Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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En général, au lendemain d’un crime de masse les tueurs n’avouent pas, ils s’abritent derrière le déni, le mensonge ou l’argument de la soumission à l’autorité.

L’échange est souvent stérile avec les auteurs de crimes de génocide ou alors il reste difficile en raison des stratégies de dénégation et des enjeux de défense personnelle avant un éventuel procès. Toute parole publique représente potentiellement un risque aussi bien d’un point de vue pénal que d’un point de vue social pour des crimes qui relèvent de l’imprescriptible. La journaliste et écrivain Gitta Sereny a été l’une des premières à recueillir les confidences de Franz Stangl, le commandant de Treblinka. Trente ans après les faits, le criminel nazi restait incapable de voir dans ses victimes autre chose qu’une « cargaison ». Lors de son dernier entretien, il évoquait pour la première fois sa culpabilité. « Ma faute, ma faute… » disait-il sans pouvoir aller au-delà. Il est mort dix-sept heures après d’une crise cardiaque[1].

La dimension religieuse et le recours à la notion de pardon pourraient-ils avoir des répercussions politiques ? Au Rwanda, de 1996 à 2006, 146 000 aveux de participation au génocide auraient été enregistrés dans les prisons et pour moitié sur les collines[2]. Si l’aveu et la demande de pardon apparaissent intimement liés, la frontière reste difficile à établir entre ce qui relève de la loi ou de la foi. Les détenus adhèrent-ils aux principes énoncés uniquement pour bénéficier des avantages de la loi (le plaider coupable et la promesse de relaxe) ou par conviction religieuse pour soulager leur conscience et obtenir le salut ? Dans certains cas, probablement un peu des deux, ou alors, tout simplement pour « se tirer d’affaire » et sortir de prison, à plus forte raison que la notion de pardon est communément associée à la suppression du châtiment. La volonté de « purifier son cœur », et plus encore la « peur de l’au-delà » reviennent comme des leitmotiv au cours des entretiens avec les détenus, certains leaders religieux les utilisent comme un moyen de pression.

Au Cambodge, lors du procès de Douch on retrouve cette ambiguïté et l’hybridation du religieux au politique et inversement. Converti au christianisme dans les années 1990, l’ancien responsable du centre de détention et d’exécution S-21 reconnaît l’essentiel de ses forfaits et la nature criminelle de l’idéologie qu’il servait. Contrairement aux quatre autres dirigeants khmers rouges dont le procès a débuté en juin 2011, le prêcheur évangéliste semble vouloir faire amende honorable. « J’ai tout sacrifié à la Révolution, avec sincérité. J’étais plutôt fier à cette époque. Aujourd’hui, avec le recul, cela me fait frémir et le fait que j’ai tué plus de douze mille personnes est une honte ». Hier, il extorquait des aveux par la torture, à présent il avoue… Si au moment de la chute du régime il avait brulé les archives de S-21 aurait-il ainsi parlé ? Dans un ouvrage récent et saisissant, Thierry Cruvellier[3] scrute ce procès unique : « Douch est le premier accusé qui plaide coupable, reconnaît ses crimes, réfléchit et parle ». Le 26 juillet 2010, condamné à trente ans d’emprisonnement, il conteste aussitôt sa peine. Le mystère demeure au cœur d’un imbroglio politico-éthico-religieux.

 

Benoît Guillou

Membre de Justice et Paix

Rédacteur en chef de la Chronique d’Amnesty International

[1] Gitta Sereny, Au fond des ténèbres, Paris, Denoël, 2007.

[2] International Justice tribune, « La facture sociale des aveux », Lettre d’information, 8 mai 2006.

[3] Thierry Cruvellier, Le maître des aveux, Paris, Gallimard, 2011.

Trois ouvrages de personnes engagées qui, de manière différente, évoquent un parcours, témoignent d’une expérience et nous convient à la réflexion.

Une raison particulière de nous intéresser à ces 3 livres : les auteurs ont été ou sont encore proches de Justice et Paix France.

 Guy Aurenche, Le souffle d’une vie. Quarante ans de combat pour une terre solidaire, Albin Michel

Elena Lasida, Le goût de l’autre. La crise, une chance pour réinventer le lien, Albin Michel

René Valette, Le goût d’un monde solidaire. L’engagement d’un chrétien, Editions de l’Atelier

Guy Aurenche évoque, dans une première partie de son livre, les repères de son existence, qu’il place sous l’égide d’Albert Camus : « empêcher que le monde ne se défasse » et dans l’esprit du concile Vatican II, à condition d’en approfondir la dimension spirituelle.

Son choix de la profession d’avocat relève d’un souci à la fois spirituel et social. Président du Centre St Yves en 1966 – centre des étudiants catholiques de la Faculté de droit de Paris -, il vit les événements de mai 1968 comme une révolution spirituelle. Il décrit, après son mariage avec Blandine en 1970, une expérience réussie de vie communautaire avec une autre famille durant 7 ans.

En même temps, les années de responsabilité à l’ACAT, dont il est le président de 1975 à 1983, ont changé sa vie, et il s’engage à fond dans ce combat contre la torture, dont les militants agissent dans la prière et se perçoivent comme des « briseurs de solitude ».

Il mentionne aussi, à partir de 1990, le groupe « Paroles » qui veut instaurer des débats dans l’Eglise.

La seconde partie du livre, intitulée « Chemins du CCFD pour une Terre solidaire » rappelle comment, en 2008, Guy Aurenche, mettant fin à son activité d’avocat, se voit proposer par René Valette, qui avait été président du CCFD, de poser sa candidature à cette fonction. Son élection l’engage donc dans une nouvelle voie, celle de la promotion du développement, ce qui l’amène à présenter les grands axes de l’action du CCFD.

