amour de Dieu ».

Pierre Toulat, 1967-1990

 

Les interventions civiles de Paix

Du texte d’Antoine Sondag, nous extrayons : « J’ai pris mes fonctions de secrétaire de JP en septembre 1990, en prenant la suite de Pierre Toulat, premier secrétaire (fondateur, charismatique, historique) de cette institution «nouvelle» dans l’Église de France… Justice et Paix a développé dans les années 90 (guerres en ex-Yougoslavie) plusieurs programmes d’intervention civile de paix, d’envoi de volontaires de paix, d’observateurs de paix ou d’élections, en Afrique du sud, Palestine, Sri Lanka, Bosnie-Herzégovine, Serbie et Kosovo, à Haïti… Justice et Paix aurait peut-être pu se développer
dans cette voie, et donner naissance à une agence pour les interventions civiles de paix. Cela ne s’est pas fait… Vingt ans plus tard, il faut constater qu’une telle agence, d’envoi de volontaires de paix, confessionnelle ou non, n’existe toujours pas en France. » Justice et Paix soutient une formation nouvelle sur les Interventions civiles de Paix, à l’initiative d’un de ses membres, professeur à l’Institut Catholique de Paris. Le relais se transmet …

Antoine Sondag, 1990-1997

 

 Trois pistes de travail

Dans trois des champs de compétence de Justice et Paix, il me semble que le pape François apporte des inflexions qui invitent à approfondir la réflexion.

« Migrations et asile ».

Les positions du pape actuel s’inscrivent dans la continuité de celles de Jean-Paul II. Ses actes et ses formules traduisent une indignation évangélique (notamment par rapport aux milliers de noyades provoquées par nos politiques restrictives en Méditerranée) qui devraient mobiliser davantage les chrétiens contre la « mondialisation de l’indifférence ». Outre les points qui font consensus parmi les ONG de solidarité, chrétiennes ou non, une réflexion plus spécifiquement chrétienne pourrait porter sur deux points : Le rapport au nationalisme ; a-t-on tiré toutes les conséquences de la célèbre formule de l’épître à Diognète, disant des chrétiens que, pour eux, « toute patrie est une terre étrangère, et toute terre étrangère une patrie » ? C’est la difficile question de la tension entre « bien commun national » et « bien commun universel » qui est à creuser.
Le rapport à la loi, dans le contexte de l’affaire Herrou (et d’autres similaires). Jean Paul II avait affirmé, en 1996, à propos des « sans papiers », que la réponse des chrétiens à la question « Qu’as-tu fait de ton frère ? » devait être donnée non pas « dans les limites imposées par la loi, mais dans l’optique de la solidarité ». L’article 2242 du Catéchisme énonce : « Le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. »

« Paix et sécurité ».

Le dossier éthique et politique de la dissuasion nucléaire devrait être repris à la lumière des récentes déclarations du pape. La possession de telles armes par notre pays avait été justifiée au plan éthique, par l’épiscopat français (Gagner la paix, 1983), par une distinction entre leur usage (interdit depuis Gaudium et Spes) et leur possession (moralement tolérable dans un but dissuasif). Cette distinction vient d’être fermement récusée par François : « il faut condamner fermement la menace de leur usage, ainsi que leur possession » (10 novembre 2017). Les évêques de 2018 sont-ils prêts à revoir l’argumentation de 1983 ?

« Transition écologique ».

On doit se réjouir que la mobilisation des chrétiens ait beaucoup progressé, notamment grâce à Laudato Si’ et que les réflexions sur la nécessité de changer notre mode de vie soient abondantes et de bonne qualité. Justice et Paix pourrait fermement rappeler que Laudato Si’ est une encyclique écologique, mais aussi sociale : « tout est lié ». La tentation est grande, dans certains milieux, de défendre « la nature » ou « les générations futures », en oubliant les graves injustices structurelles d’aujourd’hui, et donc la mobilisation politique qui s’impose pour les combattre (cf. la « voie institutionnelle de la charité », chère à Benoît XVI). A-t-on vraiment tiré toutes les conséquences de ces phrases : « Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (49) ?

Christian Mellon, 1997-2004.

