Vive l’Amérique ! Vive l’Europe ?

L’inquiétant M. Trump, en devenant président des Etats-Unis, a ouvert une année 2017 riche en élections. En Europe, l’Italie, après le rejet du référendum voulu par M. Renzi, des législatives pourraient avoir lieu dès le printemps.

Aux Pays-Bas, ce sera en mars et les pronostics donnent un avantage à la droite, y compris extrême. En mai, la France élira probablement un président, du centre droit ou de droite. En octobre, Angela Merkel devrait entamer son quatrième mandat, probablement à la tête d’une grande coalition avec un parti social-démocrate en progression, dirigé par l’ancien président du Parlement européen, Martin Schulz. La Grande- Bretagne s’engage dans une sortie de l’Union européenne (UE) déstabilisante. En Espagne, un Premier ministre sans majorité ne gouverne que grâce aux abstentions. En Autriche, l’élection d’un président vert ne peut dissimuler l’importance du vote populiste. Les excès conservateurs des gouvernements polonais et hongrois assombrissent un futur paysage politique européen marqué par la droitisation des pays occidentaux, sinon par une « révolution conservatrice ». Elle s’étend à la Russie où M. Poutine, qui brigue lui-même un quatrième mandat, soutient des partis de droite en Europe. Globalement, un repli droitier et nationaliste semble prévisible.

Mais à tout empereur tout honneur : c’est bien l’Administration de M. Trump qui surdétermine pour l’instant les évolutions politiques.

Le tournant néo-conservateur

 

La politique annoncée par M. Trump vise une relance interne, des réformes fiscales en faveur des hauts revenus et des entreprises, un protectionnisme commercial réorienté vers les accords bilatéraux, un rejet des menaces écologiques et climatiques, une politique intérieure répressive et xénophobe et, en politique extérieure, un relâchement isolationniste des alliances traditionnelles au profit d’un recours éventuel à la force pour garantir les intérêts nationaux.

Les mesures économiques accroîtront les inégalités; les grands travaux favoriseront les entreprises de BTP plus que l’emploi.

En matière commerciale, le Représentant au commerce – R.Lighthziger, ex- patron de Burger King – a menacé avec succès des industriels qui envisageaient de s’implanter au Mexique. Ces « relocalisations » censées créer des emplois risquent de provoquer un renchérissement des coûts de production internes et des produits importés. Les traités commerciaux en cours de négociations sont abandonnés déjà avec l’Asie, bientôt avec l’UE. Une « déglobalisation » en cours pèse sur l’avenir du commerce mondial. M. Trump souhaite y substituer des traités bilatéraux. Mme May lui emboîte le pas, dans une perspective déclarée de déconstruction de l’UE.

En matière d’environnement, M. Trump avait pressenti Myron Ebell à la tête de l’Environmental Protection Agency, un climato-sceptique qui avait déclaré après l’encyclique Laudato Si’ le pape « scientifiquement mal informé, économiquement analphabète, intellectuellement incohérent et moralement obtus ». Finalement, un autre climato-sceptique, Scott Pruit, issu du lobby, du pétrole a été nommé.

En ce qui concerne les mouvements de populations, M. Trump prône une politique xénophobe, prétextant qu’elle améliorera la vie sociale (intégration, création d’emplois…). Elle entraînera des mesures contraires aux droits humains, susceptibles de déboucher sur des violences sociales. Kris Kobach, conseiller pour l’immigration, prône une politique de renvoi des sans-papiers et le prolongement du « mur » à la frontière avec le Mexique. Le candidat Secrétaire à la Justice, Jeff Sessions, qui aurait la charge de faire respecter les lois sur la discrimination raciale, s’était vu refuser il y a trente ans un poste de juge en raison de sa sympathie pour le Ku Klux Klan.

Des politiques monétaires et budgétaires contradictoires

 

Ces annonces politiques alarmantes ne doivent pas faire oublier la primauté du système financier et bancaire, des deux côtés de l’Atlantique, qui s’est promptement adapté. La dynamique prédatrice continue de s’étendre, bien plus rapidement que la croissance. D’un côté à travers des mécanismes financiers dérégulés et incontrôlés, voire incontrôlables. De l’autre à travers des « économies parallèles » qui représentent une part de plus en plus importante des PIB. Or l’équipe nommée par M. Trump veut continuer à diminuer les contraintes et les normes.

Les promesses de relance devraient entraîner une politique inflationniste. Mais la FED considère que le plein emploi est atteint et annonce des hausses du taux d’intérêt en 2017 (1,4%; puis 2,1% en 2018 et 2,9% en 2019). Commencée en septembre 2016, la vente de leurs titres par les investisseurs extérieurs (Chine) contribue à faire monter les taux obligataires, paradoxalement en même temps que des hausses boursières suscitées par les promesses. Cet ensemble de tendances contradictoires suscite jusqu’à présent l’optimisme des investisseurs. En revanche, les premiers fragilisés sont les pays émergents ou très endettés: Mexique, Turquie etc. et les imprévisibilités s’accumulent.

Vive l’Amérique armée !

 

En ce qui concerne la sécurité extérieure et internationale, « America first » s’appuie d’abord sur un programme de remontée en capacités militaires. Une double explication stratégique et industrielle provient des acteurs : les militaires modernistes, partisans des affrontements « technologiques » et des forces spéciales, dont les bases industrielles sont dans les Etats modernistes et opposés au vote Trump; les militaires plus classiques, tournés vers un usage des forces traditionnelles, dont les fournisseurs industriels sont souvent situés dans des Etats qui ont voté M. Trump, lequel soigne sa base électorale.

