l’Europe face aux risques des populismes

L’Union européenne (UE) affronte aujourd’hui des défis nouveaux touchant à sa cohésion et à sa sécurité : gestion des flux de migrants et réfugiés, instabilité croissante du monde, affaiblissement du droit international face aux actions unilatérales des États, risques financiers.

Dans une telle situation, aggravée par le départ en cours du Royaume-Uni, il est essentiel que les pays de l’UE se dotent de politiques communes efficaces dans les domaines que leurs opinions publiques considèrent comme prioritaires : asile et immigration, politique extérieure et défense, renforcement de la zone euro.

Les attentes des Européens à l’égard de l’UE restent en général positives, comme le montre le sondage régulier « Eurobaromètre »[1], mais les questions nationales dominent toujours les débats politiques. Dans ces conditions, les progrès de la construction européenne ne peuvent venir que d’une convergence des évolutions politiques au sein des pays membres.

Or cette convergence est loin d’être toujours assurée, comme le montrent notamment les résultats des récentes élections législatives allemandes et italiennes : les débats tenus à ces occasions ont fait apparaître une nette préférence pour un traitement national des questions économiques, sociales et d’immigration, mais aussi une certaine défiance à l’égard des interventions européennes. Des partis populistes ont tiré profit de ce climat (extrême droite en Allemagne et en Italie et, dans ce dernier pays, développement d’un mouvement inclassable fondé sur le rejet du système politique existant). Inversement cependant, aucune force politique significative, même populiste, n’a plaidé dans ces deux pays pour une rupture complète avec l’UE. Les différents protagonistes du débat électoral pouvaient être parfois eurocritiques, ils étaient rarement eurosceptiques.

 

La nouvelle configuration politique du Bundestag : un frein aux efforts de relance français ?

En Allemagne, les élections du 24 septembre 2017 ont sensiblement affaibli les deux grands partis de gouvernement de centre droit (CDU-CSU : chrétiens-démocrates) et de centre gauche (SPD : sociaux-démocrates). La gauche radicale (Die Linke) et les Verts restent stables. Parmi les gagnants figure le Parti libéral (FDP) qui réussit à revenir au Bundestag, dont il avait été écarté en 2013 en raison d’un pourcentage de voix inférieur au seuil de 5 %. Autre vainqueur : l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), premier parti d’extrême droite à être représenté au Bundestag. Le succès de l’AfD s’explique en grande partie par le rejet, dans certaines couches de la population, de l’ouverture des frontières aux réfugiés, décidée par Angela Merkel en 2015-2016. Ce parti profite également d’une crainte (imaginaire) de perte d’identité devant l’immigration musulmane ; il a su jouer, notamment à l’Est, sur des difficultés d’adaptation aux transformations économiques globales.

Composition du 19e Bundestag (octobre 2017)

Groupe parlementaire Nombre de sièges
CDU-CSU 246
SPD 153
AfD (extrême droite) 92
FDP 80
Die Linke (gauche radicale) 69
Verts 67
Non-inscrits 2
Total des membres 709

Cette configuration politique a rendu difficile la constitution du gouvernement. Une coalition entre la CDU-CSU, les Libéraux et les Verts a d’abord été tentée. Cette tentative a échoué en raison de la crainte des Libéraux d’y perdre leur identité politique et de disparaître à nouveau du Bundestag. Il a donc fallu que la CDU-CSU et le SPD entreprennent une fois de plus de s’associer au sein d’une « grande coalition ». Un « contrat de gouvernement » n’a cependant pu être conclu entre ces forces que le 7 février 2018. Angela Merkel a alors été réélue chancelière ; le SPD s’est vu confier, comme sous la législature précédente, six ministères sur seize. Les finances et les affaires étrangères ont été attribuées à deux de ses membres : Olaf Scholz et Heiko Maas, la CDU détenant sept ministères et la CSU bavaroise, trois. La coalition CDU-CSU-SPD dispose toujours d’une majorité nette, mais moins forte que lors de la précédente législature. Les partis qui la composent sont en outre affaiblis : Angela Merkel, dont le mode de gouvernement est contesté, accomplit son dernier mandat. Le SPD est divisé entre deux courants : une aile droite, que les électeurs distinguent mal de « l’aile sociale » de la CDU, et une tendance de gauche, qui remet en cause la politique de réduction des coûts salariaux et de flexibilité du marché du travail, engagée en mars 2003 par Gerhard Schröder. Enfin, la CSU risque de perdre, lors des prochaines élections au parlement de Bavière, la majorité absolue qu’elle détient de manière quasi continue depuis le début des années 1960.

Bien que le programme du nouveau gouvernement fasse de la relance de la construction européenne une priorité, la relative fragilité des partis qui le composent ne permet pas d’attendre des initiatives particulièrement audacieuses. Angela Merkel et son vice-chancelier Olaf Scholz soutiendront les efforts d’Emmanuel Macron, mais en s’efforçant d’en modérer la portée et, en toute hypothèse, en évitant tout mécanisme de transfert de charges de grande ampleur au sein de la zone euro. Des avancées concrètes sont cependant envisageables : un budget (ou un fonds) de la zone euro destiné à financer des projets innovants, une politique européenne de l’asile et dans ce cadre, une aide aux régions recevant un grand nombre de migrants ; une amélioration des dispositifs de soutien aux banques en difficulté sans remettre en cause le principe d’appel prioritaire aux actionnaires et créanciers ; un mécanisme de prêt d’urgence conditionnel en cas de crise financière frappant un pays de la zone euro ; une coopération plus étroite en matière d’armement en vue de renforcer la base industrielle et technique de défense dans un cadre européen et en particulier franco-allemand.

