Régression des droits en France
Entretien avec Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, professeur émérite de droit pénal de l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)
Interview par Delphine Iweins, publiée dans la Gazette du Palais le 12 avril 2016
Gazette du Palais : Vous avez récemment déclaré que l’état d’urgence est en réalité le point d’orgue de 30 ans de restrictions des libertés en France. Pourquoi ?
Christine Lazerges : Depuis les premiers actes terroristes qui ont frappé douloureusement la France en 1986, le Parlement a, petit à petit, créé puis durci une procédure pénale dérogatoire ou d’exception pour un certain nombre d’infractions liées au terrorisme, mais aussi plus largement à la criminalité organisée. Dans le cadre de cette procédure dérogatoire, que j’appelle « procédure pénale bis », les garanties classiques du procès pénal sont moindres : la garde à vue peut être plus longue, les perquisitions plus faciles, etc. Un certain nombre de garanties de la procédure pénale de droit commun sont refusées. Plus de trente réformes du droit pénal et de la procédure pénale sont venues bouleverser l’équilibre entre liberté et sécurité. Un empilement d’infractions nouvelles, quelquefois constituées au stade de l’acte préparatoire et non du commencement d’exécution, constitue souvent des doublons, rendant plus difficile encore le choix de la qualification. Ainsi en est-il de l’entreprise individuelle de terrorisme, introduite par la loi du 13 novembre 2014, constituée très en amont du passage à l’acte, au stade de la préparation. Dans le même temps, l’ambition bien légitime de sécurité s’est érigée en droit fondamental. Cette idée a commencé à émerger en 1981, avec la loi n° 81- 82 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes. (…) On assiste à une « fondamentalisation » du droit à la sécurité (…).
Gaz. Pal. : L’état d’urgence n’aurait donc pas dû être mis en place ?
C. L. : Ce n’est pas la position de la CNCDH qui a considéré que la décision du président de la République, le 14 novembre 2015, était tout à fait légitime devant l’émotion des Français. Nous n’avons pas contesté le choix de l’état d’urgence par le décret du 14 novembre 2015, ni sa première prolongation de trois mois par le Parlement. En revanche, nous disons très clairement que l’état d’urgence ne peut être permanent et que le second renouvellement était discutable dans la mesure où, trois semaines après son début, « l’état d’urgence s’essoufflait », pour reprendre l’expression de l’actuel garde des Sceaux, alors président de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Dès le 9 décembre 2015, le président et le vice-président de la commission des lois de l’Assemblée nationale ont saisi la CNCDH, afin qu’elle participe au contrôle de l’état d’urgence. Rappelons que la CNCDH est l’institution nationale de promotion et de protection des droits de l’Homme, accréditée par l’ONU. A ce titre, l’une de ses missions est de veiller et d’être extrêmement vigilante sur la garantie des libertés et droits fondamentaux. En réponse à cette saisine de la commission des lois, nous avons adopté à l’unanimité de notre assemblée plénière (trois abstentions), le 18 février dernier, un avis dénonçant des dérives et détournements ou débordements de l’état d’urgence et l’absence de tout contrôle a priori des ordres de perquisition et des décisions d’assignations à résidence. (…)
Gaz. Pal. : Les juges judiciaires s’inquiètent, ces derniers mois, de la place prise par le juge administratif et estiment que les droits des citoyens sont moins bien protégés. Un nouvel équilibre entre les deux juges doit-il être trouvé ?
C. L. : Nous considérons que le juge administratif est un juge garant, lui aussi, des libertés, mais pas de la privation de liberté, à distinguer des restrictions à la liberté d’aller et de venir. Cependant, nous avons trouvé que le juge administratif, immédiatement après le prononcé de l’état d’urgence, contrôlait vraiment bien peu, par exemple, les assignations à résidence, dont certaines ont simplement eu pour objectif d’assurer la tranquillité publique pendant la COP 21. Néanmoins, depuis les premières décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, les tribunaux administratifs exercent un contrôle plus critique sur les mesures de l’état d’urgence. Il n’empêche que sur les 3 400 perquisitions ordonnées, seuls trois recours ont été introduits. Le contrôle a posteriori pour les perquisitions est donc quasiment réduit à néant. Quant aux assignations à résidence, on compte environ un recours pour cinq assignations à résidence, et bien peu aboutissent à une suspension de la décision administrative. La CNCDH ne peut que regretter l’absence de tout contrôle a priori. Nous trouverions judicieux que pour les assignations à résidence il existe un aval du juge judiciaire qu’est le juge des libertés et de la détention.
Gaz. Pal. : Ce déséquilibre ne s’explique-t-il pas aussi par le manque de moyens de la justice judiciaire ?
C. L. : Si le législateur se tourne aussi facilement vers le juge administratif, c’est, en effet, en partie pour cette raison. Il n’y a aucune amélioration de la situation de la justice judiciaire qui est en état d’extrême urgence, comme le disait le garde des Sceaux le 3 avril dernier. C’est étrange qu’en France, pays membre du Conseil de l’Europe, nous soyons dans les bons derniers en termes de pourcentage du budget national consacré à la justice par habitant.
Gaz. Pal. : Les avocats ont-ils suffisamment joué leur rôle dans ces procédures ?
