L’aggravation de la pauvreté dans le monde

La pandémie de Covid-19 et les conflits armés, en particulier celui de l’Ukraine, ont de vastes répercussions qui touchent tous les domaines du développement. Les populations pauvres, les personnes vulnérables sont celles qui paient le plus lourd tribut aux multiples crises (alimentaire, sanitaire, économique, financière, sociale, écologique, énergétique, militaire…) qui s’entrecroisent aujourd’hui dans le monde et qui compromettent les efforts déployés pour mettre fin à la pauvreté et encourager une meilleure solidarité entre les peuples.

Un constat en 2022 : quelques chiffres

Des inégalités de la reprise économique à celles de l’accès aux vaccins, en passant par l’aggravation des pertes de revenus et le creusement des écarts d’apprentissage, la Covid-19 pénalise de manière disproportionnée les populations pauvres et vulnérables depuis 2020. Elle inflige de graves reculs au développement et porte un coup dur aux efforts visant à mettre fin à l’extrême pauvreté et à réduire les inégalités. En raison de la pandémie, l’extrême pauvreté a augmenté en 2020 pour la première fois en plus de 20 ans : 100 millions de personnes supplémentaires en 2020, peut-être 260 millions en 2022.[1] Et, depuis février 2022, l’agression armée de la Russie en Ukraine a encore accru cette détérioration.

Près de la moitié de la population mondiale vit actuellement sous le seuil de pauvreté, qui correspond à 5,69 euros par jour. Concrètement, survivre dans un pays en développement avec moins de 6 euros par jour, c’est être sous-alimenté, avoir un accès à l’eau potable non-garanti ou insuffisant, un moindre accès à l’éducation, à la santé, au logement, au travail, etc. Or c’est dans ce monde où les crises se succèdent que l’extrême pauvreté se développe dangereusement. 860 millions de personnes vivent aujourd’hui dans la pauvreté extrême, c’est-à-dire qu’elles sont contraintes de vivre avec moins de 2 euros par jour.

Cette évolution reflète les chiffres de la faim dans le monde. En 2021, 828 millions de personnes ont été affectées par la faim.[2] C’est 150 millions de plus depuis la pandémie Covid-19, soit 1/5e de plus en seulement 2 ans. La faim retrouve ainsi son niveau de 2005. Le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire sévère a également augmenté, signifiant une détérioration pour des personnes déjà dans des situations compliquées. Ce sont 2,3 milliards de personnes qui ont été en 2021 en situation d’insécurité alimentaire modérée ou sévère, soit 30 % de la population mondiale. Enfin, ce sont près de 3,1 milliards de personnes qui n’ont pas eu les moyens de s’offrir une alimentation saine en 2020. Cela représente 112 millions de plus qu’en 2019, reflétant l’inflation des prix alimentaires à la consommation qui découle des impacts économiques de la pandémie de la Covid-19. 42 % de la population mondiale et 80 % pour le continent africain sont touchées. Et si les dépenses alimentaires dans les pays les plus riches représentent 17 % des dépenses, elles constituent jusqu’à 40 % de celles des pays les plus pauvres.

Les causes de l’aggravation de la pauvreté dans le monde

La majeure partie des habitants les plus pauvres du monde vivent dans des régions en proie à la fragilité, aux conflits et aux violences. Les causes de l’aggravation de la pauvreté, laquelle a considérablement accru les inégalités déjà existantes, sont cependant multiples. Certaines préexistaient à la pandémie et à la guerre en Ukraine, d’autres en sont des conséquences directes.

On peut ainsi relever de nombreuses sources d’augmentation de la pauvreté aujourd’hui[3] :

