Éthique sociale en Église n° 43 avril 2022
1 – L’illusion du « doux commerce »
La formule de Montesquieu peut avoir un effet anesthésiant. Il suffirait que chacun mette en avant ses intérêts ; grâce à la main invisible du marché, l’ordre et la paix seraient au rendez-vous. Après l’effondrement de l’URSS, certains ont cru naïvement que l’ouverture des marchés et la mondialisation des échanges produiraient des effets bénéfiques pour tous ; les plus optimistes pensaient même que, grâce au flux des marchandises et aux rencontres culturelles, l’esprit démocratique se répandrait en raison de ses qualités propres.
Pourtant, des foyers de violences en différents endroits bousculaient nos naïvetés ; la permanence de pauvretés insupportables venait contredire cette vision enchantée. Aujourd’hui, la dramatique actualité qui endeuille l’Ukraine nous met devant nos responsabilités. Nous voyons à l’œuvre une logique de puissance qui entend s’imposer par la force destructrice et le mépris des droits humains, quitte à s’appauvrir. Ce dévoiement criminel n’est pas apparu du jour au lendemain ; mais certains, fascinés par l’ouverture de nouveaux marchés et l’appât du gain, n’ont pas perçu les menaces qui se profilaient ; pensant que l’autre ne raisonnerait qu’en termes d’intérêts financiers, ils ont sous estimé les risques de guerre.
Nous voyons à l’œuvre une double logique d’emprise. Celle des marchés, avec des critères froidement financiers qui ne tiennent aucun compte de la justice sociale, engendrant des pauvretés dramatiques et des ressentiments. Celle de la domination par la force militaire et le contrôle des libertés individuelles. Deux logiques de violence qui misent seulement sur les rapports de force et négligent toute voie comptant sur des alliances respectueuses de chacun des partenaires, à commencer par le plus fragile.
2 – La réhabilitation du politique
L’illusion du doux commerce, notamment à l’échelle internationale, a marginalisé le politique. La fascination à l’égard des pouvoirs autoritaires dénie le politique comme acteur de justice et de paix et ouvre la voie aux confrontations destructrices. Pourtant des avancées positives avaient eu lieu après le traumatisme majeur de la deuxième guerre mondiale : la fondation de l’ONU pour gérer les conflits de manière raisonnable dans le cadre du droit international, la déclaration universelle des droits de l’homme comme référence commune à une éthique de la dignité humaine, sans oublier pour ce qui nous concerne la création de l’Union européenne… Mais la mise en avant des seuls intérêts individuels, le repli sur des solidarités très partielles et parfois agressives, tout cela conduit à laisser de côté la recherche d’un bien commun organisé de telle manière que chacun trouve place dans la maison commune et soit reconnu en sa dignité.
3 – Le désir d’alliance
Oui, il y a bien en l’humain la tentation de s’affirmer en s’opposant, en dominant les autres. Mais il y a aussi le désir de faire alliance, grâce à la reconnaissance mutuelle, et le goût pour une fraternité qui se concrétise en des solidarités aptes à dépasser les frontières. Nous en avons aujourd’hui de beaux exemples avec les multiples initiatives au service des personnes qui souffrent de la guerre. Mais ce goût pour la fraternité ne peut grandir que s’il est cultivé, ce qui suppose de dépasser ses réflexes individualistes (tout pour moi et tant pis pour les autres !), de le mettre en valeur en résistant aux cyniques qui ne parient que sur l’enrichissement personnel et l’affichage de la force la plus brutale.
4 – La faim dans le monde
- Avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, des famines étaient évoquées, notamment en des pays marqués par des conflits. 70% de la population du Soudan sud se trouve en état de malnutrition ; au Yémen et en Afghanistan, en plus des victimes de violences, des crises humanitaires de grande ampleur sont prévisibles. Il y a tout d’abord la responsabilité des acteurs locaux qui entretiennent des conflits permanents parfois alimentés de l’extérieur, ce qui provoque des déplacements de population. Le premier engagement des responsables politiques devrait être de bâtir la paix. Au contraire, la soumission à des principes déniant les droits humains obère l’avenir ; un exemple, on sait que la scolarisation des filles est un facteur décisif de développement humain, or en Afghanistan, on leur refuse le droit à l’école.
Quelle mobilisation de la communauté internationale pour venir en aide aux populations menacées de famine, y compris pour un soutien à la gouvernance ? - Pour ajouter au malheur, la guerre en Ukraine met en tension le marché des céréales et risque d’amplifier la malnutrition en de nombreux pays. Aujourd’hui, ce n’est pas le manque physique de produits qui risque de priver certaines populations de nourriture ; les réserves sont importantes, mais en raison de la guerre la spéculation financière fait flamber les prix. Il faut le redire : la famine vient rarement d’un manque de nourriture (des agronomes l’ont réaffirmé clairement), mais de l’incapacité monétaire des familles à se procurer les biens alimentaire. La seule loi du marché est impitoyable et peut semer la mort : la spéculation provoque des famines. Des solutions d’urgence devraient être prises au service des populations les plus pauvres. Il y a aussi la question des biocarburants ; en France, ils représentent de 5 à 10% du carburant, dont 1/3 à partir de blé et 1/3 à partir de maïs. Osons parler d’une sobriété nécessaire et d’un partage solidaire. Sinon, nos références aux droits humains resteront des discours hypocrites.
5 – Les droits humains, encore !
- L’Arabie Saoudite a procédé à 81 exécutions capitales en une seule journée. Or nous vendons des armes à ce client peu fréquentable.
- En France, les actes racistes sont en hausse. Ceux qui banalisent les propos racistes ouvrent la voie à des passages à l’acte. Résistons aux discours de haine !
6 – Les engagements fraternels
Un rayon de soleil quand l’horizon paraît sombre. Les beaux témoignages de mobilisation pour venir en aide aux personnes qui souffrent en Ukraine et à celles qui prennent le chemin de l’exil, fuyant la violence meurtrière. Une mobilisation ingénieuse, associant de nombreux partenaires, assumant des prises en charge parfois délicates. On note aussi l’engagement des collectivités territoriales : de manière pratique en mettant des locaux à disposition, de manière symbolique en affichant le drapeau aux couleurs de l’Ukraine. Un geste pour montrer que l’on désigne clairement l’agressé, et donc l’agresseur. Mais déjà il faut envisager la construction d’une paix durable.
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