Dossier d’information : Éthique sociale en Église N° 19
Tout d’abord, nous avons une pensée pour les victimes de la pandémie et toutes les personnes qui se trouvent en souffrance.
Les malades et leurs proches, mais aussi les soignants, celles et ceux qui travaillent pour que la vie continue ; sans oublier toutes les personnes qui connaissent des difficultés en temps normal et qui subissent actuellement un redoublement de leurs problèmes…
L’actuelle situation sanitaire modifie profondément nos modes de vie, avec le risque qu’un climat angoissant prenne le dessus, avec la tentation de rêver que tout revienne comme avant, nostalgie ! Il est d’autant plus précieux de noter le déploiement de compétences en matière de service et de solidarité (notamment de la part des soignants), la créativité qui se manifeste dans le cadre familial et sociétal (par exemple, les enseignants). Ce coup d’arrêt nous conduit à nous interroger sur les faiblesses de notre organisation sociale et l’ambiguïté de nos modes de vie. Il nous faudra trouver les bons ressorts en vue d’un rebond qui ne soit pas un simple retour à la phase d‘avant crise. Pour cela, il ne faut pas avoir peur de remettre en question les critères de choix, les « valeurs » trompeuses qui ont pu s’imposer comme des évidences et qui montrent aujourd’hui leur inanité.
En ce jour, vendredi saint, les chrétiens font mémoire du jugement, accompagné de violences, qui a conduit Jésus à la mort sur la croix. Pourtant, s’il y a de la gravité dans cette célébration, gravité redoublée cette année par l’impossibilité de se rassembler, elle ouvre à une espérance. Plutôt que la plainte stérile, plutôt que la rêverie nostalgique, il vaut mieux cultiver l’espérance créatrice !
1 – Quelques réflexions en écho aux propos de Gaël Giraud, sur France inter le 29 mars. Au moment où Gaël G. aurait pu devenir un trader efficace et fort bien payé, il a choisi de devenir jésuite. Il continue de travailler en son domaine de compétence avec une grande liberté de ton. Son appartenance à une communauté religieuse le rend libre à l’égard des puissances économiques et financières, ce qui n’est pas le cas de tous ses collègues…
J’en retiens une interrogation majeure sur la globalisation marchande qui a pu séduire par les facilités qu’elle offre, en pesant notamment sur les prix. Mais ce système nous rend dépendants et donc gravement vulnérables. Les maîtres mots de ce temps (vite et loin, abondance de biens et profit maximal…) ont semblé des images de bonheur, au prix de l’illusion. Tout cela révèle une légèreté irresponsable, dramatique. Nous étions pris dans une course concurrentielle, qui profitait d’abord aux plus puissants, pour accéder à des biens tout à fait secondaires. Et nous voici conduits à privilégier ce qui est vital. Cette agitation futile nous faisait oublier que toute vie est foncièrement fragile. Mais nous découvrons heureusement que notre humanité est capable d’engagements compétents et généreux. La prise de conscience de notre vulnérabilité constitue le premier pas de lucidité et elle induit une belle et heureuse responsabilité : le soutien mutuel devient un enjeu vital. Nous sommes aptes à cultiver la solidarité.
Les responsables politiques évoquent la mobilisation de sommes astronomiques pour faire face aux urgences et soutenir l’économie. Mais on ne répare pas en un claquement de doigt une incurie en matière d’équipement hospitalier, un manque de reconnaissance à l’égard des acteurs de la santé. On se gausse des bonnes réactions politiques lors de la crise de 2008 ; mais on oublie que les liquidités mises à disposition par les banques centrales ont d’abord alimenté la bulle financière, au lieu de servir une économie réelle permettant à tous de répondre à leurs besoins vitaux. Le rebond sera-t-il solidaire ?
2 – La rhétorique guerrière a eu son moment de gloire ! On comprend qu’il fallait mobiliser et centrer sur un objectif prioritaire : éviter la contagion, soigner efficacement. Mais le langage guerrier peut entretenir la confusion. Il faut redire avec force que la guerre consiste d’abord à détruire et à tuer. Certes, la mobilisation nous conduit à faire corps, mais il faut se demander pour quel objectif : semer la mort ou servir la vie ? Aurait-‐on peur de paraître benêts en employant des mots tels que responsabilité, solidarité, fraternité ? Pense-‐t-‐on que ce sont des valeurs faibles ? Il est urgent d’oser débattre entre nous d’éthique et de morale, ce qui nous permettra de partager des images de bonheur qui ne se réduisent pas à l’illusion d’une consommation inconséquente. Il est beau et bon de devenir plus créatif pour servir toute vie fragile.
3 – Les beaux exemples de solidarité responsable, dont nous sommes tous bénéficiaires d’une manière ou l’autre, réinterrogent les références de « la vie d’avant ». D’ailleurs, on entend peu les chantres d’un libéralisme économique censé apporter à tous un bonheur sans peine, alors qu’en fait il profite surtout à ceux qui sont forts, puissants et en bonne santé. Quand les inégalités explosent, la qualité de la vie commune est menacée. En 2017, les 1% les plus riches de la planète ont capté 82% des richesses nouvellement créées. On s’inquiète et on s’attriste à juste titre du nombre de victimes du coronavirus (près de 100 000 morts à ce jour), mais se souvient-‐on qu’en 2018 il y eut 18 000 décès dus à la rougeole, surtout en des pays pauvres ?
Appartenons-‐nous vraiment à une même humanité ? Quel regard portons-‐nous sur notre semblable ? Est-‐il celui dont je vais profiter au maximum ou celui dont je vais prendre soin ? La crise sanitaire nous rappelle notre vulnérabilité foncière : notre vocation ne se réduit pas à l’enrichissement sans fin et à la course aux envies insatiables, elle suscite la sollicitude mutuelle. Nous découvrons alors la force de l’héritage solidariste, exemple la sécurité sociale, qui organise un engagement de tous envers tous : chacun contribue selon ses capacités et reçoit en fonction des ses besoins majeurs.
4 – Nous redécouvrons que les circuits de distribution en proximité sont résilients tout en étant facteur de relations au quotidien. Plutôt qu’une mondialisation anonyme, dont on voit les limites quand il s’agit de produits sanitaires, il vaut mieux organiser des productions et des échanges en cercles concentriques. Pour des raisons de sécurité et d’écologie il est bon de produire et d’échanger au plus près. Dans le même temps il est nécessaire de renforcer les coopérations internationales. L’Union européenne a failli à son objectif originel de solidarité ; si nous voulons construire une histoire commune, il faut le montrer dans les situations dramatiques. On peut noter aussi que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a guère pris d’initiatives, faute de moyens et de compétence reconnue, les États jouant en solo. Une double avancée : solidarité locale et coopération internationale (et non la guerre !).