Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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Depuis 10 ans, le drone, avion sans pilote, surveille et tue. L’armée américaine y a recours systématiquement, éliminant leaders et militants islamiques en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, en Somalie.
Or l’usage de drones de guerre est controversé au regard du droit international.[1]
De l’usage des drones en 10 ans.
En 2002, pour la première fois, l’armée américaine assignait une mission mortelle à un drone au Yémen ; elle réitéra en 2004 au Pakistan. Sous l’administration Obama, le recours aux drones devient systématique, non seulement pour des exécutions ciblées, mais aussi pour des attaques d’opportunité. Contrôlé par la CIA, ce programme reste secret. On a néanmoins compté jusqu’à 159 attaques par drones américains en 2010, année record en la matière. Le bilan le plus crédible des victimes pakistanaises de drones fait état d’au moins 2500 personnes entre 2004 et 2012, dont au moins 400 civils, environ 176 enfants, et plus de 1200 blessés.[2]
En 2009-2010, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer des violations du droit international et remettre en cause l’impact de la stratégie. Depuis, malgré une diminution du nombre de drones, les missions se poursuivent. Les recommandations de modération et de transparence de l’ONU, comme celles du Comité International de la Croix Rouge semblent ignorées.
Au-delà des Etats Unis (EU), plus de 40 pays ont adopté cette technologie. Le développement se poursuit, la compétition à l’exportation bat son plein. Initialement secrète, l’innovation est aujourd’hui fort médiatisée. Les militaires vendent l’efficience de l’outil dont la précision permettrait de préserver des vies de soldats et de civils. Cet argument fait écho à l’ambition du président Obama: définir une stratégie de combat efficace, justifiable, à « l’empreinte légère » sur les terrains d’occupation. Dix ans de pratique montrent néanmoins la fragilité de ces affirmations.
Au regard du droit international
Deux questions sont posées par les drones de guerre: la nature du droit applicable et le respect des principes fondamentaux du Droit International Humanitaire (DIH) quand il est applicable.
La légalité d’un assassinat dépend du contexte de l’opération: dans un conflit armé, les cibles doivent être des combattants. De plus, l’assassinat doit être « nécessaire »militairement parlant et l’usage de la force proportionnel à l’avantage militaire attendu, prenant en compte les risques de blesser des civils. Toutes les précautions doivent être prises pour protéger ces derniers et les représailles sont interdites. Hors conflit armé, y compris lorsque l’intensité de l’engagement ne justifie pas l’application du DIH, le cadre légal applicable est constitué par les droits de l’Homme et le droit domestique. Dans ce contexte, tuer une personne n’est légal que pour sauver immédiatement d’autres vies.
En 2010, les EU fournissent une première justification de leur politique. Ils s’affirment en guerre contre les groupes islamiques et invoquent le droit à l’auto-défense et le DIH comme cadre légal de leur engagement. Cependant, l’idée d’une défense générale ou anticipée des EU par des attaques régulières « préventives » contre des groupes militants est peu crédible au regard du droit international.[3] Les EU affirment également qu’ils sont en guerre, quel que soit le lieu où ces forces ennemies se trouvent, position discutable parce qu’elle remet en cause les définitions spatiales et temporelles de la guerre. C’est un défi peu apprécié des juristes du CICR, moins encore des défenseurs des droits humains.
Enfin, la situation au Nord – Pakistan ne se présente pas nécessairement comme un conflit armé au sens ou le DIH l’entend : durée et d’intensité des hostilités, structure des groupes armés. Les groupes talibans ne constituant pas une force armée au sens du DIH, les règles relevant des droits de l’Homme devraient s’appliquer. Ces dernières interdisant l’assassinat prémédité, l’usage de drones tueurs ne serait donc justifié que pour stopper une attaque imminente.
Même dans le cadre d’un conflit armé, l’usage de ces armes reste encadré par des principes clefs tels que la précaution, la proportionnalité, la discrimination. En théorie, le drone permet une vitesse d’exécution et une précision supérieures à d’autres formes de bombardement, un « plus » en matière de DIH.
