Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Appel des présidents de sept organisations chrétiennes aux Français qui vont voter

 La crise est là, partout, sur toutes les lèvres et fait la une de tous les médias.  La société française est fragilisée ; pire encore, elle risque de se briser parce qu’une partie croissante de ses membres bascule dans la précarité et la misère.

 

Pouvons-nous  plus longtemps tolérer l’intolérable ?

 

Tous les Français seraient gravement touchés si à force de laisser-faire, à force de se réfugier derrière les fatalités trop souvent évoquées que sont devenus le marché, la croissance ou plus généralement l’état du système financier mondial, ils s’accommodaient de ce scandale.

L’actuelle campagne présidentielle est inquiétante. Un catalogue de mesures, quelle que soit leur opportunité, ne peut se substituer à l’élaboration de projets  et de  choix de société. Quelle société voulons-nous ?

Faut-il ne retenir que les seuls indicateurs macroéconomiques comme critères de ce qui est bon pour la France ? Faux-semblants, promesses non tenues, recours aux bouc-émissaires suscitent notre indignation. Nous en avons assez des « petites phrases » qui divisent et des formules qui clivent à des fins exclusivement électorales. Mais nous indigner ne suffit pas. Nous avons notre part de responsabilité dans les choix qui vont être faits.

Nous voulons que l’économie soit à la mesure de l’homme et non l’inverse. Nous voulons que l’honneur de notre pays et de nos institutions se traduise dans la lutte contre les exclusions.

 

Exclusion des plus pauvres

De plus en plus de Français,  malgré des revenus issus d’un emploi, n’arrivent plus aujourd’hui à vivre décemment.  Les plus démunis s’enfoncent, les plus modestes décrochent. Le chômage est là, tenace, durable.  Il s’accroît et affecte principalement les femmes et les jeunes.  Nombre d’entre eux sont en situation de détresse économique,  sociale et familiale.   L’accès des jeunes à l’autonomie est de plus en plus difficile : 25% des sans -domicile fixe sont des jeunes de 18 à 24 ans. 15% de la population   française ne se soigne pas faute de moyens. C’est une atteinte à la dignité humaine.

 

…des mal  logés

3 600 000 Français vivent dans une situation aigüe de mal logement – 665 000 personnes sont privées de domicile personnel, dont 113 000 sans domicile fixe. Le logement est devenu une source majeure d’exclusion  et un facteur aggravant des injustices et des inégalités.

 

…des personnes seules

La solitude s’installe chez un tiers de nos concitoyens, sans que notre société accorde une attention suffisante à la pauvreté de l’homme qui n’existe pour personne. Cette solitude pesante touche notamment les personnes âgées, les femmes et les jeunes. Le plus souvent cachée et masquée, elle est un déni de cette fraternité qui est au fondement de notre République. En ce domaine, chacun peut pourtant faire quelque chose.

 

…des personnes souffrantes et fragiles

Face aux fragilités et souffrances humaines, nous avons une responsabilité vis-à-vis des plus vulnérables, ceux également dont on décidera peut-être un jour que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

…des migrants et des étrangers

Il est urgent de respecter les droits des migrants et de leurs familles, premières victimes d’un monde qui cherche ses équilibres.L’autre, l’étranger, doit être considéré non comme un  fardeau aux marges de la société, exploitable et exploité, mais comme un être humain qui prend  part à la vie de la Cité. L’hospitalité n’est pas synonyme d’aide ou de charité. Elle signifie accueil de l’autre dans le respect des principes fondamentaux du vivre-ensemble. En particulier, les pouvoirs publics ont le devoir d’accueillir et de protéger les enfants migrants livrés souvent aux mains de réseaux.

 

Au-delà de la France : refus des échanges inégaux

De l’autre côté de la planète, des émeutesde la faim éclatent. Des paysans africains et sud-américains luttent pour ne pas être dépossédés de leurs terres. Les multinationales réalisent des profits grandissants au détriment des populations  privées de ressources précieuses. Il est urgent de les mettre face à leurs responsabilités. Urgent de combattre sans merci l’évasion fiscale et d’en finir avec les territoires de non-droit. Urgent de réguler les marchés agricoles et financiers. Se nourrir est un droit: il ne doit pas être soumis à des spéculations boursières ou autres.

 

Nos responsabilités – Tout ne dépend pas de l’Etat

Si les grandes orientations politiques dépendent de l’Etat, elles dépendent tout autant de nos pratiques ordinaires. Nos propres manières de vivre  ont des conséquences économiques, sociales et écologiques. Nous devons faire des choix en matière d’éducation (scolarité, vie de famille, tiers lieux éducatifs) pour construire un monde  accueillant aux nouvelles générations.

