La CNCDH au Premier ministre
Monsieur le Premier ministre,
La CNCDH a toujours souligné la nécessité d’un encadrement strict des différentes formes d’état d’exception et l’obligation d’y mettre un terme dès que leur maintien n’est plus strictement nécessaire. Alors que sont annoncées une levée progressive du confinement et une reprise de l’activité à partir du 11 mai, la CNCDH s’inquiète de la prorogation annoncée de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 24 juillet.
Elle estime qu’il est indispensable cependant de lever dès à présent toutes les mesures restrictives dont la nécessité n’est pas ou plus strictement établie. La reprise de l’activité économique doit s’accompagner d’une levée des dérogations temporaires apportées au droit du travail1. Les juridictions administratives, judiciaires et constitutionnelle doivent retrouver un fonctionnement normal sans délai, ce qui implique notamment le plein rétablissement de toutes les garanties d’un procès équitable, la levée des mesures prises en matière de détention provisoire et d’assistance éducative.
Je ne peux que déplorer que le projet de loi ne comporte aucune disposition en ce sens. Ce projet de loi suscite par ailleurs de nouvelles inquiétudes. La CNCDH note particulièrement les dispositions donnant compétence au préfet pour édicter des mesures de mise à l’écart (quarantaine ou placement à l’isolement) des personnes revenant de certaines zones à l’étranger, ainsi que de celle se rendant en Corse ou dans les Outre-mer. Au vu de la gravité de l’atteinte qu’elle porte à la liberté individuelle, cette mise à l’écart s’analyse, quel qu’en soit le lieu, comme une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui sont de nature judiciaire, et doit donc être conforme aux conditions et garanties qui doivent l’encadrer.
Or ces mesures ne reposent pas sur une base légale satisfaisant aux impératifs de sécurité juridique et de prévisibilité de la loi, puisqu’elles peuvent aller jusqu’à interdire toute sortie de l’intéressé, mais sans déterminer les cas dans lesquels une telle privation de liberté est encourue. Il est certes exigé la présence d’un certificat médical en cas de placement à l’isolement, mais outre que rien n’est indiqué s’agissant du placement en quarantaine, la CNCDH s’inquiète des conditions de forme et de fond qui seront exigées pour l’établissement du certificat médical constatant l’infection, notamment au regard du secret médical. Il aurait notamment dû être exigé (conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme2) que la privation de liberté soit le moyen de dernier recours, après constatation qu’aucune autre mesure envisageable ne suffirait. La CNCDH déplore plus encore l’insuffisance des contrôles prévus, notamment l’absence d’intervention du juge judicaire, gardien de la liberté individuelle, dans la décision initiale de privation de liberté, alors qu’il devrait, dès lors que la privation de liberté dépasse 12 heures par jour, intervenir en amont pour l’autoriser 3.
L’information du Procureur de la République ne paraît pas envisagée. Le juge des libertés et de la détention ne peut être saisi que dans le seul cas d’une privation absolue de liberté (interdiction de toute sortie), tandis qu’est supprimée toute possibilité de recours au juge administratif des référés, privant ainsi la personne de tout recours effectif. Enfin, même dans les rares cas où elle est possible, l’intervention du juge n’est assortie d’aucune précision sur l’effectivité de son contrôle ni sur les conditions de prolongation de la mesure. Il n’est pas non plus prévu qu’il doive statuer par ordonnance motivée. L’on risque donc de voir les personnes les plus vulnérables particulièrement soumises à ces mesures, sans moyen efficace de se défendre. Enfin l’intervention du juge est supprimée si l’intéressé consent à la prolongation de la mesure au-delà de 14 jours. Or cette intervention aurait pu assurer que ce consentement est bien libre et éclairé par une information loyale, claire et adaptée de la personne sur son état, les investigations et soins proposés, les mesures envisagées et les conséquences d’un refus. Faute d’un tel contrôle, une particulière attention devra être accordée aux difficultés de recueil du consentement des personnes vulnérables ou en situation de précarité. Les juges des tutelles doivent pouvoir être saisis si nécessaire, ce qui n’est aucunement garanti à ce jour dans un grand nombre de tribunaux. Quant à l’article 6, la CNCDH craint également un effet cliquet par l’accoutumance au recours aux outils numériques légitimés dans le contexte de protection de la santé publique, ouvrant à l’avenir l’usage de ce même type de mesures pour d’autres fins et justifiant une critiquable interconnexion élargie des fichiers.
La CNCDH rappelle en outre que l’éventuelle conformité à la réglementation sur la protection des données à caractère personnel n’équivaut pas à un respect des droits et libertés fondamentaux. Les mesures de suivi numérique et la constitution des fichiers mentionnés seraient susceptibles de présenter un risque transversal d’atteinte aux droits de l’homme. Outre les risques induits par la multiplicité d’acteurs qui pourront accéder aux fichiers, les données sensibles collectées pourront être partagées sans le consentement des personnes intéressées, ce qui appelle un contrôle indépendant et un suivi dans le temps de ces mesures. Les mesures d’identification des personnes présentant un risque d’infection notamment par collecte des informations relatives aux contacts présentent un fort risque de stigmatisation et d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux.
La CNCDH regrette enfin que le projet de loi envisage l’habilitation du gouvernement à prendre par ordonnance des mesures dérogeant à la loi informatique et libertés et à certaines règles relatives aux dossiers médical et pharmaceutique.
Je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, en l’assurance de ma haute considération.