L’Europe et l’élection présidentielle en France
Initiée le 9 mai 1950 par une déclaration de Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay, la construction européenne a été pensée comme une contribution à la paix dans le monde. Après que l’Europe a été dévastée par deux guerres mondiales démarrées sur ses terres, l’union des pays européens – à commencer par la France et l’Allemagne – autour de valeurs et d’un projet communs est apparue comme indispensable. C’est ainsi que, par étapes, a vu le jour l’Union européenne (UE) telle que nous la connaissons aujourd’hui, une organisation régionale inédite tant dans ses objectifs que dans son fonctionnement. Reposant sur un tissu d’institutions complexe et sur un processus décisionnel qui peut également paraître compliqué, l’UE offre un modèle original de représentation politique et de prise de décision, qui peut nourrir notre regard sur la démocratie.
L’ambiguïté originelle du projet européen
Lorsqu’il présente son projet, Robert Schuman lui assigne un objectif ambitieux, pour ne pas dire irréalisable : faire advenir une « fédération d’États nations ». Associant des termes a priori difficilement conciliables, cette formule, si elle peut apparaître comme un oxymore, témoigne de la complexité du projet européen. Celui-ci est, depuis l’origine, pris dans une dialectique qui veut faire coexister l’idée de coalition, c’est-à-dire de coopération renforcée entre des États souverains, et le principe d’intégration, qui renvoie à la « fusion des intérêts européens »[1]. Cette approche fait écho à la vision que développait déjà, dans un discours au Congrès des amis de la paix, le 21 août 1849 à Paris, Victor Hugo : « un jour viendra […] où vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne ». Cette similitude dans la façon de concevoir l’Europe, à un siècle d’intervalle, peut paraître fortuite, mais elle ne l’est pas : la plupart des partisans d’une Europe unie considère en effet que, pour parvenir à exister en tant qu’entité à part entière, l’Europe doit combiner l’objectif d’intégration et le respect des souverainetés nationales.
C’est avec le souci de faire vivre cette dualité qu’a été pensée l’architecture institutionnelle européenne. On y trouve ainsi des organes intergouvernementaux, à travers lesquels les États membres font valoir leurs intérêts nationaux, et des organes supranationaux, qui ont pour fonction de porter l’intérêt général de l’Union européenne. Ces institutions doivent composer entre elles pour élaborer et mener les politiques de l’Union européenne, de sorte que toute décision prise dans le cadre de l’Union européenne est nécessairement le fruit d’un compromis entre les différents points de vue qu’elles incarnent.
Un processus décisionnel favorable au consensus
Concrètement, ce qui est décidé dans le cadre de l’Union européenne découle pour l’essentiel, d’une part, des engagements pris par les États membres à travers les traités européens qu’ils ont signés et ratifiés et, d’autre part, des impulsions données à la construction européenne par les chefs d’État et de gouvernement au sein du Conseil européen, lequel se réunit quatre fois par an pour définir, par consensus, les orientations politiques générales et les priorités de l’UE. Les politiques de l’Union européenne et les normes législatives qui s’appliquent dans l’UE sont ainsi élaborées essentiellement à partir des décisions prises par le Conseil européen.
C’est à la Commission européenne, institution supranationale agissant au nom de l’intérêt général de l’UE, qu’incombe la mission de mettre en œuvre les décisions du Conseil européen. Dans cette perspective, ses 27 commissaires, soit un par État membre, chacun disposant d’un portefeuille spécifique, rédigent des actes législatifs, qui sont ensuite soumis aux Conseil de l’UE et au Parlement européen.
Pays membres de l’Union Européenne
Au cœur du triangle institutionnel de l’Union, le Conseil de l’UE et le Parlement européen se partagent, selon une procédure dite de codécision, le pouvoir législatif. Réunissant les ministres des Vingt-Sept par thématique, le Conseil de l’UE, qui porte la voix des gouvernements nationaux, adopte 80 % de ses décisions à la majorité qualifiée, atteinte lorsque, au minimum, 55 % des États membres représentant au moins 65 % de la population européenne sont d’accord entre eux. Au Parlement européen, les 705 députés, répartis selon leurs affinités politiques, décident à la majorité simple. En tant que co-législateurs, ils peuvent amender une proposition législative ou encore en bloquer l’adoption s’ils y sont majoritairement opposés. Si les deux législateurs parviennent à se mettre d’accord sur un texte, celui-ci est alors considéré comme adopté. Charge alors à la Commission de veiller à ce qu’il soit bien exécuté par les États membres.
À ce dispositif s’ajoutent d’autres institutions, visant notamment à garantir le respect de leurs engagements par les États membres et l’Union elle-même (Cour de justice de l’Union européenne, Médiateur européen) ou encore à prendre l’avis de la société civile organisée (Comité économique et social européen) et des collectivités locales (Comité européen des régions). Par ailleurs, les parlements nationaux se sont vu attribuer au fil du temps un rôle plus grand dans les affaires européennes, tandis que les citoyens ont la possibilité d’adresser une pétition au Parlement européen ou encore de lancer une ʺInitiative citoyenne européenneʺ pouvant aboutir à une proposition législative.