Les études d’impact produites à ce jour montrent pourtant que le drone n’est pas de la chirurgie de pointe. La fiabilité de la technologie a déjà fait l’objet d’un rapport critique des Services de recherche du Congrès Américain. De plus, l’efficacité de ces robots repose sur l’information transmise, donc sur les réseaux de surveillance auxquels ils sont reliés. Or ces derniers coûtent chers et sont peu fiables. Le risque de manipulation y est élevé, d’autant plus que les EU payent pour le renseignement local des sommes disproportionnées par rapport au niveau de vie, encourageant ainsi de fausses déclarations.
Les critères d’identification des cibles et les procédures de vérification restent secrets. Ceci rend difficile l’évaluation des précautions prises pour éviter les erreurs de ciblage. Le président Obama a centralisé le mécanisme de décision pour les attaques sur des personnalités précises. Il en assume donc la responsabilité politique. Les juristes s’inquiètent cependant du développement d’attaques sur des personnes dont l’administration américaine ne connaît pas l’identité mais qui présentent des « caractéristiques comportementales » dites proches de celles des terroristes. Ces traits ne sont pas définis publiquement et laissent une marge d’interprétation importante. De plus, l’action en forme de jeu vidéo augmente les risques de tirs « d’enjouement ». Enfin l’implication de la CIA inquiète, car ses agents ne sont pas formés au respect du DIH. De façon générale, le manque de transparence et d’information de l’administration américaine est contraire aux principes du DIH.
La question des dégâts collatéraux se pose également. Les lieux de rendez-vous sont particulièrement ciblés, mosquées, marchés, maisons traditionnelles, habitat de familles élargies. Or les missiles les plus fréquemment utilisés couvrent un cercle de 15 à 20 mètres. Le risque de victimes civiles reste donc important. Par ailleurs, l’impact structurel et financier de telles destructions dans une région très pauvre n’est pas négligeable. Enfin, des attaques contre les premiers secours et des blessés par un deuxième, voire un troisième missile ont été rapportées. Ceci est une violation claire des principes de distinction et de protection des personnels humanitaires.
Au- delà des effets immédiats, une étude dénonce la terreur produite par cette constante surveillance au Nord – Pakistan. Les populations vivant « sous les drones » n’osent pas aider les victimes des attaques, ne se réunissent plus pour les funérailles ou les réunions tribales, n’envoient plus leurs enfants à l’école. La peur des lieux publics et l’érosion du système politique de Jirga (réunion des leaders) sont perceptibles. Les civils vivent également dans la terreur de représailles djihadistes, tant il est facile d’être accusé d’espionnage pour le compte des EU. Un tel impact sur la société est-il proportionnel aux avantages militaires et politiques attendus? Les objectifs de ces attaques, même s’ils sont atteints, justifient-ils ces dégâts?
Impacts et impasses politiques
Les stratégies de décapitation des responsables comportent des risques militaires et politiques non négligeables. Elles détruisent les points de contact et de négociation, annihilant tout espoir de solution négociée. Ce faisant, elles laissent libre cours aux militants de base parfois plus violents que leurs leaders. De plus, la décapitation repose sur une vue hiérarchisée de l’ennemi et ignore les formes de résilience de type guérilla. Le drone, peu effectif sur des structures fragmentées, encourage les cibles à se fondre plus encore dans la masse. La dispersion augmente et l’efficacité militaire de l’outil se réduit, une fois l’effet de surprise dépassé.
Plusieurs études suggèrent d’ailleurs que peu de victimes sont des leaders terroristes.[4] Et les frappes ciblant des comportements sont sources d’erreur. Elles provoquent un tel ressentiment au sein des populations que le recrutement Taliban en bénéficie.[5] Elles rendent également l’accès ultérieur au renseignement difficile alors que le renseignement est une clef de l’efficacité du drone. Enfin, la violation répétée du territoire pakistanais met en exergue la faiblesse de l’Etat pénétré, son incapacité à protéger ses populations. Cette faiblesse est pourtant un problème récurrent pour la stabilité de la sous- région. Quant à la perception des EU, elle est des plus négatives. En juin 2012, près de 75 % des Pakistanais décrivaient les EU comme l’ennemi.[6]
Arme remarquable en théorie, le drone est donc confronté à des histoires sales émergeant des zones ciblées, à des doutes sur son efficacité. Les opérations d’intoxication sont constantes, les leaders de plus en plus invisibles. Les communautés, elles, sont détruites par la peur, déchirées par les dénonciations et les représailles. La méfiance, la haine, la vengeance s’installent. L’action chirurgicale nette et la guerre propre se révèlent fictions. Barack Obama a d’ailleurs annoncé une limitation de l’usage des drones en juillet 2013.