C. L. : Les personnes assignées à résidence sont souvent fort peu habituées à prendre un avocat et à entamer une procédure devant quelque tribunal que ce soit. Dans un premier temps, il y a eu donc peu de recours, puis des avocats se sont mobilisés pour défendre des assignés à résidence. L’accès au droit et au juge est toujours difficile ; il l’est encore plus lorsque l’on vient d’être perquisitionné ou assigné à résidence, pointé du doigt, stigmatisé par ses voisins et au-delà. Plus l’accès au droit est difficile, plus le rôle de l’avocat est essentiel. Dans les dossiers d’aide juridictionnelle, ce sont surtout des avocats militants qui interviennent. Il faut les saluer.
Gaz. Pal. : Vous parliez de la place trop importante de l’émotion dans les différentes réformes législatives. Est-ce aussi le cas concernant le projet de loi « renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » ?
C. L. : Oui, c’est aussi le cas. Le projet de loi Urvoas a implicitement pour objet de faciliter la sortie de l’état d’urgence. Il est très facile d’entrer dans l’état d’urgence, mais c’est extrêmement difficile sur le plan politique d’en sortir. À la différence des textes spécifiquement destinés à la lutte contre le terrorisme, ce projet de loi s’applique à un nombre d’infractions extrêmement large. Il durcit la procédure pénale de droit commun et non plus seulement d’exception. Nous sommes bien au-delà de la lutte contre le terrorisme. Ce transfert de dérogations aux libertés et aux droits fondamentaux dans notre procédure pénale de droit commun est un bouleversement de notre équilibre législatif entre liberté et sécurité. La CNCDH le note fermement dans son avis du 17 mars dernier, lui aussi adopté à l’unanimité (une abstention). Par exemple, la rétention de quatre heures, sans aucune garantie ou si peu, est, pour la CNCDH, absolument inacceptable. Elle est en outre prévue pour les mineurs, quel que soit leur âge. L’Assemblée nationale puis le Sénat, par amendements, ont prévu de minuscules garanties. Cette rétention n’est pas une courte garde à vue puisqu’en principe, elle ne permet pas d’audition de la personne retenue. Cette dernière est retenue afin d’opérer des contrôles, en d’autres termes pour « faire du renseignement ». Vous êtes retenus sans savoir pourquoi, souvent sur des notes blanches, qui sont des modes de preuve non admis devant les juridictions de l’ordre judiciaire dans la mesure où elles contiennent des éléments qui ne sont fréquemment ni datés, ni signés (sauf par un service). Ce système d’interpellation pour « faire du renseignement » est condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme. Un tout autre sujet dans ce projet de loi préoccupe la CNCDH au point de demander le retrait de la mesure : il s’agit d’une nouvelle définition élargie de la cause d’irresponsabilité qu’est l’état de nécessité, destinée à ne s’appliquer qu’aux forces de police et de gendarmerie. Cette extension de la légitime défense ou de l’état de nécessité est en principe à peu près encadrée par la loi, mais en pratique, elle ne peut être qu’éminemment dangereuse.
Gaz. Pal. : La CNCDH dénonce aussi régulièrement la situation des migrants en France…
C. L. : Nous nous sommes beaucoup intéressés à la situation déplorable à Calais dans un avis du 2 juillet 2015, puis à Grande-Synthe où une délégation de la CNCDH vient de se rendre. À Grande-Synthe et sur l’initiative très intéressante du maire, nous préparons actuellement un avis qui sera adopté au mois de mai. On peut noter dès à présent que le maire de Grande-Synthe a fort judicieusement associé sa population à l’action humanitaire qu’il entreprenait. Comment comprendre et accepter que, dans un pays comme la France, il soit fait le choix de ne pas mettre en place à Calais un camp qui permettrait de vivre dans des conditions autres qu’infrahumaines, même si la responsabilité de la Grande-Bretagne est très lourde concernant Calais et le Calaisis ?
Gaz. Pal. : Que pense la CNDH de la récente réforme du droit des étrangers ?
C. L. : Sur saisine du ministre de l’Intérieur, nous avons rendu un avis sur le projet de loi relatif à la réforme du droit des étrangers, le 21 mai 2015. La CNCDH relève plusieurs aspects positifs dans le projet de loi, notamment la consécration du principe de la pluri annualité de la carte de séjour, l’affirmation du caractère subsidiaire du placement en rétention administrative ou la possibilité pour les journalistes d’accéder aux zones d’attente et aux lieux de rétention administrative. Nous faisons cependant un certain nombre de recommandations sur les conditions de l’accueil et du séjour, sur les mesures privatives de liberté, sur l’éloignement des étrangers ainsi que sur la situation des étrangers dans les outre-mer. (…)
Gaz. Pal. : Constatez-vous donc qu’en France les droits de l’Homme reculent chaque jour un peu plus ?
C. L. : La France, pays historiquement des droits de l’Homme, sur la question des migrants, des prisons et sur un certain nombre de droits fondamentaux, est en train de régresser. Et sur ces questions, le terrorisme ne peut pas être invoqué. Robert Badinter a raison de dire que la France est le pays de la Déclaration des droits de l’Homme plus que celui des droits de l’Homme. elle doit le redevenir.