Une campagne pan-européenne pour mettre fin à l’impunité des multinationales

La démission de Nicolas Hulot, le mouvement des gilets jaunes, les controverses sur le rôle des lobbys à Bruxelles sont autant de signes qui témoignent de l’inquiétude citoyenne quant à l’idéal démocratique face au pouvoir grandissant des entreprises multinationales.

 

Dans ce contexte, une coalition européenne de plus de 200 organisations de la société civile a lancé une grande campagne intitulée « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales ». Cette campagne, articulée autour d’une pétition et d’initiatives diverses, met en lumière les multiples processus législatifs visant à mettre fin au système de justice d’exception dont bénéficient les multinationales et à introduire des régulations contraignantes pour le respect des droits humains et de l’environnement.

Les entreprises bénéficient en effet aujourd’hui d’une véritable justice d’exception. Le mécanisme d’arbitrage investisseur-Etat, apparu en 1965 à l’initiative de la Banque mondiale, leur permet d’attaquer devant des tribunaux d’arbitrage privés les États qui adoptent démocratiquement des législations favorables à la promotion des droits humains et à la protection de l’environnement. Ce système de justice parallèle, reconnu dans pas moins de 3400 traités de commerce et d’investissement, a généré plus de 900 plaintes. Aucun domaine n’est épargné par les entreprises qui l’utilisent pour remettre en cause des politiques publiques d’intérêt général relatives à la santé, la fiscalité, l’environnement ou au salaire minimum.

 

Une mise en cause des traités de libre-échange

Philipp Morris a ainsi réclamé 25 milliards de dollars à l’Uruguay (au PIB de 55 milliards de dollars), qui souhaitait renforcer sa législation sur le paquet neutre de cigarettes. Philipp Morris a perdu, mais les témoignages affluent confirmant l’effet dissuasif de cette procédure sur d’autres États souhaitant légiférer en ce sens. Parfois, les États sont moins chanceux : le Mexique, confronté à Cargill, a dû débourser 77 millions de dollars pour lutter contre l’obésité en instituant une nouvelle taxe sur les sirops de maïs riches en fructose. En France, le Conseil constitutionnel a en partie vidé de sa substance la loi Hulot sur les hydrocarbures pour éviter une possible plainte en arbitrage de l’entreprise canadienne Vermillion.

Ce mécanisme, qui foule aux pieds les principes démocratiques, a été au cœur des mouvements de contestation contre les traités de libre-échange entre l’Union Européenne (UE) et les États-Unis (TAFTA) ou le Canada (CETA) en 2016. Pourtant, l’UE continue à le promouvoir dans les accords en cours de négociation avec le Canada, le Japon, Singapour, le Vietnam.

A l’inverse, l’UE poursuit une « stratégie de diversion » afin d’éviter l’adoption d’un traité onusien contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement[2]. Leurs victimes rencontrent des difficultés titanesques pour accéder à la justice et obtenir réparation. Le cas du Rana Plaza est instructif : il aura fallu deux ans de mobilisation internationale pour que Benetton, acheteur majeur auprès du Rana Plaza, accepte de contribuer au fond d’indemnisation… Au total, le Rana Plaza Donors Trust Fund, alimenté de manière volontaire par les marques textiles, aura atteint 30 millions de dollars, répartis entre les 3 000 personnes et familles directement concernées par la catastrophe. Pour obtenir réellement justice, avec des dommages et intérêts proportionnels au préjudice subi, tout reste à faire. Remonter aux maisons mères relève du calvaire…

 

Une loi sur le devoir de vigilance en France

Le 24 novembre 2012, au Pakistan, 250 personnes sont mortes brûlées vives dans l’atelier textile Tazreen Fashions. Quatre victimes ont tenté d’obtenir réparation auprès de l’entreprise allemande Kik, qui y sous-traitait une partie de sa production. En janvier 2019, elles ont été déboutées par les tribunaux allemands sous prétexte que leur plainte ne respectait pas les délais de prescription de la loi pakistanaise ! Les victimes de la pollution de Shell au Nigéria ont reçu une réponse similaire : pour les juges britanniques, Shell n’était en rien responsable des agissements de sa filiale Shell Nigeria.

Afin de lever ces obstacles, la France s’est dotée en mars 2017 d’une loi pionnière, la loi sur le devoir de vigilance. Aujourd’hui devenue une référence mondiale, de nombreuses réformes sont en cours en Europe et dans le monde pour rendre les multinationales redevables de leurs actes devant la justice. Une directive européenne pourrait voir prochainement le jour, le vice-président de la Commission européenne s’étant exprimé dans ce sens. Et la société civile se mobilise fortement pour que les États membres de l’OCDE soutiennent l’adoption d’un traité onusien sur la question.

A ce moment charnière, un demi-million de citoyens ont signé en un mois la pétition visant à révoquer l’arbitrage et à appuyer les processus législatifs tendant à assurer l’accès à la justice des victimes des multinationales. Voilà un enjeu des prochaines élections européennes !