Soutenir l’action de ceux qui maintiennent des liens entre communautés
Un entretien avec Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France
Vous vous êtes rendu à Jérusalem, pour l’anniversaire de la Maison d’Abraham. Sans doute vouliez-vous aussi mieux comprendre ce qui se vit là-bas ?
J’ai répondu à l’invitation du Secours Catholique qui voulait marquer l’anniversaire de la Maison d’Abraham, tout en étant bien conscient que l’atmosphère n’était pas à la fête. Néanmoins, il est bon de rendre grâce pour ces 60 ans : Paul VI eut l’idée, à l’issue de son premier voyage en Terre sainte, d’ouvrir un lieu pour accueillir des pèlerins modestes des trois religions. La mission fut confiée à Mgr Rodhain qui la mit entre les mains du Secours Catholique – Caritas France. D’autre part en effet, je pensais utile de rencontrer des chrétiens et d’autres personnes à cette occasion.
Nous avons eu des temps très priants : ainsi, la bénédiction du chemin interreligieux du pèlerin, ponctué de textes de la Genèse, du Coran, de l’Évangile. Pour la célébration eucharistique d’anniversaire, l’assemblée était variée : des amis de la Maison, des habitants du quartier, quelques diplomates, des religieux et religieuses. Au déjeuner qui suivit, participaient des habitants (la Maison est située dans Jérusalem-Est, au cœur du quartier de Silwan, dont la population, l’une des plus pauvres de la ville, est à majorité palestinienne) avec lesquels la Maison d’Abraham a construit des liens solides, notamment avec des ateliers pour les femmes. Le maire de ce village a pris la parole. Cette rencontre, beaucoup nous l’ont dit, fut un moment rare en ces temps où des personnes diverses ont pu se réunir en dehors du cadre familial.
Par ailleurs, nous avons rencontré le patriarche latin de Jérusalem, le cardinal Pierbattista Pizzaballa, le consul général, des religieux et religieuses, des responsables d’école… Le patriarche nous a ainsi partagé ses dilemmes, ses défis. La communauté du Patriarcat latin est très diverse : des arabes qui sont en Cisjordanie ou en Israël depuis toujours, des migrants de toutes nationalités, des expatriés. Au milieu des drames vécus, il importe de maintenir l’unité et que tous se reconnaissent comme chrétiens.
Il y avait, avec notre délégation du Secours Catholique, un groupe de pèlerins du réseau Saint Laurent venus de différents coins de France, pour aller sur les lieux saints mais aussi pour rencontrer des personnes en précarité, comme eux ; nous avons partagé une relecture de leur voyage et ce fut bouleversant, très humain, très spirituel.
Puis, à Tel Aviv, nous avons rencontré des représentantes des familles d’otages au Forum des otages, en particulier des deux familles françaises accompagnées par M. Danny Sheck qui fut ambassadeur d’Israël en France, et ensuite des membres de « Physicians for Peace », une association de médecins israéliens et palestiniens qui interviennent dans les territoires occupés, dans les zones où ils peuvent aller. Les échanges avec les femmes, épouse ou belle-sœur d’otages furent déchirants, rappelant la brutalité des terroristes qui sont entrés en Israël le 7 octobre dernier. Ils ne savent pas ce que sont devenus leurs proches, s’ils sont vivants ou morts. Les membres de Physicians for Peace ont témoigné de leur action pour apporter des soins dans les territoires occupés et en Cisjordanie, et des situations de manque, d’injustice ou de violence qu’ils rencontrent.
Chacun a conscience qu’un point de non-retour a été franchi. Comment va-t-on s’en sortir ? Personne ne prétend le savoir. On ne connaît pas les effets à moyen et long terme, dans les deux sociétés, de ce qui se vit aujourd’hui : l’incapacité, l’impossibilité de faire un peu de place à l’autre dans les pensées, dans les réactions. Tous sont le témoin ou l’acteur du durcissement des relations. Cela rend d’autant plus admirable que des gens essaient de maintenir des liens. Cahin-caha, les chrétiens s’efforcent de le faire.
Vos interlocuteurs ont-ils exprimé des critiques sur ce qu’il se passe à Gaza, en Cisjordanie ?
Les gens que nous avons rencontrés étaient de toutes opinions. L’État d’Israël et les Israéliens ne peuvent être purement assimilés à la politique menée par M. Netanyahou ni à la politique dans les colonies ou à la présence de ministres qui professent une espèce de messianisme raciste effrayant. Même si, dans la société israélienne, tout le monde ou presque semble convaincu qu’il faut éliminer le Hamas. Nous, de l’étranger, nous ne pouvons pas faire la leçon. Nous pouvons seulement espérer qu’un jour les oreilles s’ouvriront et les mains se tendront. Qui peut dire quand ?
Est-ce la raison pour laquelle vous ne souhaitez pas prendre des positions plus critiques par rapport à la politique du gouvernement israélien ?
Nous n’avons pas à nous donner bonne conscience en disant plus que ce que disent nos interlocuteurs locaux. Il nous faut approfondir les liens de tous les côtés, des liens qui seront peut-être un jour un chemin vers une issue. Montrer à tous qu’ils comptent pour nous, les assurer que nous n’oublions ni les otages, ni les tués ou blessés ou traumatisés de l’opération menée à Gaza, ni les victimes en Cisjordanie.
Soutenir les actions de l’Église locale et de tous ceux qui œuvrent pour maintenir les liens : c’était le sens de la visite que nous avons faite là-bas.