Au -delà du recadrage
De nombreux juristes, et des hommes politiques demandent plus de transparence sur les drones de guerre. Ce cadrage, bien qu’essentiel, ne suffit pas. Alors que le nombre d’attaques américaines diminue, il faut rappeler que cette politique s’est développée en parallèle des critiques du camp de Guantanamo Bay et des dérives de la CIA en matière d’arrestation et d’interrogation. Pour le président Obama, le drone s’offre alors comme une alternative bienvenue à la gestion « d’ennemis combattants » encombrants: pas de prisonniers. Une pratique décrédibilisée est donc remplacée par une autre, secrète, invasive, qui dure le temps d’être découverte, dénoncée. On mobilise le DIH pour ne pas appliquer les droits de l’Homme, tout en ignorant plusieurs de ses règles fondamentales. Un jeu de cache-cache avec le droit.
Cette course entre Etat et juristes n’est pas nouvelle. Dans un contexte empreint de règles de droit, le secret et les rhétoriques d’efficacité alternent pour faire durer l’avance technologique. Les chercheurs sont contraints d’enquêter pour démontrer les contradictions d’une pratique militaire. Ce faisant, on inverse un principe central du DIH: l’Etat n’apporte pas la preuve de la légalité de son innovation. Les citoyens tentent alors d’en découvrir les limites. Or l’article 36 du Protocole Additionnel des Conventions de Genève est clair: les Etats ont pour obligation de vérifier la légalité de toute nouvelle arme étudiée, développée, acquise ou adoptée. C’est ce principe qui doit être défendu en priorité à l’avenir.
Cécile Dubernet
enseignante chercheuse, Institut Catholique de Paris
[1]. Bergen P. and Tiedemann K., The Year of the Drone, an Analysis of UN drones strikes in Pakistan 2004-2010, New American Foundation, 2010, 9 p. International Crisis Group, Drones, Myths and Reality in Pakistan, Asia Report No 247, 2013, 50 p. International Human Rights and Conflict Resolution Clinic at Stanford Law School and Global Justice Clinic at NYU School of Law, Living under Drones : Death, Injury and Trauma to civilians from US Drone practices in Pakistan, 2012, 182 p.
[2]. Standford NYU, VI.
[3]. Standford NYU 107-8; United Nations General Assembly, Human Rights Council, Report of the special rapporteur on extra judicial, summary or arbitrary executions Philip Alston, A/HCR/14/24/Add.6, May 2010,15.
[4]. Taillat S., Drones tueurs et éliminations ciblées, les Etats Unis contre Al-Qaida et ses affiliés, Institut Français des Relations Internationales, Focus No: 47, 2013, 53 p., 13, 28.
[5]. Taillat 13, 28; Standford NYU 13-VIII and 17; Boyle, ‘The Costs and Consequences of Drone Warfare’, International Affairs 89 1(2013), 1-29, 1.
[6]. Pew Research Center, Global Attitude Project, Pakistani Public Opinion Ever More Critical of U.S., Report, June 2012, 60 p., 3
Pour parler de cette question, je propose trois jalons répartis sur plus de 60 ans, c’est dire que l’entreprise est ancienne et sa réalisation hasardeuse.
Le premier est celui du traité de Bruxelles instituant l’Union occidentale en 1948 ; le second est la plate-forme de La Haye, 40 ans plus tard; le dernier est le très récent Conseil européen du 19 décembre 2013. En parcourant le long chemin des préoccupations militaires des Européens, on voit que le cadre stratégique actuel ne permet toujours pas d’accéder à une sécurité de l’Europe exercée par une force européenne classique.
On peut articuler une réflexion sur la sécurité européenne en périodes distinctes : la maturation de la guerre froide (1947/1990) ; la décennie des crises (1990/2000) ; celle des ambitions 2000/2010, avec comme fil directeur, l’émergence de l’Europe stratégique ; enfin le temps actuel des doutes.
