Une relation transatlantique brisée

La nouvelle présidence Trump se révèle chaque jour plus déconcertante pour les Européens que ce qu’ils pouvaient en redouter. Ils ne savent plus comment nommer un pays jusqu’alors allié et qui les traite désormais comme ennemi, ni quelle attitude adopter face à un président insaisissable.

Depuis l’arrivée de l’administration Trump au pouvoir au début de cette année, les théâtres (le mot ici n’est pas usurpé) d’affrontement avec l’Union européenne se multiplient. Sur l’avenir de l’Ukraine, où l’Europe est négligée. En matière de commerce, où l’Europe est attaquée. Dans les nouvelles technologies, où elle est méprisée.

Le sort de l’Ukraine est la question la plus tragique. Pour les Ukrainiens d’abord mais aussi pour le reste des Européens, qui assistent à la formation d’un axe Trump-Poutine pour régler l’avenir de ce grand pays sur leur dos. Les énormes concessions unilatérales d’emblée accordées au Kremlin (interdiction d’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, absence de retour aux frontières antérieures), le refus à ce stade d’assurer une garantie de sécurité américaine au pays et les propres convoitises américaines sur des actifs ukrainiens (accord sur les minerais, reprise d’une centrale nucléaire) n’offrent aucun gage d’une « paix juste et durable » comme la réclament les Européens.

En même temps, ceux-ci sont directement confrontés aux hostilités que lance Washington avec le monde entier dans ses échanges commerciaux. Ils n’ont pas échappé (Britanniques compris) aux droits de douane augmentés de 25 % sur toutes les importations américaines d’acier et d’aluminium, en vigueur depuis le 12 mars et qui risquent de drainer les surcapacités mondiales de production d’acier vers l’UE. D’autres menaces tarifaires sont brandies depuis le Bureau ovale. L’actualité économique mondiale est ainsi gagnée par ce turbulent protectionnisme américain, opéré à coups de décrets présidentiels et de menaces récurrentes d’y recourir.

Le troisième théâtre d’affrontement transatlantique touche aux nouvelles technologies. Avec l’appui de l’administration Trump, les GAFAM s’en prennent aux régulations européennes du secteur, qui entravent leur usage des données, les obligent à retirer des contenus ou les contraignent à faire place à des concurrents. Ils ridiculisent l’approche européenne plus prudente sur l’intelligence artificielle. La détermination européenne à faire respecter ses propres lois sur son « marché intérieur » est mise à défi.

Dans les trois cas, c’est l’unité des Européens qui est mise à l’épreuve. Selon les pays et les dossiers, les Vingt-Sept oscillent entre riposte, transaction, rupture ou à l’inverse, pour quelques-uns, connivence.

Sur les fronts commercial et technologique, la Commission européenne se retrouve en première ligne. Par ses compétences quasi-fédérales en matière tarifaire et en tant que gardienne de l’obéissance aux lois européennes votées, c’est elle qui détermine l’ampleur de la riposte collective dans ces domaines, au nom des Vingt-Sept. Outre des hausses ciblées de droits de douane en retour, et d’autres nouveaux outils anti-coercition, à l’origine surtout imaginés contre la Chine, la Commission peut aussi restreindre les importations ou exportations vers les États-Unis. L’enjeu pour l’institution européenne est de réagir dans le cadre du droit international, même lorsque celui-ci est piétiné outre-Atlantique et ailleurs.

 

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La Commission présidée par Ursula von der Leyen et, avec elle, des États soucieux de leur relation bilatérale avec Washington, sont d’abord tentés par l’approche transactionnelle avec l’homme qui se targue d’être maître dans l’art du deal. Acheter aux États-Unis davantage de gaz naturel liquéfié et/ou d’armements, ménager les produits américains incriminés dans la liste des contre-mesures commerciales servent à tenter d’infléchir les velléités d’agressions tarifaires intempestives de Donald Trump. Le report des représailles européennes à la mi-avril vise aussi à laisser une chance à la négociation.

Mais sans garantie de succès. Et au risque de créer de nouvelles situations de dépendance énergétique et militaire, qui sont autant de positions de vulnérabilité européenne exploitables. C’est pourquoi la volonté d’affranchissement gagne aussi du terrain. Spectaculaire en matière de défense, elle est ici d’abord motivée devant le risque croissant d’indifférence américaine à l’égard de la sécurité des Européens garantie depuis l’après-guerre. Le prochain chancelier allemand Friedrich Merz l’a parfaitement saisi, déclarant au soir de sa victoire électorale, le 23 février dernier, que l’Europe devait construire sa propre défense pour atteindre « progressivement l’indépendance vis-à-vis des États-Unis ». L’Europe de la défense, mise en chantier en mars, s’annonce comme une traduction concrète de « l’autonomie stratégique » que le président Macron appelle de ses vœux depuis 2017. Jusqu’alors rejetée, une préférence européenne en matière d’armement est mieux admise. Signe de ce changement d’état d’esprit, le Portugal n’exclut plus de remplacer ses F-16 américains par des appareils européens au lieu des F-35. Le Danemark, qui en est équipé, s’interroge sur sa future liberté d’usage.

