Les quatre défis majeurs de la rencontre avec les migrants : questions posées à notre société, à la mission de l’Église

Dans les multiples interventions et appels qu’il a prononcés au cours des dix années passées, au sujet des migrants, le pape François a désigné clairement, avec quatre verbes désormais célèbres, les défis essentiels, directement liés à ce qu’il convient d’appeler un « drame », sans réel précédent : entre souffrance et solidarité… Ces quatre verbes, « accueillir » ; « protéger » ; « promouvoir » ; «intégrer », qui mettent en lumière le défi par excellence d’une humanité blessée et pourtant espérée peuvent être reliés à l’homélie prononcée par François, le 8 juillet 2013, à Lampedusa :

« Adam, où es-tu ? » : c’est la première demande que Dieu adresse à l’homme après le péché (…). Adam est un homme désorienté qui a perdu sa place dans la Création parce qu’il croit devenir puissant, pouvoir tout dominer, être Dieu. L’harmonie se rompt, l’homme se trompe et cela se répète aussi dans la relation avec l’autre qui n’est plus le frère à aimer mais l’autre qui dérange ma vie, mon bien-être. Et Dieu pose la seconde question : « Caïn, où est ton frère ? » (…) Ces deux questions de Dieu résonnent aussi aujourd’hui, avec toute leur force ! »

Le premier défi est l’impératif que porte en lui-même le premier verbe : accueillir

L’approche existentielle de la « rencontre » – que le Pape reprendra et développera dans la thématique centrale de « la culture de la rencontre » dans l’Encyclique Fratelli tutti – sur la fraternité et l’amitié sociale (3 Octobre 2020) – souligne à la fois la « chaleur » et la part d’inquiétude qui lui est inhérente : une inquiétude qui n’exclut pas l’empathie ni l’accueil mais qui conduit inévitablement à un certain nombre de déplacements relationnels et de conversions intérieures. Ces déplacements que vivent celles et ceux qui font l’expérience du déracinement – la « désolation », au sens premier du terme – affectent aussi ceux qui accueillent, dans leur rapport aux autres, à la terre qui nous est commune, à la mémoire collective et à l’histoire des peuples dans laquelle alternent les dominations et les tentatives de paix, au loin comme ici.

Il importe donc de « parler l’accueil » et non pas seulement de l’organiser : ce qui ne relativise évidemment pas le besoin urgent d’un « toit ». Car, en se parlant, les accueillants et les accueillis entrent dans une écoute compréhensive qui permet de résister aux idéologies du refus et au discours de fermeture sécuritaire et de repli identitaire. Accueillir, c’est se souvenir que nous sommes de la même chair, de la même terre et d’une même histoire. C’est accueillir la vie, dans sa fragilité : cet « homme blessé » dont nous apprenons à prononcer le nom et qui s’essaye à prononcer le nôtre. C’est s’inscrire dans la réciprocité qui a été mise à mal et parfois même perdue.

Nous le comprenons aisément : « accueillir », c’est consentir à ouvrir la porte mais également l’oreille, le cœur et la main : consentir à l’écoute, cette « hospitalité intérieure » qui en est la condition, au-delà même des difficultés de langue et de compréhension, dès lors que nous croyons que nous sommes « de la même terre » (humus – humanité), êtres « nés de la rencontre » et « nés pour la rencontre », appelés à déployer et à donner la vie que nous avons reçue.

Cela ouvre inévitablement à un deuxième défi : celui de « la protection ». Accueillir et protéger vont de pair

Au demeurant, protéger engage à une attention à l’égard des personnes, inspirée par ce que l’on pourra nommer la « bienveillance » : ce détour et cette veille que fait le Samaritain évoqué par le Christ (Évangile selon St Luc, 10, 25-37) et qui le rend proche de l’homme blessé – homme qu’il ne connaissait pas mais qu’il reconnaît comme un « frère en humanité ». Protéger, c’est « prendre soin », sur les différents registres où s’exerce cette considération de l’autre : corps, vie sociale et vie intérieure, souvent égaré et ne se retrouvant ni dans le droit qui s’impose à lui ni dans le lien précaire d’une solidarité imprévue. À la recherche essentielle d’un TOIT qui soit un abri durable mais également d’un TOI avec qui parler. Nous le savons, protéger, dans notre société moderne, c’est faire valoir le droit et faire reconnaître ses droits individuels. Et cette articulation n’est pas toujours simple à comprendre pour certains migrants. Car c’est dans le droit et l’exercice effectif de la protection des droits sociaux (« deuxième génération » des droits de l’homme) que peut s’exprimer, de manière concrète, la considération de la dignité de la personne humaine : homme, femme, enfant, vieillard (« Dignité irréductible », telle que l’affirme le principe premier de la pensée sociale de l’Église).

