État d’urgence sanitaire et protection des travailleurs

Pour ce 6e numéro de lettre de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a choisi de s’intéresser plus particulièrement aux difficultés liées au travail.

En effet, les mesures prises dans le cadre de la crise causée par le Covid-19 ont eu un impact considérable sur l’organisation du travail, sur les droits des travailleurs et sur leur situation sanitaire et sociale, renforçant les inégalités préexistantes et créant de nouvelles situations de vulnérabilité. Les personnes vulnérables avant la crise le sont toujours, mais celle-ci a aussi vu l’apparition de « nouveaux vulnérables » parmi lesquels les personnes qui ne peuvent plus travailler, ou celles qui sont contraintes de le faire dans des conditions dégradées.

DES CONDITIONS DE TRAVAIL DIFFICILES.

Les mesures de confinement ont eu un impact considérable sur l’organisation du travail. Pour certains, le travail sur site a été maintenu dans des conditions souvent dégradées ; pour d’autres, le télétravail s’est imposé, sans que les conditions du travail à domicile n’aient toujours été préparées, avec parfois l’obligation de travailler selon des horaires modifiés sans accord préalable, ou de prendre des congés imposés. Face à la situation sanitaire inédite engendrée par l’épidémie de Covid-19, la Commission regrette que la protection des salariés n’ait pas toujours été bien assurée. Les secteurs d’activité essentiels à la vie de la nation n’ont pas été définis, de ce fait, nombre de travailleurs ont dû s’exposer inutilement à des risques de contamination sur leur lieu de travail ou dans les transports. À cet égard, le cas emblématique est sans doute celui des travailleurs d’Amazon : il a fallu un recours en justice des syndicats et une condamnation, confirmée en
appel, pour forcer l’entreprise à évaluer les risques et à suspendre la livraison des produits non essentiels dans l’attente de cette évaluation. Il convient de souligner que cette exposition aux risques a touché principalement les travailleurs les moins bien payés : 68 % des cadres sont totalement en télétravail, contre 32% des employés et 4% des ouvriers. Ainsi, les inégalités sociales s’en sont trouvées aggravées, d’autant qu’elles impactent le salaire : 42% des ouvriers déclarent avoir déjà subi une baisse de salaire à cause de la crise, contre 16% des cadres, 25% des professions intermédiaires et 29% des employés.

Pour autant, les personnes pouvant télétravailler ne bénéficient pas toutes de bonnes conditions de travail. Bon nombre d’entreprises, mais aussi la fonction publique, ont dû mettre en place le télétravail en moins de 48 heures, alors qu’elles ne s’y étaient jamais préparées et ne disposaient ni du matériel ni de procédures adéquates. Beaucoup de salariés ont dû faire la transition sans accompagnement ni formation. Il en a résulté la mise en place d’un travail « en mode dégradé » : un tiers des télétravailleurs n’ont pas été dotés en équipement informatique par leur employeur, 97% n’ont pas d’équipement de travail ergonomique, un quart n’ont pas de lieu adapté au télétravail et un tiers, notamment les femmes, doit télétravailler tout en gardant les enfants et en assurant la « continuité pédagogique ».

En effet, malgré la possibilité de prendre un congé pour garder les enfants, beaucoup de parents ont été fortement encouragés à continuer leur activité professionnelle. Le télétravail aggrave la difficulté à concilier vie familiale et vie professionnelle et amène de nouvelles problématiques, comme le nonrespect des horaires de travail et l’hyperconnectivité : près de 80% des télétravailleurs ne disposent pas de droit à la déconnexion et doivent répondre à des sollicitations le soir ou le week-end ; et nombre de travailleurs qui ont dû poser des congés ont pourtant été contraints de travailler. Ces conditions de travail dégradées génèrent d’importants risques psychosociaux : 44 % des salariés français interrogés se sentent en situation de « détresse psychologique », 18 % des télétravailleurs confinés présentent des signes de troubles mentaux sévères, anxieux, voire dépressifs.