Le lecteur retrouvera aussi, dans cet ouvrage, le souhait de l’auteur en faveur d’un nouveau dynamisme des droits de l’Homme. Tout en évoquant les affaires Astiz et Aussaresses, il décrit avec précision ce que pourrait être une intelligente pédagogie de ces droits.

Revenant, à la fin de son livre, sur la Parole de Dieu, Guy Aurenche appelle l’Eglise à « se mettre en appétit de l’autre », réhabilite la charité en actes qui permet de rencontrer le plus pauvre et encourage l‘engagement des chrétiens dans la cité.

Qui a eu le privilège de travailler avec l’auteur reconnaît ici le souffle d’engagement et de générosité qui parcourt cet ouvrage.

 

René Valette, pour sa part, se défend d’avoir écrit une autobiographie, un livre de spiritualité ou un programme pour l’avenir.

Après avoir retracé son itinéraire personnel, du café de ses parents à une chaire d’enseignement à l’Institut catholique de Lyon, et à la présidence du CCFD, il évoque une activité de conférencier, pour laquelle il a des dons évidents. A son avis, nombreux sont les chrétiens qui à l’heure actuelle, ont besoin d’approfondir ce qui fonde leur engagement pour la justice et la solidarité.

Dans un petit parcours biblique, l’auteur rappelle que Dieu associe l’homme à l’œuvre de création et, à travers le récit d’Emmaüs, il souligne la nécessité de savoir reconnaître la présence du Christ dans le visage de l’autre. Il présente ensuite les éclairages, trop mal connus des chrétiens, que propose l’enseignement social de l’Eglise. Il ne s’agit pas d’un système, d’une idéologie, ni d’un modèle économique. Mais la destination universelle des biens, l’option préférentielle pour les pauvres (en précisant qu’il y a bien des formes de pauvreté), la pratique de la justice et de la solidarité, sans oublier la subsidiarité, méritent d’être prises en considération.

René Valette, qui souhaite encourager le lecteur à s’informer et à s’engager, termine son livre par une belle réflexion sur l’Offertoire de la messe.

 

Elena Lasida présente son ouvrage comme une tentative de revisiter l’économie, de la percevoir moins comme créatrice de biens que comme créatrice de liens.

La construction des 10 chapitres adopte un même schéma : l’auteur part d’une expérience personnelle, qui met en évidence un paradoxe qu’elle relie à une pratique ou à une théorie économique, et dont elle cherche une résonance dans un récit biblique.

Ainsi de l’économie, comprise comme une expérience de vie, une traversée  marquée par la rencontre de la limite et du manque. L’accueil de l’incertitude et de la limite est illustré par la Résurrection, traversée de la mort qui fait émerger du radicalement nouveau.

L’économie doit aussi permettre à chacun de mettre en œuvre ses capacités créatrices, et le développement durable permet de reconsidérer la notion de création dans le domaine économique.

Lieu de relation, l’économie selon Adam Smith (à ne pas voir seulement comme le partisan du marché, père du libéralisme économique) met en scène la contradiction de l’être humain : à travers finance éthique, commerce équitable, AMAP, régies de quartier, l’économie solidaire devrait permettre de tisser une interdépendance entre les hommes.

L’auteur enchaîne sur l’idée que l’économie doit susciter  l’alliance, qui implique un accueil de l’imprévisible ; elle l’oppose au contrat qui enferme dans des termes  prévus. L’alliance de Dieu avec Noé après le Déluge rend l’homme coresponsable de  la Création. Le développement durable pourrait être pensé sur le mode de l’alliance.

Cherchant dans l’économie une promesse, Elena Lasida fait état d’expériences  consistant, notamment par le biais du jeu de rôles et du théâtre-forum, à penser la pauvreté non pas pour, mais avec des pauvres. Elle évoque à ce sujet l’expérience intéressante d’un colloque, « figures et représentations de la pauvreté » organisé à l’Institut Catholique en 2009. Il réunissait un groupe mixte de doctorants de l’Université et de travailleurs d’une entreprise d’insertion. Les victimes de la pauvreté ont alors été consultées comme experts et non comme témoins.  Il s’agit, dans cette expérience, de chercher la richesse potentielle de la personne plutôt que son manque à combler et de se mettre en marche, comme Moïse.

L’économie peut enfin être un lieu d’utopie, comme le démontre l’exemple de religieuses du Niger et du Burkina Faso dont les congrégations, soutenues auparavant par celles des pays riches, se retrouvent avec des caisses vides. Elles décident alors de chercher de nouvelles ressources locales en mobilisant la population, ainsi que d’autres congrégations.

Enfin, la crise actuelle ne peut-elle pas constituer le moment opportun, un temps favorable pour faire émerger du radicalement nouveau, la fragilité du modèle économique dominant pouvant être vue comme une fêlure laissant passer l’inattendu ?

 

Ardent plaidoyer pour l’économie solidaire et ses multiples aspects, ce livre veut convaincre le lecteur de son importance cruciale. Peut-on, cependant, de la description d’expériences d’une économie solidaire encore marginale, passer à des jugements sur l’ensemble de la vie économique ? Elena Lasida veut croire à « la marge qui déplace le centre ».

Mais la puissante originalité de la démarche réside aussi dans les récits très vivants puisés pour la plupart dans l’expérience de l’auteur et dans le recours à des commentaires bibliques qui suscitent un intérêt constant.