Ensuite, M. Trump critique les alliances inutilement coûteuses. L’Alliance atlantique va donc devoir faire face à l’attitude très réservée de M. Trump qui estime, non sans raison, que l’OTAN  coûte trop cher aux Etats-Unis.

Dans un cadre géopolitique, de zones de tensions se dégagent: en Asie avec la Chine, pour des raisons mêlant une réévaluation des relations économiques et les luttes d’influences régionales ; au Moyen-Orient où se mêlent une obsession, un parti-pris pro-israélien, et la volonté d’affronter les grands groupes terroristes ; et à propos de la Russie, qui génère des déclarations américaines contradictoires.

La post-vérité

 

Face aux contradictions, outrances et mensonges, on doit redouter les dégâts de ce qu’on nomme « la post–vérité ». Ce concept fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Hannah Arendt écrivait : «Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. »[1]. Ainsi, le danger de la post-vérité n’est pas le mensonge, mais l’indifférence à la distinction entre mensonge et vérité. Or la réalité est liée à l’idée de monde commun, car pour établir quelque chose de commun, encore faut-il parler le même langage. Dans le monde où M. Trump nous précipite, avec ses partisans en Europe, l’acte de vérification s’annule dans l’indifférence au vrai, le principe de contradiction n’a plus de prise; la démonstration scientifique, le témoignage humain, rien ne peut plus faire changer d’avis puisque l’avis relève d’une croyance.

Le Brexit en Europe

 

La victoire de M. Trump pousse des courants divers à se rejoindre: les partisans du Brexit; les nationalistes d’extrême droite, les xénophobes, les tribuns plus ou moins démagogues se réfèrent aux déclarations décomplexées pour légitimer leurs positions. Toutefois, les faits sont têtus.

Face au Brexit, les difficultés de réalisation apparaissent : la livre a perdu 25% de sa valeur – au bénéfice des exportations britanniques dans un premier temps si l’UE ne réagit pas -, les tactiques d’aubaine (créer des ports francs, dévaluer, substituer des bilatéralismes aux accords globaux…), les menaces de dumping fiscaux, apparaissent plus comme des multiplications d’égoïsme que des solutions à long terme. Or les sondages récents montrent que l’europhobie a tendance à diminuer dans la plupart des Etats membres.

Par ailleurs le Brexit va accroître la nécessité de réformer et d’augmenter le budget de l’Union. Comme il est impensable de créer un impôt européen, compte tenu de l’ambiance de défiance dans les populations, un accroissement de ressources pourrait passer par la mise en place enfin d’une fiscalité sur les transactions financières (taxe Tobin), et/ou d’une taxe carbone. Malgré les nécessaires critiques, la crise financière a plutôt provoqué en matière d’Union bancaire un resserrement de l’Union que son délitement.

L’élargissement de l’écart entre valeurs européennes et étasuniennes

 

Face aux simplismes de M. Trump, les opinions européennes sont conscientes que la pollution est une réalité quotidienne; que l’Europe ne dispose pas de pétrole, et que la diminution de sa consommation s’impose; que si les mouvements de populations doivent être régulés, une fermeture est littéralement impossible; que les effets sur le chômage sont limités, et qu’au-delà des contradictions entre solidarité et difficultés d’intégration la situation démographique globale de l’Europe s’en trouve plutôt améliorée. Quant à la politique sécuritaire, et particulièrement militaire, la perception globale est le refus des affrontements plus que le recours à la violence et à des tensions.

Economiquement, pour la zone euro, la hausse du dollar, en admettant qu’elle se maintienne, devrait stimuler les exportations européennes vers les Etats-Unis . Elle renchérit la facture énergétique. Mais cela pousse à accélérer l’effort vers la transition. Et la Chine, premier pollueur mondial, a fait savoir son opposition à M. Trump en matière environnementale.

En matière de mouvements de population, l’UE est exposée aux mêmes tentations xénophobes, entretenues par les partisans européens de M. Trump. Mais dans une situation régionale bien plus tendue qu’aux Etats-Unis. Le différentiel de richesses entre les Etats-Unis  et le Mexique est environ de un à quatre; il est de un à dix entre la rive nord et sud de la Méditerranée, avec un potentiel démographique considérable en Afrique, notamment sud- sahélienne, bien plus important qu’en Amérique du Sud. De plus, le Moyen-Orient est une zone majeure de conflits durables, accentués par la politique de colonisation israélienne soutenue par Trump et la remise en cause de l’accord sur le nucléaire iranien. Il y a là création de menaces directes pour l’Europe.

Simultanément, l’affaiblissement du soutien étasunien à l’OTAN ouvre une opportunité à l’évolution vers des institutions sécuritaires plus proches des intérêts européens. L’influence des pays de l’Est de l’Union, partisans d’une politique dure face à la Russie devrait faiblir, ouvrant des possibilités de négociations.

 

Dans ce contexte, la relation franco-allemande est à nouveau centrale, libérée du frein britannique et s’appuyant sur d’autres Etats membres. En ce soixantième anniversaire du Traité de Rome, un réflexe de réassurance en direction d’une UE renouvelée, un rééquilibrage dans l’espace euro-atlantique au profit d’un « modèle européen » stabilisateur, constituerait une paradoxale alternative aux inquiétantes dérives étasuniennes.

 

[1] La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique. 1972 Folio essais (n° 113), Gallimard. 1989