Cette nouvelle tournure gaulliste de la construction européenne s’explique devant l’abandon possible de la solidarité transatlantique, telle que prévue par l’article 5 du traité fondateur de l’Alliance. Mais aussi devant la formation d’un axe Trump-Poutine. Ce rapprochement ressort comme l’événement le plus inédit de la séquence géopolitique mouvementée actuelle. Les Européens sont depuis longtemps instruits de la volonté de désengagement des Américains de leur continent, tendance déjà à l’œuvre sous Obama avec sa politique étrangère de pivot vers l’Asie-Pacifique. Ils ont été malmenés par le passé par leur allié américain, comme lors du retrait d’Afghanistan suivi de la formation de l’alliance avec le Royaume-Uni et l’Australie (Aukus) sur le dos de la France, en 2021 sous Biden. Mais un rapprochement direct avec Poutine, que Trump réhabilite sans contrepartie, ne fait qu’accroître la menace russe sur le Vieux continent. Menacés de l’Est, lâchés par l’Ouest, les Européens risquent de se retrouver seuls.

Le rapprochement entre les deux anciennes puissances ennemies de la guerre froide obéit à des ressorts à la fois impérial et idéologique. L’irrédentisme trumpien a pris de court des Européens, abasourdis des volontés répétées de conquête du Groenland et du canal de Panama, voire du Canada et de la bande de Gaza (!). Mais il peut accommoder l’impérialisme russe, qui cherche de son côté à reconquérir son influence dans les anciennes républiques soviétiques, comme cela se manifeste en Géorgie et en Moldavie et motive « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. Les Européens ne semblent pas à l’abri d’un nouveau Yalta, un partage des sphères d’influence sur le continent entre Washington et Moscou, sous l’œil attentif de Pékin qui a ses propres visées territoriales.

L’axe Trump-Poutine est aussi idéologique. Le discours du vice-président américain, JD Vance, à la conférence de sécurité de Munich, le 14 février, a creusé le fossé séparant la manière de considérer la démocratie et l’État de droit de part et d’autre de l’Atlantique. Ce découplage idéologique, qui instrumentalise le christianisme, fait poindre un possible schisme de l’Occident, du moins lui fait perdre sa tête de pont que sont, depuis 1945, les États-Unis. Il se traduit par une ingérence politique ouverte du camp Trump envers les partis d’extrême-droite européens, comme durant la campagne législative allemande ou la présidentielle roumaine. Pour les pays les plus traditionnellement atlantistes du continent, comme l’Allemagne, la Pologne, les pays baltes, le Danemark ou les Pays-Bas, cette évolution dessine un changement, dont il reste encore difficile de prendre toute la mesure. Pour des dirigeants ouvertement pro-Trump et pro-Poutine, comme Viktor Orban en Hongrie, ou très ambivalents à l’égard des choix de la nouvelle administration américaine, comme Giorgia Meloni en Italie, le positionnement actuel parmi les Vingt-Sept devient plus ambigu. En pratique, depuis la présidence de Trump, les conclusions des sommets européens se négocient actuellement à 26 et non plus à l’unanimité des 27, Budapest s’isolant délibérément.

Que le lien transatlantique soit abîmé, brisé ou rompu, pour l’Union européenne dans son ensemble, il représente la perte d’un repère. La construction européenne s’est faite avec une bienveillance américaine, au-delà d’inévitables contentieux. Les Européens se sont inspirés de son modèle libéral. Les États-Unis y ont vu un ciment de stabilité contre l’emprise soviétique. Ils sont devenus l’un pour l’autre le premier partenaire commercial pour l’échange de biens. Prise désormais directement pour cible, évoluant dans une brutalisation des rapports de force qui font fi des règles de droit sur lesquelles elle est construite, l’intégration européenne est conduite à prendre le chemin de la puissance, sans renier ses fondements. Ce vocabulaire n’est pas entièrement nouveau – Jacques Delors appelait déjà l’Europe à devenir une « puissance généreuse » – mais l’objectif devient impératif.

Pour cela, les Européens empruntent plusieurs voies. Celle d’une Europe de la défense, comme évoquée, en quête de financements colossaux. Celle de l’élargissement, relancée depuis le début de la guerre en Ukraine. Celle aussi de la diversification des partenariats (accords commerciaux du Mercosur, projets avec l’Inde) et du rapprochement avec des pays restés idéologiquement proches, comme le Canada. La situation géopolitique, et plus spécifiquement la guerre en Ukraine, poussent aussi à un resserrement post-Brexit avec le Royaume-Uni, qui cherche toutefois à cultiver sa « relation spéciale » avec Washington. La relation avec la Chine pourrait prendre également une dimension nouvelle dans ce cadre international très mouvementé.

En aspirant à devenir une puissance à part entière, le projet européen touche aux limites du format propre à l’Union européenne posé après la chute du mur de Berlin. La séquence actuelle voit se multiplier les formats ad hoc, infra ou extra-européens. Puisque la défense dépasse les compétences européennes et que le devenir de l’Otan est en question, d’autres cadres voient le jour, comme celui dit « Weimar+ » qui au trio Allemagne, France, Pologne ajoute le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. D’autres regroupements se forment. Friedrich Merz a relancé l’idée d’une Communauté européenne de défense, ouverte à la Norvège et au Royaume-Uni. Le continent entier réfléchit à l’architecture future de sa sécurité au sein de la Communauté politique européenne, lancée par le président Macron en 2022 et qui réunit les dirigeants d’une quarantaine de pays, Turquie comprise.

Au-delà des instances existantes ou en germe, c’est avant tout sur la capacité des hommes et des femmes politiques au pouvoir aujourd’hui que repose le tournant européen à opérer face aux bouleversements en cours. Déboussolées, inquiètes, les populations du continent attendent de l’Europe un sursaut.