L’Europe de la défense : l’approche décalée de la guerre froide (1947-1990)
A l’aspiration à la paix, la stabilité, la prospérité des peuples d’Europe de l’Ouest ravagés par la deuxième guerre mondiale s’est substituée, dès 1947, la crainte ressentie par les pays de l’éphémère Union occidentale de voir la force soviétique dépasser le cadre arrêté à Yalta. S’impose alors la nécessité de cristalliser la garantie américaine au profit de l’Europe occidentale et de renoncer au désarmement allemand pour disposer d’une base avancée et d’un tampon amortisseur face à l’armée rouge ; c’est l’objet des traités de Bruxelles en 1948 (premier jalon) puis de Washington en 1949. L’Alliance atlantique va permettre aux peuples européens d’être réassurés par l’un des vainqueurs du second conflit mondial, les Etats-Unis, contre les entreprises militaires de l’autre, l’URSS. Puis le traité de 1952 instituant la Communauté européenne de défense, la CED, va exprimer la vive préoccupation européenne, mais on se contentera du seul cadre de l’Union de l’Europe occidentale, l’UEO, en 1954.
La sécurité européenne empruntera alors des chemins non militaires à l’abri de la protection opérationnelle de l’Otan qui relaie l’UEO : la mise en commun des matières stratégiques avec la Communauté économique du charbon et de l’acier, la CECA puis celui du Marché commun qui va entreprendre d’unifier les pratiques économiques européennes avec le traité de Rome en 1957 pour déboucher sur l’Union économique et monétaire des années 1990. En mettant en cohérence leurs intérêts fondamentaux, les pays d’Europe occidentale consacrent leur communauté de destin, à l’abri de la puissance militaire américaine.
Dans ce système stable, ils organisent une coopération politique et réveillent l’UEO, au milieu des années 1980. Ils découvrent en effet, après le sommet américano-soviétique de Reykjavik en 1986, qu’on ne peut totalement superposer les intérêts de sécurité américains et européens au sein de l’Alliance atlantique et qu’il faut promouvoir l’identité européenne de sécurité et de défense. Car la construction d’une Europe intégrée sera « incomplète tant qu’elle ne s’étendra pas à la sécurité et à la défense ». Tel est l’objet principal de la plate-forme de La Haye en 1987, adoptée par l’UEO en pleine détente Est-Ouest (deuxième jalon).
Vers l’Europe stratégique: dix ans de démarches complexes (1990-2000).
La fin de la guerre froide est l’occasion pour la France de sortir de sa singularité stratégique, à l’arrière-plan militaire de l’Alliance atlantique depuis 1966. Forte de sa capacité de manœuvre et de son autorité stratégique, préservées par la vertu de sa dissuasion nucléaire, elle forme le projet de constituer l’Europe stratégique, de conférer à la construction européenne une nouvelle dimension. Pour y parvenir, elle prend, au début des années 1990, une part active dans les évolutions, tant de l’Alliance atlantique (Sommets de l’Otan de Londres et de Rome), que de l’UEO (installation du siège à Bruxelles) ou des Communautés économiques européennes (Sommet de Maastricht instituant l’Union européenne, l’UE). Mais trois tentatives seront nécessaires pour asseoir en 2000 à Nice un projet d’Europe stratégique.
La première établit l’UEO, « bras armé de l’Union européenne », comme passerelle entre la défense atlantique confiée à l’Otan et la construction européenne assurée par l’UE. L’UEO sera désormais développée comme composante de défense de l’Union européenne et moyen de renforcer « le pilier européen de l’Alliance atlantique » ; elle définit le cadre de missions spécifiques de gestion de crise à Petersberg en 1992, dans l’esprit d’alors, tourné vers une diplomatie préventive exercée pour le compte des Nations Unies. Sous la pression de la dislocation violente de la fédération yougoslave, la disqualification de l’UEO ne tarde pourtant pas, incapable qu’elle est de fédérer les efforts militaires et diplomatiques des Européens dans les Balkans. Elle ne se relèvera pas de cette impuissance à laquelle certains de ses membres ont veillé à la confiner.
Au vu des difficultés rencontrées, la France va reporter son effort sur l’affirmation de l’identité européenne au sein de l’Otan à partir de 1994. Elle veut consolider « un pilier européen de l’Alliance », en se rapprochant de l’Otan à partir de décembre 1995 et en esquissant activement un directoire européen à 3 au sein de l’Alliance à 16 (alors), à l’été 1996. Une dispute sur la distribution des responsabilités de commandement entre Européens et Américains qui se cristallise sur Naples empêchera ce second projet d’Europe stratégique.