  • L’inégalité d’accès aux vaccins qui, outre le fait qu’elle accroit le nombre de décès, freine la reprise économique mondiale: à peine 7 % des habitants des pays à faible revenu ont reçu une dose de vaccin, contre plus de 75 % dans les pays à revenu élevé ;
  • La faiblesse des systèmes et infrastructures de santé dans les pays les moins avancés ;
  • L’inégalité de la reprise économique entre pays à revenu élevé et pays à revenu faible et intermédiaire;
  • Les pertes de revenus pour les 40 % les plus pauvres : à titre de symbole, on a pu constater que la fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé pendant la pandémie alors que les revenus de 99 % de la population mondiale ont fortement diminué[4]. Mais ce sont en particulier les femmes qui ont subi des conséquences plus lourdes sur l’emploi, le revenu et la sécurité. Elles ont été forcées d’accepter des emplois précaires et peu rémunérés, souvent dans le secteur informel. Elles sont davantage exposées aux violences basées sur le genre (violences domestiques, économiques, sexuelles, etc.) et ont été plus contaminées par le virus de la Covid-19 ;
  • La perturbation des échanges commerciaux;
  • La montée sans précédent par sa rapidité, son ampleur et son caractère généralisé des niveaux d’endettement dans les pays en développement, en particulier ceux à faible revenu, dont la moitié étaient déjà surendettés ou au bord du surendettement avant même l’arrivée de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine ;
  • Une baisse générale des apprentissages touchant la jeunesse et qui a encore exacerbé les inégalités dans l’éducation en raison de la fermeture prolongée des écoles et de la médiocrité des acquis scolaires (la proportion d’enfants incapables de lire un texte simple pourrait atteindre 70 % dans les pays à revenu faible et intermédiaire) ;
  • Les conflits armés – notamment la guerre en Ukraine – entraînent des répercussions importantes sur les productions agricoles et l’alimentation ainsi que sur l’énergie ;
  • Dans le même temps, la flambée des prix de l’énergie provoque la hausse du prix des engrais et donc celle des denrées alimentaires et des autres produits de base, et accentue les pressions inflationnistes, comprimant les revenus réels des ménages dans le monde entier ;
  • On assiste ainsi à une montée de l’inflation des prix alimentaires et des biens de consommation dans la plupart des pays, avec pour effet de rendre l’achat d’aliments sains encore plus difficile pour les pauvres. Une situation qui risque d’aggraver l’insécurité alimentaire dans les pays en développement[5];
  • La spéculation financière est en réalité la principale cause de l’insécurité alimentaire[6]: la flambée des prix agricoles et alimentaires est principalement le fruit de fonds d’investissements, banques et entreprises financières qui spéculent sans vergogne sur le prix des matières premières alimentaires, entretenant volontairement des prix hauts ;
  • L’urgence de la crise climatique va faire basculer 132 millions de personnes dans la pauvreté à l’horizon 2030 si le changement climatique n’est pas maîtrisé ;
  • Et cela pourrait encore être aggravé car 216 millions de personnes pourraient être contraintes de migrer à l’intérieur de leur pays pour cette même raison, sans compter celles qui devront le faire en se déplaçant dans un autre pays ;
  • La fragmentation de la gouvernance mondiale est peut-être enfin la plus grande menace car elle compromet fortement notre capacité à surmonter les crises auxquelles nous sommes confrontés. Elle rend difficile de faire vivre une vraie solidarité avec les États et les populations les plus pauvres, d’autant qu’elle les implique peu ou pas suffisamment dans la construction des solutions.

Les mesures à prendre

Il est urgent et nécessaire de proposer un autre modèle de société qui mette l’économie au service des peuples et des personnes. L’enjeu pour sortir de cette superposition de crises – qui n’en forme en réalité qu’une seule, dirait le Pape François, car « tout est lié » – est donc triple : il convient à la fois de limiter la hausse des prix, de renforcer la capacité des États à y faire face et de limiter les impacts sur les populations les plus vulnérables. Cette triple nécessité demande des actions d’urgence à entreprendre dès maintenant et qui ne peuvent être coordonnées que dans un cadre multilatéral.

