Éthique sociale en Église n° 57 juin 2023
1 – Morale, éthique… Et la vie de tous les jours !
* L’usage de ces mots n’est jamais simple. Quand on accuse quelqu’un de « faire la morale » ce n’est pas un compliment. Par contre, pour donner du poids à certaines prises de position, on se réfère volontiers à la morale et mieux encore à l’éthique : ça fait sérieux et ça mérite attention… Pourquoi deux mots ? L’un vient du latin (morale) et l’autre du grec (éthique). Il peut être intéressant de les distinguer.
* Avec beaucoup d’autres, je me fie à Paul Ricoeur. Il met en premier l’éthique pour évoquer la quête d’une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Une personne engage sa responsabilité en vue du bien, mais jamais seule, toujours en relation avec les autres, mais encore au sein d’institutions qui organisent la vie commune. Chacun de nous porte une part de responsabilité dans la collectivité. Nous sommes au cœur de la question du sens : comment grandir ensemble en humanité ?
En ce qui concerne la morale, il s’agit des règles du bien vivre ensemble qu’il est bon de respecter pour ne pas sombrer dans une violence qui accorde une prime aux plus puissants, voire aux pervers. Mais ces règles sont elles-mêmes évolutives et nous avons à gérer des héritages pluriels, ce qui provoque des tensions, des incompréhensions, au risque de provoquer des fractures au sein de la société (pensons aux débats concernant des lois récentes ou à venir). Quand il est question de vie et de mort (fin de vie), de relation à l’autre (proche ou étranger), c’est trop sérieux pour en faire des enjeux de tactique politicienne, il importe sur ce point de rester vigilant à l’égard des élus.
* Chacun, avant de se répandre en des affirmations péremptoires, parfois méprisantes, est invité à réfléchir : qu’est-ce qui est en jeu ? Une bonne dose d’humilité ne fait pas de mal en un temps où l’émotion l’emporte sur la raison, où la phrase assassine cherche d’abord des « like » instinctifs. La civilité et la courtoisie apparaissent plus favorables à une avancée commune que des réparties méprisantes, voire des bordées d’injures. Un peu de morale (respect de l’interlocuteur) n’est pas inutile pour parler de morale !
* Mettant en cause les idéologies closes qui cultivent l’agressivité sociale, le pape François rappelle « qu’un chemin de fraternité, local et universel, ne peut être parcouru que par des esprits libres et prêts pour de vraies rencontres. » (Fratelli tutti § 50)
2 – Un peu de « morale » à propos du festival de Cannes !
Cherchant à s’informer sur l’état du monde, durant une semaine on se trouve assailli par les échos du festival, pas forcément pour parler des films. Tapis rouge, paillettes, tenues extravagantes, ragots mondains et contradictions à la pelle… Une sommité du cinéma prêche pour une écologie exigeante (belle parole !) alors qu’il est venu en jet privé (un peu de cohérence ne nuirait pas !). J’en étais presque à maudire le festival (j’implore le pardon des cinéphiles…), quand j’ai lu une chronique de Geneviève Jurgensen (La Croix du 22 mai) : « La source du Festival de Cannes, ce n’est pas l’industrie du cinéma incarnée par un producteur à bretelles et gros cigare (…) c’est la conviction que l’expression artistique peut faire triompher une civilisation porteuse de vie sur une civilisation porteuse de mort. » Provoqué par une telle remarque, je me suis dit : il vaut mieux y réfléchir à deux fois avant de s’enfermer dans le pur et simple rejet… Toujours à propos de festival, Justine Triet, qui a remporté la palme d’or, a tenu un propos directement politique et polémique qui a entraîné de multiples réactions. Les sujets de réflexion ne manquent pas…
Bref, il est sain que la réflexion puisse toujours rebondir, en veillant cependant à tenir une ligne éthique qui ne vogue pas au gré des émotions et des opinions contradictoires.
3 –Encore un peu de morale : retour sur les Français et le don…
Dièse de mai évoquait la hausse des dons, après les difficultés liées à la pandémie. Mais une étude plus détaillée montre que ce sont les dons des montants les plus élevés qui augmentent, tandis que baissent les dons de montants faibles. Quelques explications. Les dons, notamment ceux adressés à des associations humanitaires, donnent lieu à des déductions fiscales (avec des limites) : 66% pour le plus grand nombre, et même 75% pour ceux qui relèvent de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière). Mais les personnes et les familles qui ne paient pas l’impôt sur le revenu (elles cotisent par la TVA), en raison de la faiblesse de leurs rentrées d’argent, n’ont aucun avantage fiscal lié à leur générosité.
+ On peut se réjouir que les pouvoirs publics favorisent les dons aux « œuvres » grâce à des réductions d’impôt ; une telle politique offre des possibilités d’action relevant des initiatives sociétales. En raison du principe de subsidiarité, l’État et les autres instances politiques n’ont pas à tout gérer directement, il vaut mieux soutenir les dynamiques de la société civile par des subventions ou des déductions fiscales. Mais il y a le risque que les gros donateurs cherchent à influencer les choix des organismes bénéficiaires.
+ Il est intéressant de parler de « don », avec ce que ce terme évoque de gratuité, ce qui nous sort d’une foire d’empoigne entre les intérêts individuels… Bien des études montrent qu’une société humaine se dénature quand elle ne sait plus faire place à ce qui relève du don gracieux, de la gratuité. Il faut donc résister à la tentation de tout évaluer avec des critères monétaires : la valeur éthique d’un faible don peut être plus précieuse qu’un gros don permettant une notable réduction d’impôt.
+ L’Évangile vient heureusement chambouler nos critères de jugement : « Jésus vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le Trésor du Temple. Il vit aussi une veuve misérable y mettre deux petites pièces de monnaie. Alors il déclara : cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car tous ceux-là, pour faire leur offrande ont pris sur leur superflu mais elle, elle a pris sur son indigence. » (Luc 21, 2-4)
4 – Qu’en est-il à la maison ?
On rêve d’associer vie familiale et bonheur. Heureusement, c’est le cas en de nombreuses situations. Mais certains chiffres obligent à considérer des réalités plus contrastées, loin d’une image idéalisée de la vie familiale. Ainsi, dans le département de la Vienne, on a identifié environ 1700 victimes de violences intrafamiliales en 2022, soit une augmentation de 57% en trois ans. Sans doute les personnes maltraitées osent-elles plus facilement porter plainte, alors que trop souvent les méfaits ont du mal à sortir du huis clos familial. Mais l’inceste, les féminicides continuent de faire des ravages ; il suffit de regarder les titres de ce que l’on nomme trop légèrement comme des « faits divers ».
Nous risquons toujours de porter un regard résigné (ce fut toujours ainsi !) sur les différentes formes de violence, sous-estimant le scandale que représente un déchaînement de force brutale au détriment des femmes, des enfants, des personnes faibles ou handicapées ; sans oublier les violences psychologiques sous forme d’humiliations, de mépris sournois. La civilisation, comme quête d’une vie plus humaine pour tous, commence à la maison. Chacun peut y contribuer avec bonheur.
André Talbot
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