Eduquer à la sobriété, à la solidarité, à la justice sociale, à la préservation de l’environnement, à la compréhension de la nature et de ses écosystèmes est aujourd’hui un enjeu majeur de société.

Se laisser toucher par les pauvretés et les injustices sociales et économiques,  nationales et internationales, ne relève pas simplement de l’émotion d’un moment ni d’un don financier passager, mais doit nous pousser aussi à un engagement personnel et à des choix et des décisions relevant du politique.

 

 « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… »

« J’étais un étranger et vous m’avez accueilli »…

Pour nous, chrétiens, ces paroles du Christ (Matthieu 25) éclairent nos choix, pas seulement en temps d’élections. Avec tous les croyants et incroyants qui désirent la justice, nous refusons de tolérer l’intolérable.

 

Ensemble nous pouvons construire une société solidaire.

 

Cet appel, à l’initiative de Confrontations, association d’Intellectuels Chrétiens, est lancé par les sept présidents des organisations suivantes :

Guy Aurenche/CCFD-Terre Solidaire, Bruno Dardelet / Société de Saint-Vincent-de-Paul, Françoise Parmentier/Confrontations AIC, Patrick Peugeot/Cimade, François Soulage/ Secours Catholique, Gilles Vermot-Desroches / Scouts et Guides de France, Denis Viénot/ Chrétiens en forum.

 

***

 

Lors de la soirée de présentation de cet appel, le 12 avril 2012 au Temple de l’Etoile à Paris, chaque président est intervenu. Celui de Chrétiens en forum a expliqué le tour de France sur les enjeux des élections présidentielles organisé par cette association depuis un an : des débats avec 1.600 participants dans une quinzaine de villes, avec une vingtaine d’associations partenaires, avec une quinzaine de conférenciers catholiques, protestants et orthodoxes. Trois thèmes se détachent.

 

Premier thème : l’économie, la finance, la fiscalité.

Les chrétiens sociaux, qui sont d’ordinaire des gens modérés, font preuve d’une vigueur inhabituelle dans leur condamnation du système financier.

Les participants considèrent que la finance doit servir l’économie qui doit être dominée par le politique. Or c’est l’inverse que l’on constate : il faut donc remettre de l’ordre.

Le mode de vie actuel pousse au gaspillage. On rejoint là la préoccupation écologiqueet le respect dû à la terre : la machine économique doit produire de l’essentiel, pas du superflu. Du durable, non du jetable. « Une culture de la frugalité doit émerger ».

Ainsi la recherche de croissance doit être ordonnée à la vie sociale, plutôt que de fonctionner comme une mécanique d’accaparement.

  • Le pouvoir exorbitant des agences de notation, par exemple, échappe à tout contrôle démocratique, bien qu’il agisse directement sur la vie des populations.
  • La persistance du chômage, particulièrement des jeunes, démontre que l’économie fonctionne plutôt comme une mécanique d’accaparement. L’existence même des paradis fiscaux, la tolérance d’inégalités massives de revenus sont des symptômes d’épidémies.

La fiscalité apparait comme l’outil le plus adéquat pour rééquilibrer le système, où les valeurs de justice et de démocratie doivent trouver leur place.

Enfin, la crise actuelle offre aussi une chance en posant à l’Europe – nous avons organisé un colloque aux Bernardins sur la question européenne –  la question du sens de son développement, et l’accule à une réflexion salutaire.

 

Deuxième thème : la vie politique.

L’échelon politique est clairement perçu comme le pivot légitime de l’organisation de la vie en société. Mais, dépossédé de son pouvoir, il doit reprendre la main, y compris au niveau européen.

Ce souhait se heurte cependant à deux réalités :

  • Les conditions d’expression de la démocratie sont mauvaises actuellement, car la classe politique confisque le débat. Il faut promouvoir le débat démocratique à nouveaux frais, en le dotant d’une éthique, afin d’éviter son dévoiement.
  • Le personnel politique actuel semble indigne des charges qu’il exerce ou brigue. On attend du futur Président une certaine irréprochabilité, une capacité à rassembler sur un projet d’avenir et sur notre héritage commun, tout en instaurant une dimension de fraternité dans sa manière de gouverner.

Partout est soulignée la nécessité de promouvoir le débat démocratique en lui donnant une éthique : il devrait être digne, serein, respectueux, humble, lucide. Il suppose une véritable éducation à la démocratie, au sens du bien commun.

