Face à la crise au Mali, une réponse militaire ne suffira pas

Déclenchée le 11 janvier dernier, l’opération Serval menée par la France au Mali a constitué une surprise – et l’armée française a tiré profit, sur le plan tactique, de cet effet de surprise.

Dirigée contre les groupes terroristes ayant conquis le nord du Mali depuis un an, dont le plus connu est l’organisation Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), l’opération Serval répondait à une demande du président malien par intérim, Dioncounda Traoré. En effet, l’armée malienne n’avait pu empêcher plusieurs colonnes ennemies de traverser le fleuve Niger pour se diriger vers le Sud du pays, laissant craindre la prise de nouvelles villes, y compris la capitale, Bamako.

Le Mali, une démocratie injustement montrée en exemple

Le Mali a longtemps été présenté comme une démocratie exemplaire : les militaires y ont rendu le pouvoir aux civils en 1992, les présidents Alpha Oumar Konaré et Amadou Toumani Touré ont respecté la limite de deux mandats consécutifs à l’issue d’élections sans violence ni contestation massive. Le Mali est ainsi devenu un pays très prisé par les bailleurs de fonds (un milliard de dollars d’aide extérieure en 2010, soit 12% du PIB, 35 % du budget national et plus de 60% des investissements publics). Le Mali est pourtant classé au 175ème rang de l’indice de développement humain (sur 187), son système éducatif est à la dérive et l’essentiel de son économie demeure dans le secteur informel.

Intervenue un mois avant la date envisagée pour la tenue de l’élection présidentielle, la mutinerie qui a mené au renversement du président ATT le 22 mars 2012 était le reflet d’une gouvernance en déliquescence depuis plusieurs années.

La crise en cours est avant tout celle de l’impossible formulation par les Maliens de leur pacte national. L’Etat central ne s’est jamais donné les moyens de concrétiser la devise nationale (« un peuple, un but, une foi ») alors que d’autres pays voisins (Niger, Burkina Faso…) y parvenaient tant bien que mal.

Lors de  l’Indépendance, une révolte armée touarègue suscita une répression féroce de la part du gouvernement. L’écrasement dans le sang de cette première rébellion en 1963 a servi de socle aux épisodes suivants, en 1990-1995, en 2006-2009 et à partir de 2011. Entre-temps, la région avait été victime, dans les années 1970 et 1980, de sécheresses à répétition, synonymes d’exils et de bouleversements dans l’économie rurale et dans les rapports sociaux.

Présentée comme la solution politique aux rébellions post-1990, la décentralisation, instaurée formellement, a déçu. Par ailleurs, la complicité avec les trafics illicites et le jeu  mené par ATT avec les rivalités ethniques  ont attisé les griefs intercommunautaires. La perspective de ressources minières et en hydrocarbures au Nord suscite également des convoitises.

Minant de l’intérieur la lutte contre AQMI, s’engageant dans un esprit exclusivement militaire face à la nouvelle rébellion touareg qui couvait, le pouvoir a entretenu un jeu de dupes avec la communauté internationale, qui mettait, elle, l’accent sur la lutte contre AQMI. L’élément imprévisible que constitua la chute de Kadhafi, entrainant le retour au Mali de plusieurs centaines d’ex-rebelles touaregs ayant fui le Mali dans les années 1990 pour s’engager dans l’armée libyenne, fut le coup de grâce pour un régime qui s’abritait derrière sa façade démocratique pour justifier son indolence.

Qu’est-ce qu’AQMI ?

L’organisation Al-Qaida au Maghreb islamique plonge ses racines dans la « décennie noire » algérienne des années 1990. Elle est l’héritière du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui était une dissidence, constituée en 1998, du Groupe islamique armé (GIA), la formation salafiste la plus meurtrière de la guerre civile algérienne,. La « décennie noire » a  fait plus de 100000 victimes.

Entre 1998 et 2003, le GSPC fédère la quasi- totalité des groupuscules islamistes armés algériens rejetant l’amnistie qui s’applique à partir de 1999. Tandis que s’opère un retour progressif à la paix civile en Algérie et que les restes du GIA disparaissent, le GSPC poursuit des actions de faible intensité depuis ses sanctuaires de Kabylie.

Davantage qu’un réel théâtre d’opérations, la bande saharo-sahélienne, par son immensité (plus de cinq millions de km²), ses frontières poreuses, ses circuits commerciaux souvent illicites, a d’abord offert à ceux qui se présentent comme des  djihadistes une zone de repli, une profondeur stratégique plus qu’une zone d’opération.

Dès 2004, sous la houlette de son nouveau leader Abdelmalek Droukdel, le GSPC cherche à se rapprocher d’Al-Qaida.  Ilest adoubé par le chef spirituel du réseau djihadiste en janvier 2007, et le GSPC devient officiellement l’Organisation Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI).

Bientôt, voyant que la violence de ses commandos est endiguée sur le territoire algérien, que le territoire européen demeure hors de sa portée et que son implantation au Maghreb échoue, AQMI bascule vers le Sahara les priorités de son organisation. Le Mali, frontalier de l’Algérie, fait figure de « maillon faible ». Vaste zone désertique aux frontières poreuses, au relief accidenté et truffé de grottes, la configuration géographique du Nord du Mali se prête parfaitement à l’établissement de groupes armés nomades.

Les populations du Nord du Mali ont pu observer plusieurs phases dans la présence d’AQMI. Une phase d’implantation, au cours de laquelle l’organisation se tenait en retrait, ne s’insérant pas dans les problèmes communautaires. Elle se présentait en pourvoyeuse d’activité économique, payant sa logistique (nourriture, assistance technique) au prix fort. Une fois affermie sa position, AQMI a resserré son emprise, fustigeant par exemple l’enseignement du français. Des témoignages font état de mariages conclus entre des chefs algériens et des femmes autochtones. Enfin, la conquête par AQMI et ses filiales des principales villes du Nord en janvier 2012, l’a conduit à imposer pleinement sa loi.

