Le pacte européen pour les migrations et l’asile à l’épreuve des éléctions

Le Pacte européen sur les migrations et l’asile, proposé par la Commission européenne en octobre 2020, a pour objet d’ordonner les flux migratoires vers l’Union européenne pour en quelque sorte les normaliser en sortant d’un régime de « crises » continuelles. Ce faisant il tente de contrecarrer l’argumentaire des partis d’extrême droite qui ont fait de « l’Europe passoire » leur fonds de commerce. Comment apprécier cet immense « paquet législatif » ? On évoquera d’abord les tendances de fond des migrations européennes en se concentrant sur leur aspect le plus critique, celui des entrées irrégulières. On comprendra alors la logique de ce Pacte complexe, adopté après plus de trois années de laborieuses négociations et l’on pourra mieux apprécier ses forces et ses faiblesses.

La démographie n’est pas seule en cause
Les Nations-Unies et l’OCDE signalent depuis plusieurs années une accentuation de la tendance mondiale aux migrations. Au cours des 25 dernières années, le nombre des migrants[1] dans le monde s’est accru d’environ 2,5 % par an pour représenter au total 3 % de la population mondiale en 2020. Les transferts sud-nord sont les plus intenses conduisant à ce qu’aujourd’hui la population migrante représente environ 10 % de la population totale, dans l’Union européenne comme dans le reste de l’OCDE. Pour l’UE et pour la France en particulier, cela signifie un accroissement notable de la part des migrants de l’ordre de 2 points en un quart de siècle. Autrement dit, la perception d’un accroissement de la diversité culturelle en Europe n’est pas imaginaire.

Le commerce international, le progrès technique avec la baisse relative des couts de transports, l’élévation des niveaux d’éducation et de revenus, les différentiels démographiques entre régions vieillissantes et jeunes, enfin les migrations forcées provoquées par les conflits armés et les catastrophes climatiques ou naturelles constituent les facteurs généralement avancés pour expliquer l’accroissement des migrations. Si les deux premiers tendent à se stabiliser ou à se réduire, les trois suivants et particulièrement le mouvement démographique continueront de jouer un rôle pour entretenir une mobilité spontanée importante. Cela vaut pour l’Union européenne où le déficit des naissances par rapport aux décès est nettement négatif depuis 2013. Indépendamment de la crise syrienne des réfugiés en 2014, l’émigration d’origine extérieure vers l’UE a déjà commencé d’augmenter dans la décennie 2000. Elle s’est amplifiée au cours de la dernière décennie, alors que parallèlement l’excédent naturel de population chutait de +0,4 pour mille en 2001 à -2,5 pour mille en 2020. Mais la démographie et les besoins structurels du marché du travail européen ne sont pas seuls en cause. La reprise marquée des demandes d’asile enregistrées au sein de l’UE après la crise du COVID en 2020 laisse craindre que la montée des régimes autoritaires dans le « grand sud » ne soit aussi en elle-même un facteur d’accroissement des migrations y compris vers l’UE[2].

L’espace européen commun de l’asile sous forte tension

 

Le graphique illustre les tensions auxquelles « l’Espace européen commun de l’asile »[3] est soumis depuis 2015. On y observe d’abord que le nombre des primo demandeurs d’asile qui semblait se stabiliser a nettement rebondi au cours des deux dernières années, porté par un nombre lui aussi croissant des entrées irrégulières essentiellement transméditerranéennes. Une partie seulement de ces demandes se voit reconnaître un droit à la protection de l’ordre de 52 % en moyenne[4]. Les demandes rejetées correspondent à situation de nécessité que l’on qualifie parfois d’économiques, en clair : fuir la misère ou simplement chercher une vie meilleure. Or une faible partie seulement des personnes dépourvues d’autorisation de séjour retournent, volontairement ou non, dans leur pays d’origine. Les autres rejoignent au sein de l’UE les économies parallèles, ce qui n’est favorable ni à leur intégration sur le marché du travail, ni au climat social et politique des régions ou des villes qui les « accueillent ». À cette défaillance globale s’ajoute un dysfonctionnement dans le mécanisme de répartition de la charge de l’asile entre les États membres. Conçus dans une époque où le nombre annuel des entrées irrégulières n’excédait pas quelques dizaines de milliers, le règlement de Dublin[5] était supportable par les pays de première entrée qui en assumait la charge principale. Avec un nombre beaucoup plus élevé, ces pays ont en partie « jeté l’éponge » dénonçant une solidarité insuffisante des pays de seconde ligne.