On sait combien les pesanteurs administratives et juridiques épuisent ceux qui nous demandent l’asile et ceux qui les accompagnent. Mais on sait tout autant le sens de ces accompagnements qui tissent des liens particulièrement forts et construisent – disons-le clairement – la société de demain. La coopération fraternelle, au sein de communautés locales – civiles et ecclésiales – au sein des mouvements citoyens et du tissu associatif, fait vivre le droit, à proprement parler, contre tous les refus d’accueil humanitaire et de protection légale. Protéger, c’est témoigner de notre foi en l’avenir des personnes et de l’humanité.

Le dialogue des histoires – l’histoire des migrants et l’histoire de celles et ceux qui partagent leur chemin – est la condition du troisième défi, évoqué par le Pape François : « promouvoir »

Il s’agit d’encourager les talents et les aspirations de ceux qui ont été contraints de quitter leur terre natale, pour survive et « espérer contre toute espérance » (pour reprendre ici l’expression par laquelle St Paul, dans sa Lettre aux Romains, chapitre 8, présente le chemin d’Abraham). Les personnes migrantes portent en elles des talents, des expériences, des savoirs et des « capabilités », comme le disait le penseur indien Amartya Sen à propos des capacités des plus pauvres à s’adapter à des situations complexes. Ils sont, pour leur très grande majorité, demandeurs de participer activement à la vie économique et sociale, par le travail, par la scolarisation de leurs enfants (leur priorité majeure) et par le partage de leurs compétences : on pense ici à ces médecins et soignants, originaires de Syrie ou de Roumanie, qui nous prennent en charge dans certains de nos services d’urgence…

Promouvoir, c’est en appeler à ces talents qui ont parfois été laissés en friche, dans des contextes de violence, de misère ou de déréglementation climatique ou sociale. On voit ainsi certains migrants, parmi les plus jeunes, se passionner pour une formation courte ou pour un emploi qui demeure paradoxalement « non pourvu » ou « en tension » dans nos « agences » : bâtiment ; restauration ; automobile ; agriculture ; manutention. La coïncidence entre nos besoins dans ces secteurs d’activité et la disponibilité des migrants devrait être une chance pour tous (« TRABAJO – TRAVAIL », dit encore François). Elle est malheureusement refusée, bloquée ou déconsidérée par certains élus et, avec les refus du passage par l’emploi, nous y perdons tous, en termes d’avenir et de « bien commun » (autre affirmation de la pensée sociale catholique). On ne dira jamais assez que le travail et la participation à l’activité ouvrent aux droits et rend effective la solidarité entre hommes et femmes issus de provenances et d’histoires multiples.

Le défi ultime dépasse, quant à lui, les seules conjonctures locales ou territoriales : il s’agit d’« intégrer »

Qu’est-ce à dire ? Pour avoir séparé les problématiques de migrations contemporaines des politiques internationales relatives au développement et à la coopération, on est arrivé aujourd’hui à « gérer » les questions migratoires sur le seul registre de la sécurité intérieure (ou communautaire). Or tous les acteurs sociaux et économiques, tous les experts en relations internationales et de nombreux pasteurs de diverses confessions religieuses soulignent la nécessité de penser les migrations, en écoutant les migrants et en évaluant les héritages pour le moins complexes des relations entre pays et entre états : colonisations ; « coopérations » ; contrôles ou abandons. La visée étant que seule une interprétation honnête et fine de l’histoire permet de relier, aujourd’hui et demain, les enjeux de la paix et du développement humain intégral. Cette considération pluridimensionnelle des échanges internationaux, politiques et interculturels – qui ne sauraient être réduite à la signature de quelques accords commerciaux par de grandes entreprises – peut seule permettre d’inscrire les migrations dans une visée d’habitation concertée de la terre (TIERRA), en refusant les impasses de la violence et des différentes formes de corruption.

Intégrer se révèle donc avoir une double signification : intégrer les personnes en situation de migration et les regarder comme des frères et des sœurs, sans jamais oublier que les pays dits développés ont une dette économique et morale à l’égard de nombreux pays d’où viennent aujourd’hui les migrants… Et intégrer les questions migratoires dans les politiques internationales de développement partagé et de paix. Car il s’agit bien d’« écouter le cri de la terre et le cri des pauvres » Pape François, Encyclique Laudato si’ n° 16 et 49 (24 Mai 2015).