 

Troisième thème : la question sociale :

Les chrétiens rencontrés situent leur action dans un combat pour la justice, et d’abord  pour la dignité humaine.

Le politique doit favoriser:

  • un tissu associatif dense, connecté et mis en réseau, tout en veillant à son caractère réellement démocratique, sans despotisme ni confiscation de pouvoir.
  • une priorité à la construction d’une Europe sociale.
  • une vraie politique d’habitat, socle de l’intégration à un lieu, qui est bien autre chose que l’hébergement (vivre chez quelqu’un d’autre) ou le logement (avoir un toit).
  • une politique éducative ambitieuse, par laquelle tout commence, et qui doit faire une place plus large à l’éducation au civisme, au sens de l’engagement, aux valeurs universelles.

 

Dans une société où les inégalités augmentent, l’importance du partage et de la solidarité s’accroit.

Mais au-delà des aspects matériels, c’est de fraternité qu’a soif notre société. La fraternité peut réaliser une intégration sociale authentique et respectueuse de chacun.

 

Les regards de quatre journalistes.

Ces apports furent proposés à des journalistes, lors d’une réunion à Paris fin mars.

Sophie de Ravinel, journaliste au Figaro relève le sentiment d’impuissance des jeunes. Elle a été frappée par les constats : partout on remarque que notre société exclut sa jeunesse. En se comportant ainsi, elle la pousse à l’individualisme et se condamne. Faute d’un bon accès à l’emploi, ou de salaires décents, nous admettons collectivement que les jeunes ratent leur départ dans la vie adulte, ou l’entament de manière inique. Nous admettons pareillement qu’ils n’aient pas la parole et finissons même par considérer comme normal qu’ils n’aient pas accès au logement.

 

Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques affirme d’entrée que la crise n’est pas une chance, qu’elle est une menace. Face à des propos judéo-chrétiens parfois un peu auto flagellants, il n’est pas inutile d’entendre cela !

 

Jérôme Anciberro, rédacteur en chef de Témoignage chrétien note que la question de l’identité est peu présente. Il montre que le problème des populations dites immigrées est d’être d’anciens immigrés que l’on renvoie à leurs identités étrangères, que l’on maintient étrangers, dont on affaiblit ainsi les processus d’intégration.

 

François Ernenwein, rédacteur en chef de La Croix insiste sur la place du politique. Le politique, ce n’est pas que l’Etat. Il faut réactiver l’éthique de la discussion, faire place aux syndicats, aux associations, aux corps intermédiaires.

Il faut associer les corps intermédiaires à l’évolution démocratique effective, à l’évolution des relations sociales dans l’entreprise.

Il faut le faire en enrayant les logiques d’exclusion sociale qui caractérisent les fonctionnements ordinaires de nos démocraties. (Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Seuil, Paris, 2008).

 

En démocratie la participation doit être pratique,

  • dans l’exercice d’un pouvoir critique, d’évaluation, de contestation, la « contre-démocratie » de Pierre Rosanvallon,
  • dans une participation organisée et institutionnalisée.

Du Cauchemar de Darwin au Syndrome du Titanic, d’Inside Job à Solutions locales pour un désordre global,  nombreux sont les documentaires qui ont attiré notre attention, ces dernières années, sur les manifestations et les effets d’une crise planétaire et multiforme.

Nous traversons une crise économique, écologique, sociale ; c’est aussi une crise morale et spirituelle. Face au creusement des inégalités, nous  semblons nous laisser aller au gré des repères mouvants qui s’imposent à nous. Une accoutumance aux injustices dont Benoit XVI nous a rappelé la gravité: « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. Prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. Tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. » (Caritas in Veritate, n°75) Cette crise du sens est une crise des valeurs : non pas parce que nous n’en aurions plus, mais parce que nous  ne savons plus comment les mobiliser, les ordonner, les traduire en actes, les vivre.

Remarquons tout d’abord l’ambiguïté de la notion de valeur : créer de la valeur est devenu synonyme, dans les entreprises, d’une création de richesse monétaire équivalente au retour sur investissement le plus élevé possible pour les actionnaires.  Par ailleurs, la mobilisation des valeurs peut aller de pair avec une perspective individualiste et autocentrée, et peut servir à justifier des comportements n’ayant aucune référence à une  visée éthique: je choisis cela, je fais telle dépense, j’ai telle activité, « parce que je le vaux bien ! » Si la valeur est ce à quoi j’accorde de l’importance, du prix, du poids, une valeur ne vaut, « éthiquement » parlant, que si elle est orientée dans une certaine direction – vers le bien commun, vers la dignité reconnue de chacun.