Le développement, de Populorum Progressio à Laudato Si’

Durant les années de mon mandat, Justice et Paix Europe a centré ses réflexions et son travail en commun sur deux thèmes principaux : la réconciliation et la solidarité. Justice et Paix France, de son côté, a approfondi la question interculturelle. Nous n’en avons pas fini avec ces thématiques. Alors que l’Europe est soumise au désamour des peuples et à des visions divergentes, que les replis nationalistes se renforcent, Justice et Paix peut être un acteur, certes modeste, mais essentiel pour favoriser le dialogue et la compréhension mutuelle.

Mais nous ne pourrons faire l’économie de repenser à nouveaux frais la question du développement liée à ces questions. Née dans le sillage de l’encyclique de Paul VI Populorum Progressio, Justice et Paix a sensibilisé de longue date aux enjeux du développement durable. Elle est plus que légitime à participer à cette réflexion fondamentale qui fait partie de son ADN. Déjà le pape de l’époque soulignait l’ambivalence du développement, signe des capacités humaines à proposer des outils pour permettre l’émancipation des peuples et la réalisation des droits de l’homme mais accroissant dans le même temps les fractures sociales par les effets pervers de l’augmentation des richesses.

C’est la question du sens qui est ainsi posée. C’est elle que va déployer Laudato Si quand le pape François nous interpelle : « quel monde voulons-nous laisser à ceux qui nous succèdent, aux enfants qui grandissent ? » (160). C’est une question radicale d’éthique du développement qui est ainsi posée : pour quoi ? Pour qui ? Pour aller où ?

C’est une clé pour la sauvegarde de la maison commune, pour entrer dans une démarche de conversion vers l’écologie intégrale. C’est un appel à penser le développement en ouvrant les dimensions économique, écologique et politique à un au-delà fait de solidarité effective, permettant un avenir commun, ouvrant à une espérance, ce vers quoi nous tire le pape François. Défi redoutable !

Pour l’y aider, Justice et Paix doit cultiver sa place unique dans le dispositif ecclésial, qui la met en contact avec de très nombreux acteurs de la société civile ou politique. Travailler au sein de plateformes, être à la croisée de réflexions d’origine diverse, participer à la recherche commune… L’Eglise se fait conversation (Ecclesiam Suam-1964)

M-Laure Dénès, SG de JPx France de 2004 à 2011

Les actions concertées de Justice et Paix Europe

Les « actions concertées » sont adoptées en assemblée générale, et mises en œuvre par les 31 Commissions nationales, en direction de leurs députés européens et, si nécessaire, de leurs députés nationaux et de leur gouvernement. La présidence de la Conférence européenne organise des événements au niveau européen, par exemple avec la Commission européenne, le Conseil de l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Ces actions concertées donnent un témoignage commun concret. Elles renforcent la coopération européenne.

En 2017, avec la crise du Brexit, il a fallu expliciter une vision claire des avantages majeurs de l’Union européenne, et produire, dans l’ensemble de l’Europe, un discours public établissant ses valeurs, son identité et son avenir. Dix propositions ont donc été faites : réforme du système d’asile, renforcement des droits sociaux, du droit du travail, respect des normes de l’Organisation Mondiale du Commerce, mise en place d’une politique économique et fiscale, lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale abusive, engagements sur le climat, plan européen d’aide au développement, renforcement de la politique commune de sécurité, de Défense et d’encouragement à la paix, élection d’au moins 10% de députés européens à partir de listes de partis transnationaux.

Cohérente avec cette démarche, l’action concertée 2018 s’est focalisée sur les fonctionnements démocratiques et celle de 2019 visera à alimenter la campagne des élections européennes du 26 mai. Les années précédentes, des sujets variés furent traités : inégalité économique et fiscalité, nationalisme et exclusion, chômage des jeunes, vision économique à long terme et solidarité, combat contre le racisme et l’extrémisme avec les jeunes, dignité humaine et droits humains, solidarité en temps de crise, trafic des êtres humains, prolifération des armes légères, sauvegarde des droits des migrants en situation irrégulière.

L’action de Justice et Paix Europe s’inscrit dans l’axe proposé par le pape François le 25 novembre 2014 devant le Parlement européen : « Maintenir les démocraties en vie est un défi dans le moment historique actuel. »

Denis Viénot, 2011 – 2017