Le peuple haïtien est fier d’une chose au moins : le fait d’avoir été le premier à s’être libéré du joug colonial et de l’esclavage le 1er janvier 1804. Pour le reste, malheureusement, il n’a guère de raison de se réjouir. De nouveau, le pouvoir en place ignore les appels au secours lancés par tout la société haïtienne, l’Église catholique n’étant pas la dernière à demander que soit instauré un État au service du bien commun.

Mais comment se fait-il que depuis son indépendance Haïti n’ait pratiquement fait que glisser d’une situation impossible à une autre ? Pourquoi en est-on arrivé là où nous en sommes aujourd’hui ?

L’indépendance, fruit d’une guerre de libération contre les troupes napoléoniennes, n’a été que de façade. La France, en 1825, a contraint sous la menace des armes Haïti à payer cette indépendance au prix fort, le maintenant dans une position d’obligé : la contrepartie de la reconnaissance de cette indépendance fut une compensation de 90 millions de francs or. Cette indemnité, qui dépassait largement les maigres moyens d’Haïti, a été payée grâce à des prêts réalisés par des banques françaises à des taux usuraires, pesant très lourdement sur le développement du pays. La colonisation s’est ainsi poursuivie d’une autre manière.

Les États-Unis d’Amérique du nord ont pris le relais de la France. En 1914, des Marines américains ont saisi la réserve d’or de la Banque centrale, l’entreposant dans une banque à Wall Street. En 1915, ils envahissent Haïti sous le prétexte que le pays est trop pauvre et trop instable pour être livré à lui-même. L’occupation militaire américaine durera 19 ans. Les USA maintiendront leur contrôle financier jusqu’en 1947.

De roi en président, de président en dictateur, les dirigeants successifs d’Haïti n’ont guère pu se dégager de cette emprise néocoloniale. Le dernier qui l’ait tentée, Jean Bertrand Aristide, dans les années 1990 et 2000, a échoué. Sa volonté d’essayer d’en finir avec les politiques libérales tournées vers l’extérieur lui aura coûté ses deux mandats. Depuis, tous les présidents auront eu l’aval et l’appui des USA.

Le 7 juillet 2021, le président en exercice, Jovenel Moïse, est assassiné. Le premier ministre, Ariel Henry, nommé quelques jours auparavant, s’est investi, vacance aidant, dans une fonction présidentielle pour laquelle il n’a aucune légitimité. Le fait que cette situation dure depuis 2 ans, et qu’elle ait l’appui des traditionnels soutiens extérieurs regroupés dans le Core Group (composé des ambassadeurs du Canada, des États-Unis, de l’Allemagne, du Brésil, de l’Espagne, de la France, de l’Union européenne et de représentants de l’ONU) montre qu’Haïti est à nouveau sous la coupe d’amis dont les intérêts propres semblent bien éloignés de ceux du peuple haïtien.

Le maintien de cette usurpation des pouvoirs n’est possible que par la violence, violence institutionnelle et violence au quotidien. Les institutions sont au point mort. La justice ne fonctionne plus, des juges courageux étant assassinés et d’autres s’éloignant. Le mandat des parlementaires est achevé pour la plupart d’entre eux. La police n’a pas les moyens de faire face à la violence. Selon l’ONU, les gangs contrôlent désormais 80 % de Port-au-Prince.

Les gangs massacrent, tuent, kidnappent, s’emparent de ce qui a de la valeur. L’insécurité dans la capitale est comparable à des situations de conflit armé selon l’ONU. La population, excédée, commence à se faire justice elle-même ou à fuir les quartiers les plus touchés, alors que les morts se comptent par dizaines chaque jour, dans l’indifférence générale. Nombreux sont les Haïtiens, en particulier les mieux formés, qui fuient le pays.

 

Manifestations en Haïti contre l’affaire PetroCaribe

Le triste résultat est que le pays figure encore et toujours parmi les pays les plus pauvres de la planète avec un PIB par habitant de 1 800 € par an. La crise est multidimensionnelle – politique, sécuritaire, judiciaire, économique, sanitaire, éducative – et a plongé le pays dans une situation encore rarement connue : les approvisionnements étant bloqués par la présence des gangs, alors que le pays dépend largement d’importations alimentaires (80 % du riz est importé), plus de la moitié de la population ne mange pas à sa faim, et une grande partie est au bord de la famine. L’inflation a des effets ravageurs. L’essence se faisant rare (la révolte qui a précédé l’assassinat de Jovenel Moïse était une protestation face à la multiplication des prix des produits pétroliers exigée par la « communauté internationale »), les produits sont bloqués et les transports très limités. La plupart des écoles et des centres de santé sont fermés, la sécurité et les approvisionnements n’étant pas assurés. L’impunité règne. Le système pénitentiaire est en panne. Le pays est à l’arrêt et personne ne se bouscule pour le remettre en état de marche et le relancer.