Par ailleurs, les valeurs, dans l’existence humaine, n’existent pas indépendamment les unes des autres. Le grand défi, c’est de les conjuguer sans faire le sacrifice d’aucune d’entre elles , mais en en disposant en vue d’une fin qui est celle du développement de tous. Comme le souligne Simone Weil, le grand enjeu est bien celui d’une forme de détachement à vivre, à l’égard de toutes les valeurs comme des idoles possibles, de façon à s’engager pleinement dans une vie d’équilibre instable, mais pleine de sens, orientée vers la construction de sociétés justes.

Dans ce cadre, et en pleine période électorale, revisitons nos valeurs républicaines et chrétiennes : liberté, égalité, fraternité.

  • La liberté pourrait être redécouverte comme autonomie et créativité relationnelles et responsabilité élargie à l’égard des conséquences de chacun de nos choix sur nos écosystèmes naturels et humains.
  • L’égalité pourrait être la lutte passionnée contre les inégalités injustes qui détruisent le tissu social et créent des ghettos.
  • La fraternité pourrait être la culture inventive de l’amour et de la solidarité vis-à-vis des prochains proches et lointains.

Ce sont les conditions d’une démocratie vivante qui sont entre nos mains. Rappelons que tous les droits sociaux que nous considérons comme acquis et comme dus ont fait l’objet d’actions collectives. Les Evêques de France ont proposé des critères pour les élections et pour instaurer une dynamique citoyenne [1]: défense de la vie et du plus vulnérable, recherche d’une économie juste et durable, éducation des jeunes et apprentissage d’un vivre-ensemble dans des sociétés plurielles, modification de nos modes de vie.

Saurons-nous, loin des étiquettes  convenues, laisser l’Esprit nous souffler les choix prophétiques à faire,  pour la mise en œuvre d’un grand plan de transition écologique et énergétique, pour vivre une  « tempérance solidaire »?

REPERES

 

Simone Weil sur la notion de valeur ; les défis du double mouvement du détachement et de l’enracinement

« La valeur est quelque chose qui a rapport non seulement à la connaissance, mais à la sensibilité et à l’action ; il n’y a pas de réflexion philosophique sans une transformation essentielle dans la sensibilité et dans la pratique de la vie, transformation qui a une égale portée à l’égard des circonstances les plus ordinaires et les plus tragiques de la vie. La valeur n’étant qu’une orientation de l’âme, poser une valeur et s’orienter vers elle ne sont qu’une seule et même chose. … La pensée détachée a pour objet l’établissement d’une hiérarchie vraie entre les valeurs, toutes les valeurs ; elle a pour objet une manière de vivre, une meilleure vie, non pas ailleurs, mais en ce monde et tout de suite, car les valeurs mises en ordre sont des valeurs de ce monde.»

Simone Weil, Quelques réflexions autour de la notion de valeur, Œuvres, Quarto Gallimard, p.121-123-124.

[1] Cf. Conférence des évêques de France, « Elections : un vote pour quelle société ? », message du conseil permanent à l’approche des élections, octobre 2011,  http://www.eglise.catholique.fr/getFile.php?ID=18950

Ces crises bouleversent notre économie et notre conception du vivre ensemble. Elles mettent en lumière la perte d’un certain nombre d’avantages, acquis par des luttes qui ont marqué tout le XXème siècle : il s’agit de tout un ensemble de droits fondamentaux que personne ne veut perdre et qui détermine le modèle français de nos relations sociales.

L’expérience ou la perspective de ces pertes suscite le repli sur soi, la défense de ses intérêts personnels ou corporatistes. La nostalgie du passé provoque alors la naissance d’un réflexe de défense. Ce fut le cas du mouvement créé par Pierre Poujade dans les années cinquante pour la Défense des Commerçants et Artisans (UDCA). Il donna naissance au populisme de droite dont certains leaders extrémistes d’aujourd’hui sont issus ; tandis que le populisme de gauche s’inspirerait de 1968.

De droite comme de gauche, le populisme est une combinaison de colères. Il se présente comme un « nationalisme d’humeur » selon l’expression de René Rémond et s’inscrit dans l’échiquier politique comme un mouvement de protestation.

De droite comme de gauche, les populismes se retrouvent dans une critique agressive des responsables politiques en place et fédèrent les personnes qui se considèrent comme les victimes d’injustices quelles qu’elles soient. C’est ainsi que l’on peut trouver parmi les adeptes de tels mouvements, des riches qui s’estiment lésés par le fisc et des travailleurs pauvres qui ne peuvent vivre du salaire reçu. On trouve côte à côte ceux qui se plaignent, quel que soit le type de leur plainte.

