Mai 68… et après !

Un demi-siècle nous sépare de mai 68. De ce printemps chaud, les interprétations sont contrastées : libération, pour les uns, chienlit pour d’autres. Il serait prétentieux de dresser un bilan qui distribuerait bons et mauvais points.

 

À quoi bon encenser quelques héros ou dénoncer des meneurs, qui auraient tout prévu et organisé. L’événement dépasse ses propres acteurs. Nul n’est maître des effets qu’il produit. Retenons que ce moment éruptif n’est pas né de rien ; il a ouvert la voie à des mutations profondes et imprévues. Il a sans doute aussi masqué des enjeux qui apparaissent comme les questions majeures aujourd’hui.

Des signes précurseurs et un printemps agité

Dès 1965, les changements vont bon train, portés par un vent d’optimisme. Enfin la France n’est plus en guerre : les jeunes hommes peuvent oublier les conflits coloniaux pour penser à une coopération internationale, les budgets nationaux ne sont plus plombés par l’armée. La scolarisation des « ados » fait émerger un monde de jeunes, avec ses musiques et ses codes, tandis que la télévision ouvre des horizons jusqu’alors inconnus. L’autorité des anciens, des clercs, mais aussi des politiques, s’en trouve secouée.

À l’image de ce qui se produit en plusieurs pays, en France le terrain est favorable pour cette irruption aux allures de fête et de chaos, de libération de la parole et d’idéologie bornée, de créativité généreuse et de repli sur l’individu. On peut parler de révolution, même si les différents acteurs ont su éviter les violences meurtrières : les modes de vie et les idéologies se mettent à bouger. Une nouvelle génération se fait une place en bousculant des équilibres issus de la deuxième guerre mondiale et de la reconstruction, en se démarquant des débats liés à la décolonisation.

Un nouveau monde aux contours imprévus

Si la fièvre a enflammé la société en 1968, c’est vers 1973 que s’opèrent des mutations profondes : crise du pétrole, montée du chômage, alertes sur l’avenir de la planète… L’ouverture au vaste monde avive les concurrences et active les élans humanitaires. Les requêtes de libertés secouent les traditions et les figures imposées, au risque de dériver vers un individualisme libertaire laissant libre cours à un marché exacerbé : tant pis pour les plus faibles ! Les idées tournent à l’évanescence quand la « com’ » devient dominante, alimentant un commerce florissant.

En raison notamment du développement des sciences humaines, les références morales se trouvent disqualifiées. Certes, on peut noter ensuite le retour en grâce d’un vocabulaire éthique, mais il privilégie souvent la quête individuelle d’un confort de vie et se réduit parfois à des slogans diffusés sur un ton assuré.

L’éruption de 68, avec les reconfigurations produites au cours des années suivantes, a profondément marqué l’éthos commun : les images d’une existence convenable, et plus encore les manières de vivre, ont bougé rapidement. Pensons notamment aux changements importants dans les manières de « faire famille ». Tout cela peut conduire à un conflit de nostalgies entre qui rêve d’un retour aux années 50 et qui ne se console pas d’avoir perdu l’esprit 68.

Pourtant, cette génération 68 a été tentée de garder les clés du pouvoir, tant celui des idées que des institutions, au prix souvent d’amples virages idéologiques et d’incohérences à répétition. La crise actuelle des modèles politiques forgés dans les années 70 marque la fin d’un cycle, tout en étalant au grand jour les turpitudes de postures superficielles.

Des responsabilités à prendre au sérieux

Le temps est venu de repérer les points aveugles de ce qui se présentait comme une modernité festive. L’esprit de responsabilité n’a pas toujours brillé ; la polarisation sur le court terme et l’efficacité immédiate a obscurci les prises de conscience concernant des problèmes majeurs de notre temps. Et l’éthique a trop servi de garniture pour des appétits parfois peu avouables.

Les défis d’aujourd’hui (écologie, mondialisation, numérique) mettent à mal les rêves trop naïfs et nous obligent à prendre en compte les perspectives du long terme. Oui à l’imagination au pouvoir, non pour satisfaire des envies immédiates, mais pour envisager des projets réalistes et bénéfiques pour les générations à venir ; il faut pour cela bousculer le confort tant de traditions paresseuses que d’une modernité trop légère. La créativité est utile quand elle permet de déployer la responsabilité personnelle et collective. Le désir de faire de sa vie une œuvre demeure louable s’il assume des solidarités effectives et sert une fraternité qui ne se paie pas de mots.

Certes, on peut surjouer la confrontation, se complaire en débats stériles qui réveillent des slogans de 68 et ravivent en écho des rancœurs réactionnaires. Les commémorations peuvent alors virer à la comédie. Mieux vaut questionner les ratés de ces périodes qui oubliaient trop souvent l’esprit de responsabilité, tant dans la vie individuelle que commune. Comment, ensemble, réduire les pauvretés, accueillir dignement les migrants, assurer l’avenir de notre terre ? Ravivons de vrais débats qui ne se réduisent pas à des flots d’images et de paroles. Suscitons de vraies rencontres solidaires et des alliances qui engagent effectivement.

Au-delà des souvenirs enjolivés et des paniques rétrospectives, permettons que les jeunes générations avancent en développant une vigoureuse responsabilité qui mobilise une intelligence créative, collaborative, généreuse.