La troisième étape prend naissance à Londres en 1998 grâce à Tony Blair, le nouveau Premier ministre britannique et sous la pression des actions militaires de l’Otan au Kosovo qui voient les Européens marginalisés par des Américains qui imposent stratégies et objectifs. Après une esquisse franco-britannique à St Malo fin 1998, une appropriation européenne à Cologne mi-1999, c’est à Helsinki, fin 1999, que l’Europe stratégique se manifeste par un « objectif global et des objectifs collectifs » de capacités stratégiques européennes.
Ce projet vitalise la construction européenne, prolonge la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, lancée à Amsterdam en 1997 et relaie les efforts antérieurs dans une perspective à la fois modeste et moderne. En ouvrant une voie alternative à l’autonomie stratégique qui fait partie de son héritage gaulliste, la France ne s’interdit plus de transférer son autorité militaire à un dispositif de sécurité collective qu’elle contrôle tout en échappant à l’alignement atlantique refusé en 1966 et récusé en 1996.
On peut mesurer ici le chemin déjà parcouru depuis la fin de la Seconde guerre mondiale : pas de conflit armé en Europe depuis plus de 50 ans et toute guerre interétatique entre Européens mise définitivement hors la loi ; mise en ordre générale des minorités, des frontières, des systèmes politiques ; ouverture générale de la circulation des biens, des personnes, des idées, des capitaux ; relations de bon voisinage généralisées et favorisées par de multiples enceintes de coopération et de consultation; forces multinationales développées et engagements opérationnels communs dans les Balkans avec rotation des responsabilités; un début de coordination générale des appareils de défense des pays d’Europe illustrée par des acquisitions faites ensemble, une entreprise méthodique de développement autonome de capacités européennes de gestion des crises.
Le temps des ambitions et des réalisations (2000-2008)
La construction de l’Europe de la défense a pris forme avec le lancement effectif, en mars 2000, d’une politique européenne commune de sécurité et de défense, la PECSD, ou plus simplement PESD. Elle va piloter la convergence progressive des appareils de sécurité des Etats membres pour préparer une formule de défense commune dès que le Conseil européen y sera disposé. Cette PESD innove : c’est une formule singulière qui ne dispose ni de chaîne de commandement permanente, ni de budget alloué, ni de zone d’action définie. Elle s’articule sur des structures légères du niveau stratégique qui permettent d’apprécier la situation, de choisir le mode d’action approprié et d’en piloter l’exécution avec une chaîne de prise de décision politico-militaire et une chaîne d’expertise civilo-militaire et juridique. Elle établit un jeu de procédures de planification stratégique de la gestion de crise, de mobilisation d’un réservoir de forces militaires et de police par une planification opérationnelle de principe. Elle définit ses possibilités d’action, soit en autonomie, soit avec des moyens et des capacités de l’Otan. Elle développe enfin une démarche capacitaire par l’entretien de réservoirs de moyens et la réduction des déficits en moyens stratégiques.
Les années 2003 et 2004 sont des années fructueuses avec l’arrivée à maturation des efforts: opérations de terrain en Bosnie, ARYM (en relève de l’Onu et de l’Otan), en Afrique (urgence humanitaire) ; adoption d’une stratégie européenne de sécurité « une Europe sûre dans un monde meilleur » ; élargissement à 10 nouveaux membres qui homogénéise le profil stratégique de l’UE à l’Est et au Sud du continent européen ; travaux portant sur un traité constitutionnel dont la dimension de défense comprend des éléments nouveaux: une clause de solidarité politique ouvrant la porte à une clause de défense mutuelle, des coopérations structurées en matière de défense et de sécurité, une Agence européenne de l’armement et l’ouverture d’une perspective PESD 2010 balisant la voie d’une rationalisation-convergence des appareils de défense et de sécurité des 25 Etats membres, 20 ans après la fin de la guerre froide. Le cadre paraît viable et la perspective prometteuse.
Le temps des doutes (2008-2014)
Pourtant, principalement avec la crise financière européenne qui se développe à partir de 2008, un désenchantement général s’installe progressivement dans l’Europe de la défense qui conduit à un tassement des ambitions et des réalisations. La phase de consolidation de la PESD s’est rapidement limitée à l’amélioration des structures, des procédures et des prises de décisions collectives initiales. Les budgets ne suivent plus et les nouveaux arrivés ne jurent que par l’Otan. Après avoir lancé un certain nombre de projets dont elle ne récolte les bénéfices que très progressivement (QG d’opérations, A400 M, drones, gendarmerie européenne, éducation/entraînement communs) et renforcé sa capacité de réaction rapide avec les groupes tactiques mais sans les utiliser, la PESD semble saisie par le doute.
