Il est temps d’abandonner nos postures
Adolescente, je me suis risquée à interroger mon grand-père sur les quatre années, 1914-1918, qu’il avait passées au front. Soixante ans après, il garda le silence pour ne pas parler de cette « sale guerre ». J’ai découvert ce besoin de silence depuis le 7 octobre. J’ai vu l’horreur. Pas comme mon grand-père, pas comme les habitants des kibboutzim, pas comme les otages, pas comme les habitants de Gaza et de Cisjordanie, mais j’en ai vu assez.
D’aucuns diront que je ne peux pas comprendre car je ne suis ni israélienne ni palestinienne. En effet, habitant Jérusalem depuis 25 ans, j’apprends à entrer dans cette autre identité, celle de ceux que cette terre a attirés à elle. Elle nous rend disponibles à ce que vivent les deux peuples, joie ou souffrance.
Depuis cinq mois, je vis au chevet de trop de souffrances essayant d’être une présence aimante mais silencieuse.
Ce qui m’a poussée au silence, c’est la surabondance d’informations sans oublier les prises de position, chacun depuis le pas de sa porte, chacun du haut de ses certitudes. Mais ce dont je suis témoin, c’est qu’une certaine compassion, en accordant à l’un des deux camps le monopole de la souffrance, arme les deux et tue dans les deux.
J’ai préféré le silence pour ne pas ajouter de la violence à la violence. J’observe et cherche une issue. Puisqu’un tsunami a tout emporté, je crois qu’il est temps d’abandonner nos postures. C’est possiblement la seule chance de devenir bâtisseurs de paix, la seule façon de défendre la vie. Et la vie de ceux qui sont en périls ici, comme à sa naissance ou en sa fin, n’a d’autre unité de valeur que d’être la vie. Il n’y a pas de morts que l’on puisse souhaiter.
Pourtant nous avons peut-être subrepticement préféré des vies à d’autres. Nous savions qu’il n’y avait pas la paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Nous savions que cette guerre larvée produisait chaque année son lot de morts. Nous savions qu’il n’y avait pas de justice ni pour les Israéliens ni pour les Palestiniens.
Il n’y a pas de justice pour les Israéliens quand nous n’aidons pas les Palestiniens à reconnaître qu’il y a un lien entre le peuple juif et cette terre. Il n’y a pas de justice pour les Palestiniens tant que nous n’aidons pas les Israéliens à reconnaître que les conditions de leur retour ont spolié ceux qui vivaient là depuis toujours.
Il n’y a pas de justice pour les Palestiniens tant que nous ne battons pas notre coulpe devant eux d’avoir tué 6 millions de juifs en leur laissant en payer seuls le prix, les acculant à ces sommets de violence qui nous font horreur et dont nous nous lavons trop vite les mains.
Il n’y a pas de justice pour les Israéliens si notre culpabilité d’avoir tué 6 millions de juifs nous emprisonne au point de ne pouvoir aujourd’hui les arrêter quand ils franchissent une ligne qui va leur nuire durablement. Par amour du judaïsme, du peuple juif, de l’État hébreu, nous devons arrêter le gouvernement dont le bras venge sans vouloir bâtir de lendemains.
Nous avons composé trop longtemps avec de fausses vérités, des demi-mensonges et des propagandes éhontées. Il est temps d’abandonner nos postures. Il est temps d’aimer les deux peuples ensemble et en vérité, de renouveler notre dialogue avec eux, en hommes et femmes de foi, dans un esprit de vérité, capables de dire même ce qui fâche. Parce que le vrai amour retient celui qui, aveuglé par sa souffrance, choisit l’issue qui lui serait fatale.
Si nous choisissons la vérité dans nos relations, alors justice et paix s’embrasseront, le Seigneur donnera ses bienfaits, et notre terre donnera son fruit. (Ps 84).
Ni Israéliens ni Palestiniens nous portons une responsabilité dans la situation, celle de l’avoir laissée s’envenimer de longue date, assumons aussi d’en porter une dans la paix, maintenant.