Les partis populistes n’ont pas eu de difficulté à dramatiser à outrance cette situation qui apparaît à une majorité de citoyens européens comme désordonnée et déstabilisante et ce d’autant plus qu’un petit nombre d’États européens portent de fait la charge de l’accueil des demandeurs d’asile. À cela s’est ajouté pour certains de ces pays depuis 2022 des populations ukrainiennes qui bénéficient d’une « Protection temporaire » équivalente à l’asile. Il serait exagéré d’établir une correspondance systématique entre migrations et montée de l’extrême droite en général. En revanche, il est impossible de ne pas voir dans des pays tels que l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Suède, les Pays-Bas, la France une relation directe entre l’émergence spectaculaire de ces partis dans la vie nationale depuis 5 ans ou plus encore et les questions sociales que soulève la montée en charge très rapide des dispositifs d’accueil et d’intégration.

Le Pacte européen pour les migrations et l’asile : mieux lier responsabilité et solidarité
La philosophie du Pacte migratoire européen proposé fin 2020 par la Commission européenne est simple. Il s’agit d’abord d’organiser une solidarité prévisible, définie à l’avance avec les États de première ligne dans toutes les circonstances où leur capacité « normale » d’accueil est mise en danger. La solidarité est obligatoire, mais flexible. Elle doit s’accomplir de préférence au moyen de « relocalisations »[6] sinon par une contribution financière recueillie et redistribuée par l’UE. Le soutien financier de l’UE est acquis aux pays de première entrée. En second lieu, pour réduire a priori la charge de l’accueil, une « procédure aux frontières extérieures » est mise en place comportant un système de filtrage, pour déceler précocement les demandes infondées et rendre plus efficaces les retours. En échange de ces dispositions, solidarité et prévention, les pays de première entrée assument la responsabilité effective des contrôles et le cas échéant de l’instruction de l’asile[7].

Il aura fallu sept présidences de l’UE, trois années de négociations, l’investissement d’une quinzaine de rapporteurs au Parlement européen pour parvenir à un accord in extremis à la fin de 2023 sur l’ensemble du Pacte, accord qui devrait finalement être ratifié par le Parlement européen en avril 2024. Pourquoi une telle difficulté à conclure ? Une partie des États membres, singulièrement les États rentrés dans l’UE depuis 2004 et qui n’ont pas de tradition d’accueil de réfugiés, refusaient toute forme de solidarité. Mais la raison principale de la difficulté tenait à la réticence des pays de la coalition centrale à s’engager dans un processus de relocalisation solidaire, alors qu’ils sont eux-mêmes travaillés par une opinion publique estimant que les migrants sont déjà trop nombreux. Pour les satisfaire, il aura fallu alourdir les contrôles, durcir les critères de recevabilité des demandes, diminuer les délais des recours, et d’une manière générale diminuer les garanties d’accès aux protections, tout en restant compatibles avec les Traités internationaux auxquels l’Union a souscrit.