Deux raisons majeures peuvent l’expliquer, la question sans cesse différée de la consolidation de la PESC par une vision et une ambition stratégique communes, de l’utilisation réelle des structures et des instances que prévoit le traité de Lisbonne de l’Union adopté en 2007 et surtout l’impossible corrélation des entreprises et des moyens militaires européens avec ceux de l’Otan dont la complémentarité reste une gageure ou une utopie. La France a d’ailleurs fortement contribué à alimenter ce doute en réintégrant la structure militaire de l’Otan en 2009 et en signant un traité militaire exclusif avec le Royaume-Uni en 2010. Le Conseil européen de décembre 2013 (troisième jalon) en consacrant un blocage majeur, notamment du fait de l’intransigeance britannique, a cristallisé les doutes pesant sur l’avenir de l’Europe de la défense, dont le principe même est aujourd’hui contesté.
Obstacles et enjeux
Trois freins structurels empêchent sans doute le développement d’une Europe stratégique instituant l’Europe de la défense autour d’un noyau d’Europe militaire.
- L’absence de menace militaire en Europe. La fin de l’ennemi proche et des guerres interétatiques a reporté les tensions militaires à la périphérie du continent ; il en a résulté une relativisation constante de l’outil militaire des Européens comme instrument de sécurité de l’Europe et l’oubli progressif du passé conflictuel européen. Dès lors que le voisin à la frontière est, non plus un ennemi, mais d’abord un partenaire dans l’Union européenne, les Européens ne se voient plus d’ennemis proches et ne gèrent plus que des périphéries, avec des sas d’entrée, des procédures et des partenariats.
- Le dilemme de la puissance européenne. Trois modèles sont en compétition qui ne peuvent pas converger aujourd’hui : le britannique, de puissance marchande et financière, l’allemand, de puissance civile et sociale; et le français de plein exercice ; avec la puissance normative communautaire en surplomb des modèles étatiques traditionnels.
- La construction européenne est de facto enrôlée dans une vaste manœuvre stratégique de confinement de la Chine dont l’Otan exerce la pince eurasiatique via la Méditerranée et l’Asie centrale. Les élargissements successifs de l’Otan et de l’Union européenne ont de fait été conduits au cours de la décennie passée avec cette arrière-pensée de préparer un camp occidental élargi à faire face à un nouvel antagonisme latent, celui d’une Asie envahissante avec un champion résurgent et menaçant, la Chine.
On comprend bien que, sans vision commune du danger, sans définition partagée de la puissance, sans géographie établie de l’UE, sans frontières physiques, économiques et culturelles à défendre ensemble, il est difficile d’organiser une Europe de la défense. Aucun système de sécurité collectif ne peut en effet correctement se développer si l’espace qu’il protège est soit informel, soit intermédiaire, soit abstrait et provisoire, soit second par rapport à une communauté principale, l’Occident en l’occurrence.
La philosophie de l’histoire européenne.
On accuse facilement les Européens de lâcheté et de pacifisme, alors que c’est d’une sagesse acquise à grand prix qu’on pourrait les créditer. On déplore leurs budgets militaires mesurés et leur combativité déclinante au service des idéaux qui structurent leurs sociétés, alors qu’ils pourraient avoir compris avant d’autres que la paix durable n’est pas le silence des armes que procure la victoire militaire mais le voisinage assumé de l’altérité et le développement construit des intérêts communs. Aussi sont-ils attentifs aux intérêts communs régionaux, à une certaine forme de modération militaire locale et à l’élaboration en commun d’un espace collectif de sécurité, de justice et d’équité qui diffuse autour d’eux l’avenir plus stable et plus intégré d’une dynamique européenne vertueuse. Qu’en conclure ? Que nous ne pourrons pas trouver de système durable de sécurité collective avant que soit enfin organisé le puzzle sociopolitique qui regroupe le presque un milliard d’habitants qui vivent de l’Atlantique à l’Oural et du Cap Nord au Sahel.