Si cette architecture institutionnelle et ces modalités d’élaboration et d’adoption des politiques européennes paraissent à première vue complexes, il est important de souligner qu’elles répondent au souci de faire en sorte que les décisions prises dans le cadre de l’Union soient le plus consensuelles possibles. De sorte que ce qui est décidé au sein de l’UE est le fruit d’un compromis entre les institutions, lesquelles représentent chacune un point de vue différent (la position des exécutifs nationaux, celle des citoyens européens et l’intérêt général de l’UE). Alors que, dans nos démocraties traditionnelles, s’applique la règle de la majorité, avec pour conséquence qu’il y a toujours au minimum un gagnant et un perdant, au sein de l’UE, c’est la recherche du compromis qui domine le processus décisionnel. Avec pour effet qu’en définitive, très peu de décisions prises dans le cadre de l’UE échappent à la volonté des États, contrairement à ce que certains responsables politiques veulent trop souvent laisser croire. Ce dispositif original se trouve complété par des garde-fous destinés à empêcher que l’Union n’empiète sur la souveraineté des États membres.
Les compétences limitées de l’Union européenne
Depuis le début, les artisans de la construction européenne ont veillé à encadrer les compétences de l’Europe communautaire. Quand bien même la construction européenne a un objectif très large, qui est de faire advenir « une union sans cesse plus étroite entre les peuples », les domaines dans lesquels l’Union européenne peut effectivement agir ne sont pas infinis. L’UE n’est compétente de manière exclusive que dans ce qui relève du marché unique (règles de concurrence, politique commerciale commune, conservation des ressources biologiques de la mer) et, pour les pays de la zone euro, dans l’élaboration de la politique monétaire. En matière de politique agricole ou encore pour certains enjeux tels que l’environnement ou l’énergie, il y a partage de compétences entre l’Union et les États membres. Enfin, l’UE veille à aider les États à coordonner leurs politiques publiques, notamment dans les secteurs de l’industrie, de la culture, de l’éducation, du tourisme… L’Union n’a donc pas de moyen d’action directe dans les politiques qui contribuent à façonner l’identité nationale. De la même manière, les États demeurent souverains en matière de sécurité, quand bien même il existe une Politique étrangère et de sécurité commune[2].
Par ailleurs, dans les domaines où elle dispose de compétences partagées, l’Union européenne doit respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Inspiré de la doctrine sociale de l’Église, le principe de subsidiarité repose sur l’idée selon laquelle les décisions doivent être prises « le plus près possible des citoyens »[3]. Concrètement, cela suppose que l’UE n’intervienne que si son action s’avère plus efficace que si elle était effectuée à l’échelon national. Quant au principe de proportionnalité, il prévoit que ne soit proposé d’adopter des normes législatives au niveau européen que dans la mesure où la coordination des politiques nationales s’avère insuffisante pour résoudre un problème. Dans la pratique, à chaque fois qu’elle dépose une proposition de règlement ou de directive, la Commission doit démontrer qu’une action commune est la manière la plus efficace de traiter la question abordée dans l’acte législatif ; s’ils ne sont pas convaincus par son argumentaire, les parlements nationaux des États membres peuvent lui demander de revoir sa copie.
Quelle démocratie au sein de l’Union européenne ?
Si l’UE a des compétences limitées, la formation du marché européen affecte nombre de politiques publiques nationales, tant et si bien qu’il est logique d’attendre de l’Union qu’elle soit un minimum démocratique. Dans le même temps, l’UE n’est pas un État et ne dispose pas d’un pouvoir politique incarné comme il peut l’être au sein d’un régime démocratique traditionnel. On ne peut donc l’appréhender avec les critères habituellement utilisés quand on s’intéresse au régime d’un pays.
L’Union européenne présente en fait un régime politique original, qui ne correspond pas au modèle classique de démocratie, mais n’en est pas moins destiné à faire entendre la voix de tous ses membres. Dans cet esprit, elle gagnerait à aller plus régulièrement à la rencontre de ses citoyens et à leur donner encore davantage de moyens de s’y faire entendre et de s’y investir. Les hommes et femmes politiques ont également un rôle à jouer dans ce sens : plutôt que de laisser croire qu’ils subissent « les décisions de Bruxelles », ils devraient contribuer à mieux faire connaître l’UE et son fonctionnement.
L’Europe n’est pas au premier plan des débats de la présidentielle et pourtant, l’Union européenne pourrait être une source d’inspiration pour nos vieilles démocraties. Appliquer à l’échelle nationale les principes de subsidiarité et de proportionnalité ne pourrait-il pas renouveler la confiance dans le politique ? Et, dans un contexte de polarisation croissante de la vie politique, la quête permanente de compromis, qui est la marque de fabrique de l’Union, ne pourrait-elle être envisagée comme une autre façon de donner forme au principe de souveraineté nationale ?
[1] Robert Schuman, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 371.
[2] Cette politique est uniquement le fait de décisions intergouvernementales et consiste essentiellement à faciliter la coordination de l’action des Vingt-Sept.
[3] Article 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.