Qu’elle s’abrite derrière l’étiquette d’Ansar Eddine (groupe essentiellement composé de Touaregs de la région de l’Adrar des Ifoghas) ou du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), auquel ont adhéré des Arabes maliens, la mouvance islamiste a pris soin de laisser subsister de l’activité économique et n’a pas entravé l’industrie des trafics. Elle-même a recouru à la prise d’otages pour s’assurer des revenus, prenant appui sur la faiblesse de certains Etats, dont la France.

AQMI en décalage face à l’islam malien

AQMI se réclame du salafisme, mouvement sunnite revendiquant une fidélité absolue à « l’islam des origines », fondé sur le Coran et la Sunna. Étymologiquement, « salafisme » provient du mot al-salaf, qui signifie « prédécesseur » ou « ancêtre », désignant les compagnons de Mahomet et les deux générations qui leur succédèrent. L’objectif de la mouvance djihadiste qui s’en réclame est d’instaurer par la force un gouvernement tel qu’il aurait été pratiqué à l’époque du Prophète.

Au Mali prévaut un islam sunnite rattaché à l’école malékite, ouvert au soufisme et plus ou moins mâtiné d’animisme. La propagation de l’islam s’est réalisée à partir du XVe siècle dans le cadre de la Kadiriyya, confrérie soufie originaire d’Irak. Au XIXe siècle, l’islamisation passe plutôt par une nouvelle confrérie, la Tijaniyya. Il existe aussi de longue date des noyaux rigoristes influencés par la Senoussiyya, confrérie d’inspiration wahhabite fondée en 1835 en Cyrénaïque. S’y est superposée l’influence du mouvement fondamentaliste Dawa, issu de l’association missionnaire Tablighi Jamaat.

L’islam malien, pratiqué par 95% de la population, n’est pas figé et il subit, comme partout ailleurs, des mutations. Grâce aux moyens de communication, les populations du Nord comme du Sud du Mali s’inscrivent dans un islam globalisé. Au Mali, son expression la plus novatrice est l’association islamique Ansar Dine (qui n’a rien à voir avec le groupe armé du même nom actif au Nord-Mali), devenue un espace de critique à l’égard de l’establishment et la principale force d’opposition au courant wahabite incarné par le président du Haut Conseil islamique du Mali (HCI), l’imam Mahmoud Dicko. Ce dernier s’est illustré en obtenant en 2011 du gouvernement qu’il atténue certaines mesures favorables aux femmes prévues dans le nouveau code de la famille.

C’est en grande partie par  leur application dévoyée de la charia (droit islamique) que les groupes salafistes se sont fait détester de la population : lapidations, amputations, coups de fouet à l’encontre des couples non-mariés, des fumeurs, des buveurs d’alcool et autres « déviants », arrestation de femmes non-voilées, interdiction de la musique… On se souvient aussi de la destruction de monuments religieux, dont les mausolées de « saints » vénérés par la population de Tombouctou.

Le Mali à reconstruire

L’opération Serval est intervenue après que, pendant un an, le gouvernement français eut exprimé son souhait que toute intervention militaire au Nord du Mali soit confiée à des militaires maliens et ouest-africains, avec l’aide de l’Union européenne. Cette réticence française à intervenir a sans doute contribué à l’accueil favorable dont a finalement bénéficié l’opération Serval, tant au Mali que dans le reste de l’Afrique. Ce brusque retournement a entraîné un changement des plans envisagés, mais pas  leur annulation : la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), force africaine de 8000 hommes, s’est déployée au Mali, et la Mission de formation de l’Union européenne (EUTM), chargée d’aider l’armée malienne, a été lancée le 18 février. C’est un travail de longue haleine qui s’engage, pas seulement sur le plan militaire, en réponse à des années de délitement des fonctions régaliennes de l’Etat malien.

Le fait que le coup d’Etat de mars 2012 ait été relativement bien accueilli par la société malienne en dit long sur sa colère envers les élites politiques associées aux graves dérives des dernières années. La période qui s’ouvre devrait être mise à profit par les Maliens pour trouver un consensus sur les défis les plus fondamentaux auxquels le pays est confronté : type de gouvernance et d’organisation de l’Etat, réponse aux contentieux historiques, réconciliation entre communautés et en leur sein. L’un des enjeux immédiats consiste pour le Mali à redéfinir les termes d’un pacte national incluant toutes les communautés, notamment les Touaregs. Les exactions ciblées en fonction des ethnies qu’ont rapportées les organisations de défense des droits humains témoignent de l’ampleur du chantier de dialogue et de réconciliation à mener.

Aussi justifiée qu’elle soit, l’intervention militaire au Mali place une nouvelle fois la France en position de « gendarme » dans une de ses anciennes colonies, ce qui n’est pas anodin dans le contexte de rédaction du nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. L’opération Serval risque d’ouvrir la voie à d’autres « appels d’empire » et à des mécanismes de « rente sécuritaire ». Dans le sens inverse, cela pourrait conduire la France à fermer les yeux sur le maigre crédit démocratique de certains de ses alliés africains et sur l’implication de nombre de gouvernants ouest-africains dans des activités néfastes, notamment le trafic de cocaïne.

Pour l’Afrique de l’Ouest, la crise au Mali est cruciale : elle est tout à la fois une menace et une alerte, susceptible de déclencher des « anticorps » sécuritaires, mais aussi religieux, sociaux et politiques.