La fin du confinement amène de nouvelles questions qui pèsent sur les salariés et les familles : le Gouvernement encourage à continuer le télétravail, d’autant que les capacités d’accueil des transports en commun ne sont pas suffisantes pour assurer les déplacements du plus grand nombre dans des conditions sanitaires optimales, que les écoles et crèches ne sont pas en mesure d’accueillir tous les enfants, et que les collèges en zone rouge restent pour le moment fermés. Or seules 10% des entreprises disposent d’accords organisant le télétravail. Dans le cadre de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le Gouvernement a adopté plusieurs ordonnances et décrets qui instaurent des mesures dérogatoires au droit du travail, pour une durée qui reste parfois indéterminée. Ainsi, les employeurs peuvent imposer ou modifier la prise de jours de congés et de jours de repos, déroger au droit au repos hebdomadaire et au repos dominical, allonger unilatéralement la durée du travail, différer le versement de certaines rémunérations, suspendre les élections des représentants du personnel dans les entreprises ou encore s’exonérer de certaines obligations de suivi médical. La Commission s’inquiète de la possible pérennisation de telles mesures au-delà de l’état d’urgence sanitaire, et rappelle les recommandations du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) des Nations unies qui engagent la France « à s’assurer que les dispositifs proposés pour accroître la flexibilité du marché du travail n’ont pas pour effet la précarisation du travail et la diminution de la protection sociale du travailleur. » Il l’exhorte également « à s’assurer que toute mesure rétrograde concernant les conditions de travail :

a) est inévitable et pleinement justifiée eu égard à l’ensemble des droits du Pacte, compte tenu de l’obligation de l’État partie de viser la pleine réalisation de ces droits au maximum de ses ressources disponibles ;

b) est nécessaire et proportionnée à la situation, c’est-à-dire que l’adoption de toute autre mesure, ou l’absence de mesures, aurait des effets encore plus néfastes sur les droits visés par le Pacte ; et

c) n’est pas discriminatoire et en touche pas de manière disproportionnée des personnes et des groupes défavorisés et marginalisés. »

Dans ce cadre, la CNCDH rappelle que, d’une part, les conditions de la reprise d’activité doivent faire l’objet d’un dialogue social renforcé et que, d’autre part, les mesures inhérentes à l’état d’urgence sanitaire ne sauraient être que temporaires afin de ne pas remettre en cause les équilibres du droit du travail, notre pacte social et l’effectivité des droits protégés par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

DES PROTECTIONS INSUFFISANTES.

La CNCDH s’inquiète des consignes données à l’Inspection du travail dans ce contexte de crise sanitaire et de risques élevés : au lieu de renforcer les contrôles pour vérifier que les mesures de protection des salariés sont bien appliquées, la Direction générale du travail décide désormais de l’opportunité de contrôler telle ou telle entreprise, contrairement à ce qui est prévu par la Convention n°81 de l’Organisation Internationale du Travail sur l’inspection du travail. Les syndicats ont dénoncé les pressions subies et ont porté plainte auprès de l’OIT. Le 15 avril, un inspecteur du travail a été suspendu avec mesure conservatoire après avoir fait des rappels à la loi et demandé un référé pour la protection de salariés. Par ailleurs, les inspecteurs n’ont pas eu accès à du matériel de protection comme les masques et ont été invités à limiter leurs déplacements. Pour ce qui concerne les litiges individuels entre employeurs et salariés, la Commission déplore les atteintes portées au fonctionnement des conseils de prud’hommes. Comme elle l’a écrit dans son avis adopté le 28 avril, la CNCDH « s’interroge sur la concentration des activités sur les contentieux dits « essentiels » et sur les moyens donnés aux juridictions pour maintenir la continuité de l’accès à la justice sur le territoire national. Ainsi, auraient pu être estimées essentielles et prioritaires les procédures prud’homales ou encore certaines des procédures d’urgence en matière commerciale ». En effet, les difficultés de fonctionnement des prud’hommes laissent les salariés dans l’incapacité de faire valoir leurs droits. Certes, les délais de prescription ont été repoussés, mais les salariés attendant un jugement peuvent se retrouver sans ressources pendant cette période, par exemple en cas de licenciement abusif pour faute grave. Ceci est d’autant plus problématique que les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires bénéficient aussi d’un délai jusqu’à un mois après la fin de l’état d’urgence, dès lors certains salariés devront attendre encore plusieurs mois pour faire valoir leur droit dont dépend leur indemnisation chômage. Enfin certaines mesures modifiant le fonctionnement de ces conseils posent aussi question, comme le possible tri des dossiers avant les audiences de référé.

