Nouveau paradigme pour l’entreprise ?

Le rapport Notat-Sénard, du 9 mars 2018, s’inspire, pour une part, des recherches faites au Collège des Bernardins. Il devrait se concrétiser dans la future loi Pacte.

 

Neuf années durant, en trois cycles : B1 (2009-11), B2 (2012-14) et B3 (2015-18), le département Économie et Société des Bernardins a mené, avec l’École des Mines et l’Université Paris Sciences et Lettres, une réflexion fondamentale sur l’entreprise.

Les 16 et 17 mars 2018, un colloque conclusif, intitulé « Gouvernement, participation et mission de l’Entreprise », a récapitulé cette recherche interdisciplinaire autour de deux thèmes : la codétermination, comme forme normale du gouvernement d’entreprise, et la mission de l’entreprise. En contrepoint, J.-B. de Foucauld et A. Lyon-Caen partagèrent leurs réflexions. Enfin, des regards croisés ont été posés sur les propositions de réforme de l’entreprise par des dirigeants et responsables syndicaux, L. Berger (CFDT), S. Binet (UDICT CGT), F. Hommeril (CFE-CGC), V. Prolongeau (Continental Foods France), J.-D. Senard (Michelin), P. Varin (Areva), et par deux députés, S. Guerini (LREM) et D. Potier (PS).

 

Tant du point de vue de ses formes de propriété que de sa responsabilité sociale, l’entreprise a été examinée comme dispositif d’accomplissement personnel, de valorisations croisées, de création collective, de pouvoirs privés ; manifestement, une grande déformation de l’entreprise s’est fait jour : crise du travail, de la recherche/développement, des inégalités, accompagnée de déséquilibres environnementaux (B1). En considérant l’entreprise comme entité politique et dispositif de création collective, la recherche s’est alors portée sur les entreprises à mission (B2). Enfin, quelle théorie du gouvernement de l’entreprise prôner (B3) ?

Le modèle allemand

La codétermination (Mitbestimmung) est un régime plus démocratique de prise de décision collective (actionnariat, management, personnel, etc.). Ainsi, au Conseil de Surveillance des entreprises allemandes de plus de cinq cents salariés, un tiers des sièges est réservé au personnel, et même la moitié, au-delà de deux mille employés. La codétermination est déjà la forme générale de gouvernance de l’entreprise dans environ deux pays de l’espace européen sur trois, selon divers formats. Il s’agit de gérer ensemble l’incertitude d’un avenir commun, les risques d’un futur désirable.

Ont été examinés le modèle réel allemand, et d’autres s’inspirant du libéralisme égalitaire de John Rawls ou du néo-républicanisme de Philip Pettit. Au pouvoir, conçu comme coercitif, on préfère l’autorité réflexive, acceptée, mieux à même de faciliter les coopérations et de poursuivre l’intérêt commun, lequel transcende les intérêts individuels.

Le capital humain et naturel

La codétermination peut être performante : elle permet d’articuler différentes finalités de l’entreprise, mieux que la gouvernance actionnariale ; la valeur ajoutée globale est maximisée plutôt que le profit. Cela suppose une réforme des principes comptables. Une limite est posée sur l’abusus dans le droit de propriété (usus, fructus et abusus). La codétermination est née en Europe ; elle suppose un changement de culture, la formation des futurs administrateurs salariés, la participation aux processus de décision stratégique, le dialogue social, la cogestion écologique, la comptabilisation du travail comme valeur et pas seulement comme charge. Au fond, le capital humain et le capital naturel entrent en ligne de compte au même titre que le capital financier.

Un statut de Société européenne (SE) a été défini par la cinquième directive (1972). De la directive du 22 septembre 1994, sont nés, pour les entreprises de plus de mille salariés, plus de mille Comités d’Entreprise européens (CEE). Un statut de Société ou Entreprise européenne (SE) a été défini en 2001 et est entré en vigueur en 2004. Début 2014, ces SE étaient au nombre de 2.115, beaucoup étant en Allemagne, République Tchèque… La codétermination y est parfois partie intégrante, surtout en Allemagne.

 

La société : inspiration pour l’entreprise

Avant tout, l’entreprise doit définir sa raison d’être, sa mission (« purpose »). La société a au moins 2.000 ans. Le droit connait plus la société que l’entreprise, notamment en tant qu’action collective des marchands, impliquant responsabilité mutuelle des associés. L’actionnaire, individuel, atomisé, s’est peu à peu professionnalisé, spécialisé, diversifié (avec les gestionnaires d’actifs, les investisseurs institutionnels, les collecteurs d’épargne, les fonds souverains ou spéculatifs). La financiarisation de l’économie a entraîné une déformation de l’entreprise et une industrialisation de l’actionnariat. Les enjeux écologiques interrogent l’entreprise sur sa contribution au bien commun, ses modes de gestion.

Différente des entreprises de l’économie sociale et solidaire, l’entreprise à mission ou à objet social élargi inscrit, dans sa constitution même, des buts sociaux, environnementaux, scientifiques, etc. à côté de la nécessité du profit (réinvesti, distribué). Des normes de gestion et de révision en découlent. Une révision du Code civil et du Code de Commerce est envisagée. Les membres de l’entreprise devraient y trouver du sens, un enjeu important pour l’humanité, pour les chrétiens. Des convergences émergent, esquissant un modèle européen de l’entreprise, différent des modèles capitalistes anglo-saxon ou asiatique. Va-t-on vers l’intégration, dans l’entreprise, du bien commun universel, prôné notamment par le pape François ?