À cette fin, les priorités sont de :

  • Mettre fin à la guerre: l’histoire nous a appris que les conflits sont dramatiques pour le développement et la prospérité, surtout pour les plus démunis ;
  • Faire face à la crise sanitaire: aujourd’hui, la Covid-19 continue de tuer. Or la pandémie nous a montré que de la sécurité sanitaire dépend la sécurité économique. Il faut donc renforcer la coordination des efforts pour rendre les vaccins et traitements accessibles pour tous ;
  • Assurer une coordination internationale de la crise alimentaire mondiale sous l’égide du Comité sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA) qui rassemble tous les États concernés, et en premier lieu les plus affectés, ainsi que les représentants des organisations de la société civile et organisations paysannes de ces pays ;
  • Engager de toute urgence une réorientation des politiques publiques et des financements existants vers la transition agroécologique;
  • Prendre des mesures d’encadrement des marchés de matières premières agricoles et de lutte contre la spéculation;
  • S’attaquer à l’inflation car elle représente une menace pour la stabilité financière et équivaut à un impôt pour les gens ordinaires qui ont du mal à joindre les deux bouts ;
  • Régler le problème de la dette et, dès maintenant, annuler sans tarder les dettes des pays en développement qui ont besoin d’aide en urgence, et pour les autres les aider à restructurer leur dette ;
  • Lutter contre le changement climatique: comme le soulignent les rapports successifs du GIEC, la menace qui pèse sur notre planète ne se dissipe pas. Il faut donc l’atténuer et s’y adapter en mettant en œuvre des mécanismes de solidarité pour accompagner les populations les plus victimes du dérèglement climatique et les plus pauvres ;
  • Réformer la justice fiscale pour la rendre plus juste et équitable, notamment en imposant plus les entreprises et personnes à revenus élevés.

L’évidence est donc, malgré toutes les dérives qu’il connaît et qui sont critiquables, de défendre le multilatéralisme pour lutter contre la pauvreté qui s’est accrue tant dans les pays riches que les pays émergents. Il ne s’agit pas uniquement de répondre à la situation actuelle, mais bien de mettre en place des mesures structurelles pour construire les capacités de résilience vis-à-vis des chocs actuels et futurs.

Il n’est pas anodin que même la directrice du FMI se soit prononcée en ce sens : « Face à ces risques, la coopération internationale est la seule solution efficace. C’est notre seul espoir de créer un avenir plus juste et plus résilient. Et c’est notre devoir ».[7] Encore faut-il intégrer impérativement dans cette dynamique les pays les moins avancés et les personnes les plus pauvres : non pas dans une logique d’aide qui entraîne la passivité, mais en les considérant comme acteurs des transformations sociales à entreprendre, et surtout comme acte de justice sociale. C’est ce que le Pape François met en relief dans son prochain message à l’occasion de la Journée mondiale des pauvres : « L’expérience de faiblesse et de limitations que nous avons vécue ces dernières années, et maintenant la tragédie d’une guerre aux répercussions mondiales, doivent nous enseigner une chose décisive : nous ne sommes pas au monde pour survivre, mais pour qu’une vie digne et heureuse soit permise à chacun ».[8]

 

[1] OXFAM, D’abord la crise, puis la catastrophe, 12 avril 2022, https://www.oxfam.org/en/research/first-crisis-then-catastrophe

[2] FAO, FIDA, UNICEF et PAM, Rapport annuel sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde (SOFI – State Of Food Insecurity), 6 juillet 2022, https://www.fao.org/publications/sofi/2021/fr/

[3] Banque Mondiale, Retour sur l’année 2021 en 11 graphiques : la pandémie des inégalités, 20 décembre 2021, https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2021/12/20/year-2021-in-review-the-inequality-pandemic

[4] OXFAM, Inequality Kills: The unparalleled action needed to combat unprecedented inequality in the wake of COVID-19, 17 janvier 2022, https://policy-practice.oxfam.org/resources/inequality-kills-the-unparalleled-action-needed-to-combat-unprecedented-inequal-621341/

[5] CCFD-Terre Solidaire, Crise agricole et crise alimentaire : une alternative est possible, 2022.

[6] CCFD-Terre Solidaire, Agriculture, alimentation et guerre en Ukraine : un décryptage en 11 questions, 2022.

[7] Kristalina Georgieva, Directrice générale du FMI, Quand une crise s’ajoute à une autre : comment le monde peut réagir, 14 avril 2022, https://www.imf.org/fr/News/Articles/2022/04/14/sp041422-curtain-raiser-sm2022

[8] Pape François, Message pour la VIe Journée mondiale des pauvres, 13 novembre 2022, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/poveri/documents/20220613-messaggio-vi-giornatamondiale-poveri-2022.html