La vision sociale du populisme est de ce fait très simplifiée. Elle est binaire. Il n’existe qu’un peuple… un peuple indifférencié. Le « peuple de France ». La dominante du populisme est qu’il n’existe pas de groupes sociaux en interaction qui pourraient faire valoir des priorités, des choix différents qu’il conviendrait d’arbitrer en faveur de tel ou tel groupe plus défavorisé. Le populisme surfe sur la souffrance et l’inquiétude de personnes en situation de précarité ou insécurisées pour leur avenir immédiat. A leur égard fusent des promesses dont l’énoncé laisse apparaître un grand dynamisme. Le travail de communication des leaders populistes est intense. Il s’accompagne d’une grande mise en scène qui provoque l’empathie. L’ironie utilisée dans une rhétorique outrancière donne déjà le sentiment de la victoire.

La revendication principale du populisme conduit à proposer une démocratie directe et référendaire. Le manque de rigueur ou l’utopie des propositions est compensé par une contestation systématique des gouvernements. Leurs représentants sont disqualifiés. Ils se présentent comme de prétendues élites mais sont un ramassis d’incompétents et de corrompus. L’establishment et la classe politique en place sont stigmatisés et vilipendés ; qu’il s’agisse de personnes individuelles, d’entreprises, de banques, de corps d’Etat. Seul un chef charismatique et visionnaire peut entrainer le peuple vers un chemin de salut. Il y a à son égard une projection identitaire et son autorité apparait incontestable. Ce leader s’exprime et décide avec une grande liberté puisque personne ne lui demande de comptes. Mais ceux qui l’écoutent ont le sentiment d’être enfin entendus et par là, il conduit à l’adhésion.

Le populisme actuel, de droite comme de gauche, se manifeste dans toute l’Europe. Ce n’est pas un phénomène exclusivement français. Cependant, là où il apparaît, ce mouvement développe un repli identitaire sur des valeurs qui permettent de se penser supérieur à tous les autres. Ce qui est défendu est non négociable : le territoire comme patrimoine matériel et tous les attributs de la souveraineté (entre autres la monnaie), et le patrimoine immatériel (la culture, le mode de vie, la langue, la religion). Selon l’insistance sur l’un ou l’autre point, et malgré les dénégations, ces Mouvements glissent vers le renforcement des frontières, la xénophobie, l’exclusion de celui qui est différent, l’étranger. La violence verbale, et de plus en plus physique, est entrée en politique par ceux qui promeuvent ces courants, ce dont ils ne veulent peut-être pas, mais ce dont ils ne parviennent pas à maîtriser les débordements et les conséquences.

A des degrés divers, le Front National et le Front de gauche, courants populistes d’aujourd’hui, se sont engagés sur des voies semblables à celles-ci. Ils revendiquent cependant l’un et l’autre une volonté démocratique selon les règles actuelles de notre pays. C’est la voie choisie par pour se dés-extrémiser et s’affranchir de toute diabolisation. On peut, bien sûr, s’en réjouir. Mais il serait heureux de franchir encore d’autres pas. Celui de l’alliance et de la collaboration serait essentiel. De ce point de vue, l’un et l’autre se distinguent ; le Front de gauche étant déjà en lui-même constitué d’entités différentes. En revanche, il semble encore difficile au Front National de composer en son sein avec des courants divers qu’il ne maîtrise que par l’exclusion.
La pratique démocratique du consensus pour s’entendre avec qui n’est pas du même avis quant aux priorités et aux choix possibles, est l’art premier de la politique pour qui veut gouverner une nation de plus en plus bigarrée et transnationale. Sans cette visée, il ne sera pas possible de construire un avenir commun. Seuls demeurerait alors le retour en arrière de l’histoire ou l’exclusion, autant de « déconstructions » qui ne seraient possibles que dans une violence accrue.

Pour nous chrétiens, la logique de l’Evangile et de la foi est une logique de communion et d’inclusion. C’est le seul chemin du vivre ensemble. Il a un coût. L’interdépendance généralisée qui est notre condition d’existence aujourd’hui, au sein d’une même nation comme à l’extérieur, nous invite à le payer quel qu’en soit le prix. Vivre ensemble l’emportera-t-il sur le prix à payer ? Cela supposera que nous acceptions que le peuple dont on prétend vouloir le bien, soit conduit au réalisme du possible et ne soit pas trompé par la promesse du meilleur des mondes demain matin.