La corruption est une réalité endémique. Elle s’est développée tout particulièrement pendant le régime Duvalier, et elle est devenue un système qui domine la politique à tous les niveaux. Les corrompus n’ont évidemment de souci autre que leur maintien dans les fonctions qui leur permettent de satisfaire leurs intérêts personnels et ceux de leurs groupes. L’affaire PetroCaribe, du nom d’un programme de développement soutenu par le Venezuela, n’est toujours pas résolue, la justice ne fonctionnant pas. Les vrais patrons des gangs se trouvent dans leurs rangs.

S’ajoutent les nombreuses catastrophes naturelles, imprévisibles certes, mais dont l’impact est maximal dans une société autant abandonnée à elle-même et peu préparée à faire face. Les tremblements de terre de 2010 (300 000 victimes) et de 2021, les ouragans de 1994, 2004 et 2016 ont laissé des traces profondes.

Comment sortir de cette impasse qui coûte tant de vies et obère l’avenir ?
Les idées d’initiatives internationales ne vont pas dans le bon sens. À part quelques mesures d’aide alimentaire, avec des programmes dans les écoles encore ouvertes, ou l’assurance fournie à de petits agriculteurs pour leurs futures récoltes, ou bien des propositions de formation de la police ou bien encore quelques sanctions prises par des États étrangers sur des personnalités totalement corrompues, rien.

La seule mauvaise idée qui ait fait surface ces derniers temps est à nouveau celle d’une recette qui n’a fait que créer des problèmes supplémentaires dans le passé et coûte fort cher : une intervention internationale pour en finir avec les gangs et restaurer la sécurité. Il n’y a que les gouvernants, illégitimes rappelons-le, qui la demandent. Il est tentant pour certains de croire qu’une intervention militaire internationale musclée mettra les gangs hors d’état de nuire et permettra à Haïti de retrouver une situation plus normale. Les missions internationales antérieures de l’ONU et de l’OEA (10 missions depuis 1993) n’ont pas réussi à mettre le pays sur la voie du progrès et de la stabilité. Elles ont aggravé la crise sociétale, contribué à affaiblir les institutions étatiques, apporté le choléra, renforcé la dépendance du pays à l’extérieur, en fait elles ont contribué à créer ou renforcer la situation catastrophique que le peuple haïtien connaît maintenant. Il ne faut pas répéter la même erreur encore une fois.

Poussé par la communauté internationale, le premier ministre a officiellement mis en place en début de cette année un Haut Conseil de la Transition (HCT), chargé de mettre en route, le plus tôt possible, un processus électoral, annonçant la mise en place du conseil électoral provisoire chargé de l’organisation des élections. Rappelons que les mandats électoraux sont quasiment tous arrivés à leur terme et que ceux qui siègent ne sont plus légitimes. Mais depuis lors, les réunions programmées ont toutes été reportées sine die

Lueur d’espoir
La société civile, malgré la situation tendue, s’exprime. Des voix s’élèvent pour demander un changement radical et sortir enfin le pays de sa situation de dépendance, de délabrement de ses institutions et de violence sociale et aider le peuple à revivre, à retrouver l’espérance et à faire respecter la souveraineté du pays et sa constitution. La période de transition en place depuis l’assassinat du président offre cette opportunité de repartir sur de nouvelles bases plus inclusives de tous les Haïtiens qui contribueront à des solutions réelles et plus durables. Un large éventail de représentants de la société civile, des partis d’opposition et du secteur privé et que l’on peut considérer comme représentatifs de la société haïtienne sont parvenus à un large consensus national pour une sortie de crise sur la base d’un accord signé en août 2021, l’Accord Montana (du nom de l’hôtel de Port-au-Prince où ils étaient réunis).

Pour les parties à l’Accord Montana, la période de transition doit offrir la possibilité sans attendre de remplacer l’actuel gouvernement de fait par un gouvernement de transition constitué de personnalités dont la mission temporaire sera de restaurer l’état de droit et la sécurité, et qui devrait recevoir l’appui de la communauté internationale. Propositions qui portent une part d’utopie sans doute mais méritent l’attention car elles sont les seules à chercher une vraie sortie de crise par une mobilisation citoyenne.

 Justice et Paix Haïti

La Commission épiscopale nationale Justice et Paix est une institution de la pastorale sociale de l’Église catholique.

Elle est organisée avec un Comité directeur national et des délégués diocésains.

La Commission Justice et Paix est présente à travers le pays dans plus de 335 paroisses et dans les 10 diocèses.

Elle forme donc un réseau bien implanté dans le milieu.

Elle dispose d’un secrétariat national permanent.

La priorité de la Commission est la promotion, la défense de la dignité humaine et les droits humains, et la construction de la paix.

Parallèlement, d’autres initiatives ont vu le jour, portées par des organisations enracinées comme la plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (dont Justice et Paix fait partie) ou encore Ensemble contre la corruption. Le CRAN (cellule de réflexion et d’action nationale) développe des analyses et publie des documents. La Fondation Je klere recueille des témoignages et formule des recommandations pour l’action contre la violence criminelle.

Le peuple haïtien continue d’espérer et compte sur la solidarité des autres peuples, dont le peuple français, pour sortir enfin de l’enfer dans lequel il est plongé. La société civile internationale avec ses réseaux doit pouvoir y aider davantage. Sans attendre.