LES TRAVAILLEURS PRÉCAIRES EN GRANDE DIFFICULTÉ.

De nombreuses mesures d’aides ont été mises en place par le Gouvernement pour pallier certains effets de la crise sanitaire sur les travailleurs ; cependant, elles ne couvrent pas toutes les catégories de travailleurs. De nombreuses personnes actives ne peuvent prétendre à aucune des aides annoncées. Cela concerne celles et ceux qui vivent de l’économie informelle soit environ 2,5 millions de personnes

. Il s’agit de travail non déclaré comme beaucoup de services à la personne et d’aide à domicile, mais aussi de certains secteurs d’activité comme le bâtiment et les travaux publics ou l’hôtellerie-restauration.

. Ce sont autant de personnes qui se sont soudainement retrouvées sans aucun revenu et qui ne peuvent prétendre à aucune aide, d’autant que les procédures de premières demandes de prestations sociales (comme l’inscription au RSA) ont été complexifiées par la suspension de l’accueil au guichet.

Ces difficultés concernent aussi tous les travailleurs précaires, notamment les intérimaires ou les personnes ayant des contrats courts. En raison du confinement, beaucoup de missions en intérim ont été interrompues brutalement à la mi-mars, notamment du fait de l’impossibilité de télétravailler. Si le demi-million de personnes concernées a pu, au début, bénéficier du chômage partiel, bon nombre de missions se sont terminées et n’ont pas été renouvelées. Mi-mars, le secteur de l’intérim s’attendait à une baisse d’activité de 75% pour la seconde quinzaine de mars, soit une perte d’un demi-million d’emplois.

Alors que l’on célébrait le 10 mai dernier la journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et leurs abolitions, la CNCDH s’inquiète des conséquences de la crise liée à l’épidémie de Covid-19 sur l’exploitation et la traite des êtres humains. Les personnes occupant des emplois informels et précaires n’ont pas les droits des salariés, ni même des travailleurs indépendants. Beaucoup ont perdu leur source de revenus et se retrouvent à lutter pour leur survie et celle de leur famille. Elles sont dans l’impossibilité de faire face aux besoins les plus élémentaires. Les travailleurs domestiques, les auxiliaires de vie et les jeunes filles au pair vivent souvent dans les domiciles de leurs employeurs et lorsqu’ils perdent leur emploi, ils perdent également leur logement. Dans l’impossibilité de rester chez des parents ou de trouver un autre logement, ces personnes peuvent contracter des dettes, ce qui peut les rendre encore plus vulnérables à l’exploitation. Les personnes sans papiers sont aussi dans l’incapacité de faire valoir leurs droits et sont parfois contraintes de poursuivre leur travail sans que des mesures de sécuritésuffisantes soient mises en place par leurs employeurs, d’autant que les contrôles de l’inspection du travail sont moins fréquents.

La Commission constate que de nombreux travailleurs indépendants sont en grande difficulté. En effet, la multiplication du recours à l’auto-entreprenariat non choisi dans certains secteurs d’activité, à l’exemple des travailleurs des plateformes, prive ces actifs d’une partie des protections sociales. Ainsi, ils ne peuvent pas bénéficier des dispositifs de chômage partiel auxquels ont droit les salariés ni d’indemnisation complémentaire de l’employeur en cas d’arrêt de l’activité pour garde d’enfant. Par peur d’une perte importante de revenus, bon nombre de ces travailleurs ont donc continué leur activité, quitte à prendre des risques pour leur santé. Certaines professions libérales se retrouvent aussi en difficulté, comme les avocats, ayant dû suspendre leur activité mais continuant à faire face à d’importants frais fixes. Il en est de même de nombreuses très petites entreprises, par exemple dans le commerce de détail. Alors que les prestations chômage présentent un enjeu majeur en ce qu’elles jouent un rôle d’amortisseur économique et social permettant de sécuriser les conditions de vie des chômeurs. La CNCDH entend souligner que toutes les personnes privées d’emploi ne sont pas indemnisées par l’assurance chômage. Il en est ainsi des jeunes de moins de 25 ans travailleurs précaires ou en période d’essai qui n’ont droit à aucune prestation sociale et peuvent donc se retrouver du jour au lendemain sans la moindre ressource. Les jeunes en situation de grande précarité peuvent normalement bénéficier du dispositif de la Garantie jeune, et en particulier du versement d’une aide financière, mais d’une part les versements ont été retardés pendant les premières semaines du confinement, et d’autre part les ouvertures de nouveaux contrats Garantie jeunes ont été repoussées dans de nombreux cas à fin avril ou mai, mettant de nombreux jeunes en grande difficulté. Par ailleurs, la nécessité de passer par un compte bancaire ou une signature du jeune ont rendu très difficile l’octroi d’aides financières d’urgence à des jeunes accompagnés par des missions locales, aides qui sont souvent versées d’ordinaire en liquide ; la seule issue proposée alors au jeune est la distribution alimentaire. Le gouvernement a certes annoncé le 4 mai une aide de 200 euros pour les jeunes, mais non seulement ce montant reste faible au regard des besoins mais surtout il ne touche pas tous les jeunes en difficulté, puisqu’il faut soit bénéficier de l’APL, soit être étudiant et avoir perdu son emploi ou son stage.