Le Pacte, un optimum relatif, inachevé et fragile
Pour juger du résultat final, j’emprunterai au vocabulaire de l’algèbre. On se trouve en présence d’un « optimum local », c’est-à-dire d’une amélioration limitée par un réseau dense de contraintes.
Il s’agit d’une amélioration, car le Pacte devrait en principe mettre un terme aux querelles récurrentes entre les États de première ligne et les quelques États centraux qui assurent de fait l’essentiel de l’accueil des migrants. Il préserve aussi grosso-modo l’essentiel[8], à savoir le droit des personnes menacées dans leur vie par des conflits ou par l’oppression que subit leur communauté de venir sur le sol européen y demander l’asile. Rappelons que depuis 2015, l’espace européen commun de l’asile a accordé une protection à près de 3,5 millions de personnes auxquelles se sont ajoutées depuis 2022, près de 4 millions d’Ukrainiens et que chaque année en moyenne près de 700 000 nouvelles demandes d’asile sont instruites…
Cette amélioration se paie, il est vrai, du risque d’un recul de l’accès aux protections élémentaires, du maintien de situations indignes dans des lieux de rétention, si les ressources humaines nécessaires, par exemple dans les lieux de contrôle aux frontières n’étaient pas en place. D’ores et déjà, les principales organisations gouvernementales proche des migrants et des réfugiés, les Églises et en particulier la COMECE ont exprimé à ce sujet leurs vives inquiétudes.

C’est une amélioration inachevée. Pour les spécialistes et chercheurs des questions de migrations européennes la stratégie de l’Union européenne pour la gestion des migrations à venir souffre de deux grandes lacunes. Elle ne dispose pas des outils d’une véritable régulation qui serait accordée aux besoins de son marché du travail. Une régulation supposerait une négociation avec les pays tiers et les diasporas d’une toute autre nature que l’actuelle « dimension extérieure » des migrations de l’UE qui repose essentiellement sur des mesures dissuasives. Elle ne se prolonge pas suffisamment sur une politique active d’intégration prenant en compte et les anxiétés des populations accueillantes et les responsabilités des migrants eux-mêmes. Mais, il faut le souligner, ces deux domaines, régulation et intégration, relèvent principalement des compétences nationales des États membres. Un grand chantier est ouvert qui relève plus de la coopération volontaire que de la législation : c’est donc une tâche éminemment politique.

Pour autant, en tant qu’amélioration limitée et incomplète, ce Pacte mérite absolument d’être défendu, ne serait-ce qu’en raison des choix dramatiques ˗externalisation complète de l’asile, dénonciation des conventions internationales, réduction drastique de l’immigration légale˗ que privilégient les courants populistes dont les espérances de gains de sièges au sein du Parlement européen ne laissent pas d’inquiéter. Voilà, parmi d’autres, une raison impérative de se rendre aux urnes le 9 juin prochain.

Le 12 mars 2024

[1] Selon la définition classique, une personne est qualifiée de « migrante » si elle vit ou si elle souhaite vivre durablement dans un pays qui n’est pas son pays de naissance.
[2] On n’aborde pas ici le thème des mouvements forcés d’origine climatique, dont il est attendu qu’elles deviennent plus importantes que celles qui découlent des conflits. Ces mouvements liés au climat toutefois sont en majorité des « déplacements » au sein d’un même pays.
[3] Depuis les années 90, la libre circulation est effective dans la majeure partie de l’UE (accords de Schengen). L’absence de contrôles aux frontières intérieures a eu pour corollaire la mise en pace d’un régime harmonisé des modalités d’octroi de l’asile comportant une règle déterminant quel pays doit prendre en charge une demande déposée dans l’UE (règlement dit de Dublin).
[4] En première instance ou après un recours, calcul impliquant toutes les formes de protection, l’asile au sens de la Convention de Genève comportant les droits les plus larges.
[5] Voir note 3.
[6] La relocalisation consiste dans le transfert d’une personne ou d’une famille depuis le pays de première entrée vers un pays de seconde ligne pour que leur demande d’asile y soit instruite et suivie.
[7] Les nouvelles règles reprennent en grande part les règles de Dublin existantes pour la détermination du « pays responsable ».
[8] Sous réserve de la notion nouvelle et contestée par la société civile de « Pays tiers sûr « qui permet dans certaines conditions le renvoi vers des pays extérieurs où les demandeurs d’asile auraient séjourné.