La situation politique nouvelle de l’Italie : un handicap pour la construction européenne ?

En Italie, la majorité parlementaire dirigée par le Parti démocrate, réformiste et pro-européen, a désigné en décembre 2016 Paolo Gentiloni comme président du Conseil, après l’échec du référendum de modernisation des institutions voulu par son prédécesseur Matteo Renzi. Le nouveau gouvernement a fait adopter par le Parlement une loi électorale prévoyant, pour l’élection des deux chambres, l’attribution d’un tiers des sièges au scrutin majoritaire uninominal à un tour et des deux tiers à la proportionnelle, avec un seuil de représentation de 3 % des voix. Ce mécanisme électoral, qui devait renforcer la stabilité politique du pays, a produit le résultat inverse. Le parlement, issu du scrutin du 4 mars 2018 (Chambre des députés et Sénat aux pouvoirs identiques), est désormais sans majorité claire : il se répartit entre une gauche très affaiblie, une coalition de droite éloignée de la majorité absolue et un mouvement de protestation (mouvement Cinq étoiles).

 

 

Composition de la Chambre des députés italienne (avril 2018)

Groupe parlementaire Nombre de sièges
Cinq étoiles 222
Parti démocrate 111
Ligue (droite radicale) 125
Forza Italia 105
Frères d’Italie (extrême droite) 32
Libres et égaux (gauche radicale) 14
Non-inscrits 21
Total des membres 630

 

Composition du Sénat italien (avril 2018)

Groupe parlementaire Nombre de sièges
Cinq étoiles 109
Parti démocrate 52
Ligue (droite radicale) 58
Forza Italia 61
Frères d’Italie (extrême droite) 18
Pour les autonomies (minorités linguistiques) 8
Non-inscrits 12
Total des membres 318

La gauche italienne au pouvoir a subi une lourde défaite. Matteo Renzi, perçu comme éloigné des préoccupations quotidiennes des Italiens, a fait l’objet d’un rejet de l’électorat. Son successeur, pourtant populaire, n’a pas gouverné assez longtemps pour y échapper et recueillir le bénéfice d’une reprise économique encore timide.

La droite (Ligue, Forza Italia et Frères d’Italie) enregistre un résultat en net progrès, au prix d’une dérive vers les extrêmes. C’est la Ligue qui rencontre le plus de succès alors que son dirigeant, Matteo Salvini, cultive une rhétorique populiste et xénophobe, présentant le dirigeant hongrois Viktor Orban comme exemplaire, et attribuant à l’euro la responsabilité principale du déclin économique italien. Le parti Frères d’Italie défend un programme souverainiste, centré sur le refus de l’immigration extra-européenne, le renforcement de l’ordre public et la protection des petites entreprises. En revanche, le parti Forza Italia, dirigé de fait par Silvio Berlusconi devenu inéligible à la suite d’une condamnation définitive pour fraude fiscale, a perdu beaucoup de son attrait électoral passé.

Le phénomène marquant est l’émergence du mouvement Cinq étoiles, actuellement dirigé par un jeune élu, Luigi Di Maio, son fondateur l’humoriste Beppe Grillo restant en arrière de la scène politique. Ce parti prône pêle-mêle, sans grand souci de réalisme et sans prise en compte des règles européennes, la démocratie directe, une dérégulation générale, la remise au travail des chômeurs par la formation et l’aide à l’emploi, le relèvement des retraites, l’allègement de la fiscalité sur les personnes à revenus modestes et les petites entreprises, l’incitation au retour des migrants, l’amélioration de la sécurité et de la santé publiques, le soutien aux familles, la lutte contre la corruption et la grande criminalité, un grand programme d’investissements publics, la reconversion écologique, la suppression des avantages liés à l’exercice de fonctions politiques…

Trois solutions sont actuellement envisageables :

  • Une coalition entre la droite et le mouvement Cinq étoiles ; elle n’est acceptable par ce dernier qu’à condition d’exclure Forza Italia et Frères d’Italie.
  • Une coalition entre les Cinq étoiles et le parti démocrate ; elle impliquerait que les Cinq étoiles donnent des garanties de sérieux budgétaire, que Matteo Renzi, qui y est fermement opposé, s’efface et sans doute que le poste de chef du gouvernement revienne à une personnalité plus crédible que Luigi di Maio. En outre, sa majorité serait étroite.
  • De nouvelles élections qui risqueraient de donner le même résultat qu’auparavant.

En Allemagne comme en Italie, une faille semble s’être creusée entre le système politique et une partie significative de la société. Cette faille, qui a surpris la plupart des observateurs, s’explique sans doute en grande partie par une difficulté à comprendre les changements imposés par la mondialisation : transformation des emplois, nouveaux besoins de formation, remise en cause de certains aspects de la protection sociale et de l’offre de services publics. Elle nourrit la tentation du repli nationaliste et du rejet de l’étranger. Il ne sera possible de la réduire qu’en développant des politiques européennes et nationales cohérentes, pour répondre plus efficacement au besoin de protection des Européens face aux « bouleversements

[1] Voir Eurobaromètre spécial du Parlement européen, avril 2017