La règlementation en matière de prestations sociales pour les chômeurs et pour les jeunes avait suscité, en 2016, les inquiétudes du CESCR, quant à son adéquation au profil du chômage en France ainsi que son effectivité ; inquiétudes que la CNCDH avait relayées en proposant une feuille de route pour la mise en œuvre des recommandations du Comité. Ces faiblesses sont aujourd’hui d’autant plus criantes que, pensées dans un contexte différent, les prestations chômage n’ont pas été conçues ni financées pour faire face à un tel afflux ou à de tels besoins. La CNCDH recommande à nouveau à la France de mener une réflexion sur le système d’assurance chômage en plaçant les droits de l’homme au cœur des discussions, afin de garantir l’adéquation des prestations aux besoins et de protéger l’ensemble des chômeurs, en limitant leur exposition aux risques d’exclusion sociale et économique.

FOCUS

Le poids de la crise sur les inégalités femmes-hommes

 

La Commission se préoccupe de l’accroissement des inégalités femmes-hommes engendrées par le confinement et l’état d’urgence sanitaire. En effet, les femmes exercent des métiers de service ou de soin aux personnes (auxiliaires de vie, infirmières, aides-soignantes, mais aussi enseignantes, caissières, agentes d’entretien…) et sont donc particulièrement exposées. La fonction publique hospitalière est composée à 78% de femmes (90% des infirmières et sages-femmes sont des femmes). Les femmes représentent aussi 90% des personnels de caisse, 97% des aides à domicile et 70% des employés de l’entretien. Par ailleurs, occupant, plus que les hommes, des emplois précaires ou à temps partiel, les femmes font face à des difficultés financières et sociales plus importantes, en particulier pour les familles monoparentales.

Aux grandes difficultés pour s’occuper seules des enfants, sans aide extérieure à cause du confinement, s’ajoute le manque accru de ressources. Les salariées ayant moins d’un an d’ancienneté et ayant pris un congé pour garder leur(s) enfant(s) à la suite à la fermeture des écoles, n’ont reçu en mars qu’une partie de leur salaire, contrairement aux annonces faites dans les médias, mettant certaines familles en grande difficulté. Il est aussi à craindre que les répercussions économiques de la crise, notamment sur les personnes précaires, fassent augmenter le nombre de pensions alimentaires impayées. L’annonce de la fin de l’indemnisation pour garde d’enfant début juin, si un accueil est possible à l’école, pose un véritable dilemme moral et financier, alors que le conseil scientifique lui-même recommande de ne pas reprendre l’école avant septembre. D’autres inconnues comme l’ouverture des crèches, la disponibilité des assistantes maternelles ou l’ouverture du périscolaire rendent l’organisation familiale et la reprise du travail encore plus complexes. Pour 36% des femmes, le confinement s’est traduit par une hausse de la charge de travail (contre 29% des hommes). Ce phénomène est amplifié par la nécessité de s’occuper des enfants et d’assurer la continuité pédagogique, charge qui leur revient le plus souvent : 43% d’entre elles doivent assumer plus de 4 heures de tâches domestiques supplémentaires par jour depuis le début du confinement. Charge mentale alourdie et cumul des rôles… Ce sont d’abord les femmes qui déclarent souffrir de leurs conditions de télétravail en temps de confinement : 22% des femmes contre 14% chez les hommes sont en détresse élevée.